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Les espaces publics physiques

6.1. L’espace public urbain dans l’urgence

Nous observons une première phase de transformations des espaces publics dans les villes et villages sinistrés. Du fait de leur inaccessibilité pendant les premiers mois ayant suivi la catastrophe, nous avons réalisé une revue de presse portant sur nos deux études de cas, et nous avons étudié des travaux de recherches et rapports entrepris par d’autres auteurs.

Le tremblement de terre qui a affecté le Chili le 27 février 2010, d’intensité 8.8 sur l’échelle Richteret d’une duréede trois minutes, a détruit non seulement des logements précaires ou présentant des problèmes structurels, mais aussi des infrastructures plus que nécessaires après une catastrophe, où la vulnérabilité et l’urgence sont à leur comble, comme des établissements publics et des réseaux routiers. Selon un premier rapport relatant les dommages et les conséquences du séisme, élaboré par la CEPAL en mars 2010, « les infrastructures routières du pays sont les installations les plus gravement endommagées par le tremblement de terre, ce qui induit non seulement des pertes économiques, mais aussi humaines et sociales du fait de l'isolement infligé à certaines zones habitées, et qui a grandement entravé l'arrivée de l'aide humanitaire dans les régions les plus dévastées par la tragédie »256. On constate un défaut de communication majeur sur l’état des connexions routières, compliquant les efforts de mobilisation pour secourir rapidement les victimes et les approvisionner en vivres et autres fournitures nécessaires en situation d’urgence. En réponse à ces lacunes, une carte interactive, d’initiative citoyenne, a été générée sur la base cartographique de Google [http://maps.google.com] ; cette carte inventorie un ensemble de repères ponctuels sur l’ensemble du territoire chilien, dont les sources proviennent des signalements et autres informations d’alerte à la population relayées par Twitter par les mêmes usagers, les agences gouvernementales et les médias257. Près de 240 marqueurs signalent des dégâts sur la voirie dans la zone de la catastrophe. Cette carte classe et géo-référence : les routes et les ponts coupés ou déviés ; les routes ou les ponts praticables sous réserve de prudence ; les routes et les ponts épargnés mais où la vigilance des automobilistes est recommandée. Sont également géo-référencés les ponts piétons détruits ou endommagés. Enfin, l’approvisionnement des stations-services et diverses informations sur l’état de la voirie sont mentionnés. Si la position géographique de ces marqueurs sur la carte Google est erronée ou plus d’actualité, celle-ci peut être corrigée par d’autres utilisateurs. Le site web a aujourd’hui désactivé ces contributions, mais elles restent visibles sur le site de recherches Google comme un témoin du tremblement de terre du 27 février 2010. Cette carte est un exemple d’une représentation des espaces publics issue de l’expérience des citoyens et qui a été d’une grande utilité pour faciliter la mobilité à l’intérieur du pays.

256 Joseluis Samaniego (coord) / Unidad de Evaluación de Desastres de la CEPAL, Terremoto en Chile. Una primera mirada al 10 de marzo 2010, Naciones Unidas, mars 2010.p. 26. Traduction personnelle.

257

Carte « # Caminoschile séisme de 2010 » créée le 28 février 2010 par @Max_Reid. Consulté sur https://maps.google.com/maps/ms?msid=200781298137782679268.000480af8bc480bc2b82c&msa= 0&ll=-36.208823,-71.850586&spn=9.16241,14.765625

Dans les campements d’urgence, les habitants sont d’abord logés en tentes, installées par la ville ou improvisées258. Les problèmes sanitaires, l’absence d’électricité et les difficultés d’accès à l’eau sont les dysfonctionnements principaux éprouvés par les réfugiés durant les premiers mois. En anticipant l’hiver qui s’approche, le Gouvernement du Chili commence à réquisitionner des auberges à destination des personnes toujours hébergées dans des tentes. Fin avril 2010, le Gouvernement a cadastré près de dix mille personnes habitant en tentes. Pour faire face à cette réalité le Gouvernement ouvrira trente auberges. Les auberges seront installées dans des salles du sport, centres communautaires et autres bâtiments des mairies, à l’exception des écoles et lycées.259

Certains réfugiés craignent de rejoindre les auberges, par peur de perdre les biens qu’ils conservent dans les tentes. La cohabitation, dans ces conditions précaires d’hébergement, n’est pas simple, les habitants s’entourent de nouveaux voisins et s’habituent à une autre qualité de vie. La perte de références identitaires est l’attribut majeur de ces nouveaux espaces publics, et les victimes cherchent à rétablir ou à sauvegarder le contact et le lien avec les lieux et les voisins qu’ils fréquentaient avant la catastrophe. Dans certains campements, pour s’organiser et s’identifier, chaque famille a mis un panneau sur sa tente indiquant le nom du chef de famille et son adresse antérieure au séisme260. Nous avons constaté la même pratique de marquage dans les ruines des anciennes maisons des victimes.

