• Aucun résultat trouvé

La démarche de terrain

2.1. Méthodologie du travail de terrain

2.1.2. La phase d’imprégnation

La phase préliminaire aux deux enquêtes de terrain vise à prendre connaissance des particularismes propres à chaque ville et des événements survenus depuis le 27 février 2010. Cette phase initiale est importante, car elle révèle des détails qui ouvrent des pistes de développement réflexif ultérieur, ces dernières ayant pu rester masquées sans cette première approche. Cette ouverture aux problématiques du sujet déploie également un panorama global des acteurs concernés et de la diversité des discours. C’est précisément au cours de cette phase que nous avons ciblé les terrains d’étude sur lesquels nous avons travaillé.

La phase d’imprégnation s’établit à partir de l’analyse de trois sources : (1) une revue de presse, (2) un recueil de données et de documents officiels, (3) une première prise de contact avec le terrain après la catastrophe. Cette visite de terrain est dirigée par la méthode de Jacques Cosnier, présentée dans son approche éthologique des espaces publics106. La première étape de sa méthode s’intitule « Période d’imprégnation », à laquelle nous empruntons l’appellation, et qui fait référence à une véritable plongée au cœur du terrain, sans grille de lecture préalable.

(1) La revue de presse

Cette thèse étant réalisée en France, la durée des enquêtes de terrain a été relativement limitée. Ainsi, nous devions trouver un moyen pour nous rapprocher des terrains desquels nous étions physiquement éloignée. C’est pour cette raison que l’enquête s’ouvre sur un important travail préliminaire de compilation et d’analyse de notes et d’articles de presse et du web, recueillis depuis le 27 février 2010, jour de l’occurrence du tremblement de terre et du tsunami au Chili, et ce jusqu’à notre première visite de terrain aux mois de mars, avril et mai 2011.

Nous sommes conscients que la presse distille une dimension partielle et sélective des événements, mais elle transmet malgré tout le matériel nécessaire à une première analyse des faits, nous permettant de mieux appréhender certains phénomènes liés à la situation post catastrophe subie par l’espace public social et physique. De surcroît, elle nous aidera à choisir nos cas d’étude.

Nous avons réalisé une synthèse des évènements pertinents retranscrits par différentes sources journalistiques, notamment par la presse chilienne. Cette synthèse se base sur la revue systématique de trois journaux nationaux, El Mercurio, La Tercera et El Mostrador (journal en ligne) ; deux journaux régionaux, Diario el Centro (VIIe Région) et Diario El Sur (VIIIe Région) et deux sites web qui suivent les conséquences de l’évènement, Plataforma Urbana (site web d’actualité urbaine) et Dichato al dia (blog créé par des habitants de Dichato)107. La revue de presse s’est construite par la consultation journalière de ces

106 Jacques Cosnier, « L’éthologie des espaces publics » dans Michèle Grosjean et Jean-Paul Thibaud (dir.), Op.cit.

107 Journaux chiliens électroniques : http://www.diario.elmercurio.cl ; http://www.latercera.com ; http://www.elmostrador.cl – Journaux locaux de la septième région : http://www.diario.elcentro.cl ; http://www.elamaule.cl – Journaux locaux de la ville de Concepción (huitième région) :

http://www.diarioelsur.cl – http://www.plataformaurbana.cl (actualité urbaine) – http://www.minvu.cl (Ministère chilien du logement et de l’urbanisme) – http://www.ciperchile.cl (centre d’investigation et d’information journalistique) – http://www.surmaule.cl (ONG d’études sociales) –

http://www.reconstruccion.uchilefau.cl (observatoire de la reconstruction de l’institut du logement de l’Université du Chili) – http://www.reconstruye.org.

sources et l’enregistrement écrit de notes et d’articles relatifs à la catastrophe dans un cahier de presse. La presse nous a indirectement permis de mieux appréhender les diverses phases de la première année post-catastrophe, mises en lumière par les changements de contenu et la fréquence des articles ou mentions liés à l’évènement. Ensuite, la totalité des notes de presse ont été triées selon des thématiques relatives à l’espace public. Ainsi, un premier thème a regroupé les articles sur l’implication de la société civile dans le processus de reconstruction. Un deuxième critère a consisté à trier tous les documents relatifs aux espaces publics physiques, leur mise en sécurité, leurs transformations, leurs nouveaux usages et leur accueil de manifestations publiques. Un troisième thème a rassemblé les articles traitant du quotidien des habitants en période d’urgence et des espaces d’urgence eux-mêmes. Le dernier thème a regroupé les articles relatant les décisions sur la reconstruction officielle du Gouvernement chilien et sur leurs acteurs.

(2) Le recueil d‘informations bibliographiques et orales

Ces informations ont été réunies par la recherche exhaustive et l’analyse de documents, publications et articles académiques décortiquant, de près ou de loin, les phénomènes liés à la catastrophe. Il s’agit principalement de réflexions critiques de professionnels et de chercheurs d’horizons divers sur les catastrophes et les processus d’urgence et de reconstruction.