258

Titre du journal quotidien El Mercurio du mardi 16 mars, 2010 : « ONU : jusqu'à 120.000 personnes ont un besoin urgent d’abri ».

259 Titre du journal La Tercera, du 22 avril 2010, « Le Gouvernement habilite des auberges pour des victimes qui vivent en tentes ». [En ligne]

http://diario.latercera.com/2010/04/22/01/contenido/9_24779_9.shtml, consulté le 23 avril 2010. 260 Titre du journal local de Concepción, Diario El Sur, du 19 avril 2010, « Campements de campagne : le drame de ceux qui ont presque tout perdu », [En ligne], www.diarioelsur.cl, Consulté le 19 avril 2010.

Image 05- 06. Maisons détruites par le tsunami à Dichato. Sur leurs murs est écrit : nom de la famille, un numéro téléphone et l’adresse. Source: Karen Andersen. Mars 2011.

Après une catastrophe, l’urgence implique une plus grande flexibilité des espaces disponibles. C’est le cas de l’usage privatif qu’assument curieusement certains espaces publics. Durant les premières semaines suivant la catastrophe, ces constats n’ont été pas sanctionnés, ils ont même été encouragés afin de garantir aux victimes un hébergement à l’écart des décombres. Par ailleurs, l’urgence implique la solidarité et la protection entre les habitants. Quéré et Brezger remarquent comment « l’observabilité et l’indétermination », propres à l’espace public, créent une situation de vulnérabilité pour l’usager, et attribuent à

la confiance un rôle essentiel : « La confiance conditionne l’intelligibilité même de l’environnement ; c’est ce qui permet d’attribuer une identité claire aux personnes, aux actions, en tant que composantes d’un ordre social normatif. (…) La confiance est ainsi une composante essentielle de l’émergence de cette propriété des lieux publics qu’est leur accessibilité généralisée »261. Ainsi, les victimes s’appuient sur cette confiance inhérente aux espaces publics physiques pour faire face à la nouvelle vulnérabilité générée par la catastrophe. Les premiers jours, les victimes de Dichato comme celles de Talca se sont spontanément regroupées dans divers lieux de leurs villes, afin de ne pas être seules, de se réconforter, mais aussi pour se soutenir, aller de l’avant et aider les plus vulnérables. Les rues, les places et les terrains disponibles deviennent un support pour l’échange, la répartition de l’aide, des services et même pour célébrer des cérémonies religieuses. L’espace public physique a été la clé pour établir les premiers contacts, recueillir l’information et se ravitailler en fournitures d’urgence (vivres, médicaments…) après la catastrophe. L’ONG Surmaule a même réquisitionné la Plaza de Armas de la ville de Talca pour mettre au service des victimes une équipe de psychologues de l’Université de Talca capables de prendre en charge des symptômes de stress post-traumatique. La place est aussi le lieu de célébration de la messe catholique, qui ne peut plus se dérouler à l’intérieur de la cathédrale pour des raisons de sécurité. À Talca, les arrêts des commerçants ambulants sans licence pour vendre se sont multipliés après la catastrophe. À cause de la destruction du réseau d’eau potable, plusieurs localités sont approvisionnées par des camions citernes ou des bassins. Nous relevons ainsi de quelle manière l’approvisionnement de l’eau potable, un élément faisant couramment partie intégrante de l’usage privé, devient dans ce cas l’affaire de l’espace public. L’utilisation des grands terrains privés pour la construction des campements d’urgence génère également une distorsion du statut public des espaces communs du campement. Dans le cas de Dichato, le Gouvernement du Chili a loué des terrains privés pour la construction des campements d’urgence pour reloger transitoirement les habitants éparpillés en tentes dans la ville. La rentrée scolaire étant prévue le 26 avril 2010 au plus tard, le Ministère de l’Education a mis à disposition des infrastructures sociales et même des cars et des tentes aménagées en guise de salles de cours pour tenir ces délais.

Phénomènes sociaux tristement familiers des situations de chaos, les pillages et les saccages ont figuré parmi les premières manifestations dans l’espace public. Après le désastre, la ville est restée pendant un temps démunie de plusieurs éléments qui assurent

261 L Quéré et D Brezger, « L’étrangeté mutuelle des passants. Le mode de coexistence du public urbain », Espaces publics en ville Les annales de la recherche urbaine n° 57-58, décembre 1992, mars 1993, pp. 89-100

son fonctionnement et garantissent directement ou indirectement l’ordre social : les communications, la connectivité spatiale, l’électricité et donc les systèmes de sécurité des commerces et des logements. De surcroît, certains services et des institutions locales ont été provisoirement contraints de cesser leur activité. En conséquence, la peur de la délinquance a envahi les quartiers. Cependant, le nombre de vols effectivement constatés n’a pas été à la mesure de cette peur, quasi panique, ressentie par les citoyens. Dans les villes de Constitución, Concepción, Talcahuano, Coronel et Lota, des citoyens ont attentés à la propriété d’autrui. Si quelques-uns ont écopé d’une peine de prison, la sanction s’est généralement soldée par une peine sociale. Ces vols ont été le fruit de l’opportunisme d’une population sans antécédent judiciaire, et principalement envers les commerces et plus globalement envers des vivres et autres marchandises de première nécessité. Ces apprentis larrons invoquaient fréquemment une rumeur pour justifier leurs actes : ils avaient entendu dire que, vue la situation d’extrême urgence, il était autorisé de dévaliser les marchandises des commerces. La police a encouragé les ravisseurs à restituer les marchandises volées dans la rue, en promettant que les individus faisant preuve de bonne foi ne seraient pas arrêtés. Après cet appel, les rues se sont emplies de diverses fournitures262. Selon une recherche menée par CIPER Chile263, aucun logement n’a été cambriolé ni vandalisé. À Talca et à Dichato, la situation n’a pas connu une telle ampleur, contrairement aux villes de Concepción ou de Talcahuano. Pourtant, les habitants de Talca ont ressenti le besoin de défendre leur maison de toute intrusion. Dans ce climat de méfiance, la population s’organise dans chaque quartier pour protéger les maisons. La communauté du quartier est devenue le seul espace de confiance et de partage entre les individus, cette méfiance les ayant même amenés à se protéger des quartiers voisins. Un nouvel ordre social temporel se crée alors, sous l’impulsion de voisins cherchant à défendre leurs maisons, qui deviennent des biens quasi collectifs. Afin de surveiller les rues et d’empêcher les intrusions, ils construisent des barricades, utilisent des mots de passe, ou encore des bracelets et des signes de lumière pour s’identifier. La police soutient l’action des « voisins vigilants », et les autorisent même à poursuivre leurs tours de garde dans la rue pendant le couvre-feu. Le quotidien El Mercurio du 3 mars 2010 titrait ainsi : « Bien que la majorité des habitants ne se connaissaient pas avant le séisme, maintenant les familles vivent avec des clés, des bracelets et des lumières. Les voisins de Concepción s'organisent pour surveiller les rues ».

262 Juan Andrés Guzmán, Saqueadores : Ladrones de ocasión, CIPER Chile, paru le 26 juin 2010, [En ligne], www.ciperchile.cl, Consulté le 28 juin 2010.

263

Juan Andrés Guzmán, Saqueadores post terremoto II: La horda que nunca llegó a las casas, CIPER Chile, paru le 19 juillet 2010. [En ligne], www.ciperchile.cl, Consulté le 20 juillet 2010.

En raison du chaos qui caractérise les rues des villes touchées et de l’état critique de la situation, le 28 février 2010, la présidente de la République du Chili, Michelle Bachelet annonce « l’état de catastrophe »264, ce qui justifie l’usage de la force publique et confère aussi à l’État des outils pour acheminer l’aide plus rapidement. Cette situation génère un double sentiment. D’un côté, les habitants perçoivent la mise en œuvre d’actions visant l’ordre et encourageant la sécurité dans les villes ; mais, d’autre part, persiste une sensation de violence dans l’espace public liée à cet ordre exercé pour la répression du désordre, incarné par la présence militaire dans les rues. Ainsi, l’une des mesures prises pour maintenir l’ordre public et éviter les pillages est la mise en place d’un couvre-feu de 21h à 6h. Concepción est la dernière ville à mettre fin à ce couvre-feu, le 26 mars 2010. L’état d’exception s’achève le 1er avril 2010, alors que l’état de catastrophe est maintenu entre Valparaiso et l’Araucanía (soit entre la cinquième et la neuvième région). Bien que les maires souhaitent conserver la vigilance militaire dans leurs rues, une fois l’état d’exception levé, l’armée quitte progressivement les villes chiliennes pour s’engager dans la reconstruction, à travers une structure organisationnelle nommée « Force d’appui Humanitaire » et regroupant 8.000 militaires. Cette structure travaille en parallèle avec la « Division fraternelle du corps militaire du travail » (C.M.T.) pour la construction de logements d’urgence et l’évacuation des débris265.

Image 07- Militaires armés dans l’espace public. Source photo: emol.cl Visité le 8 mars, 2010.

264 Les états d’exception et états de catastrophe sont décrits dans la Constitution chilienne. 265 Titres du quotidien El Mercurio du samedi 6 mars 2010 : « l’Armée travaille également à Concepción et Talcahuano: ces villes sollicitent des fonds d'urgence et des moyens privés pour éliminer les débris dans les rues » ; Lundi 8 Mars 2010 « Piñera affirme que les militaires resteront déployés dans la région dévastée par le séisme ».