À Santiago, nous avons eu l’opportunité d’assister à une journée d’étude sur la reconstruction d’après les expériences des organisations de la société civile, organisée par l’Institut du logement (INVI) de l’Université du Chili108. Cette journée a nourri notre réflexion, en instillant une meilleure connaissance des actions des habitants, et des problématiques transversales à toutes les villes sinistrées, tout en détaillant la formation des mouvements locaux d’habitants victimes à travers le pays. La journée était rythmée par des ateliers de travail visant à l’élaboration d’un diagnostic de l’état de la situation, un an après la catastrophe, et à l’émergence de propositions alternatives à la reconstruction officielle. Le travail coordonné entre des victimes organisées de différentes régions du pays et des professionnels issus de divers secteurs, notamment du monde universitaire et des ONG, a révélé l’existence d’une société civile assez critique vis-à-vis des choix officiels relatifs à la reconstruction, arguant de réflexions basées sur une opinion informée des problèmes associés au processus de reconstruction conduit par le Gouvernement. Nous avons découvert l’existence de nombreuses organisations de citoyens, victimes et non victimes,

108

La journée appelée « Rencontre Nationale de la Reconstruction(s) de la Société Civile » s’est tenue le 28 mars 2011 à Santiago du Chili.

implantées dans la quasi-totalité des lieux sinistrés, d’une multiplicité de mobilisations et de travaux collectifs sur la reconstruction, qui étaient jusqu’alors totalement ignorées, ou volontairement passées sous silence, par la presse écrite.

(3) L’observation non ciblée

Cette étape correspond à une première période d’observation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la méthode d’étude des espaces publics de Jacques Cosnier nous a guidé tout au long de cette phase. Cosnier conseille de tenir à l’écart de cette période d’imprégnation, les relevés, les graphiques et les statistiques, pour placer le chercheur dans un état de désorientation qui l’incite à flâner à travers les lieux. « L’éthologue fréquentera le terrain en flâneur, usager-amateur du biotope soumis à son observation »109. Nous avons parcouru Talca et Dichato avec un « journal de bord », où nous notions tout élément suscitant notre intérêt, qu’il semble fondamental ou simplement anecdotique. Pour Jacques Cosnier, l’observation non ciblée présente deux avantages : « être familiarisé avec le milieu et en repérer les traits les plus pertinents qui seront à approfondir ou à expliquer, et éventuellement accoutumer le milieu à la présence du ou des chercheurs ; exactement comme en éthologie animale »110.

Lors de notre première visite de Dichato, nous avons arpenté le village pour connaître le lieu, prendre contact avec sa géographie et l’état de sa structure bâtie. L’envie de visiter le campement d’urgence El Molino, localisé à proximité de l’entrée du village, était forte, mais la similitude structurelle du lieu avec les bidonvilles chiliens que nous connaissons par ailleurs, nous ont donné l’impression de pénétrer abruptement dans un lieu « privé », du fait des codes qu’il véhicule, et dans lequel nous serions immédiatement identifiés et analysée en tant qu’étrangers au village. Nous avons donc renoncé à parcourir le campement sans un contact préalable. Nous avons ainsi pris contact avec l’un des dirigeants du campement El Molino, M. Miguel, qui, lors de notre première rencontre, nous a d’abord fait visiter le village de Dichato avant de nous introduire dans le campement. Il nous a conté l’histoire du village avant et après la catastrophe, tandis que nous lui faisions part de l’enquête que nous souhaitions réaliser. M. Miguel nous a présenté aux membres de sa famille, qui ont constitué les premiers interviewés potentiels.

Une première semaine de visites régulières nous a permis d’établir une relation de confiance avec les victimes du campement, qui se sont habitués à notre présence tandis que

109 Jacques Cosnier, Op. cit., p. 16. 110 Ibid.

nous nous familiarisions avec le site, que nous apprenions à nous y orienter avant d’initier de premières discussions avec les habitants. Vu la situation précaire et très dure à vivre des victimes, nous avons estimé nécessaire d’être prudente et attentive dans la construction de nos questionnaires, puis la réalisation des entretiens. Quelques jours de conversations informelles, sans dictaphone, ont été nécessaires pour prendre conscience du caractère impératif de réviser la grille d’entretiens ; l’idée initiale d’une série de questions préétablies risquait de distancier les habitants interviewés, dont l’optique personnelle ne serait pas de répondre à des questions uniquement afin de satisfaire les objectifs de l’enquêteur. Leur intérêt principal, primordial, était d’être écoutés dans un premier temps, aidés ensuite. C’est exactement l’attitude que nous avons adoptée, ce qui nous a aidé à être perçue comme une personne de confiance, malgré notre statut d’étrangère au village, mais aussi à mener à bien notre rôle d’enquêteur.

Face à tous ces constats plus ou moins perceptibles à l’époque, nous avons choisi de laisser parler librement les habitants enquêtés, et de guider la conversation seulement ponctuellement, par l’intermédiaire de quelques questions précises visant à approfondir certaines thématiques de conversations qui suscitaient notre intérêt. Cette méthode d’enquête nous a semblé la plus pertinente pour récolter des récits spontanés autour de l’objet d’étude : la production quotidienne des espaces publics.

À Talca, cette phase est vécue complètement différemment, l’échelle de production de l’espace envisagée par l’enquête étant celle de la représentation. Cependant, nous avons également parcouru la ville de Talca afin de constater l’état post-catastrophe de la ville. L’urbain en soi serait considéré à travers la représentation de l’espace selon des organisations de la société civile. Le travail d’imprégnation s’est donc réalisé par l’intermédiaire de la lecture d’articles et de publications de l’ONG SurMaule111, relatifs à la ville de Talca, ainsi qu’à la consultation des divers supports distribués par les mouvements citoyens de Talca.