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CHAPITRE 6 – EXTRAPOLATIONS ET SYNTHESE

3. VERS UNE PERSPECTIVE ORGANISATIONNELLE

3.1. Exploration des conséquences possibles du déni de reconnaissance

Nous avons vu que l’engagement se situe dans le rapport de l’acteur avec son contexte de travail et son travail. Cadei et al. (2015) ainsi que Maslach et Leiter (1997) avaient déjà souligné l’aspect organisationnel de l’engagement et du désengagement. Comme les conséquences d’un déni de reconnaissance installé sur la durée ou d’une répétition de ce type de situations peuvent aller jusqu’à atteindre la santé des professionnels, nous souhaitons les explorer dans une perspective organisationnelle.

3.1.1. Conflits de valeurs du point de vue organisationnel

Comme nous l’avons déjà vu de façon empirique, les conflits de valeurs au travail surviennent lorsqu’un acteur, dans une situation précise, est “tiraillé entre diverses valeurs qui préconisent des actes contradictoires” (Girard, 2009, p. 2). Selon Girard (2009, p. 2), un conflit de valeurs peut survenir chez un acteur confronté à l’émergence de deux valeurs essentielles entre lesquelles il ne peut choisir dans une situation donnée, ou entre deux acteurs de niveaux hiérarchiques similaires ou différents. Ce dernier risque de se muer en conflit interpersonnel, par manque d’habitude des acteurs et d’autorisation de la part de la culture organisationnelle de les soumettre au dialogue. Un conflit de valeurs peut également survenir entre celle que l’acteur souhaite privilégier et celle à laquelle l’organisation ou la culture organisationnelle, même de façon implicite, lui intime de donner l’avantage. C’est ce qu’ont décrit tous nos informateurs à des degrés divers.

Girard (2009, p. 3) reprend les définitions de la valeur en psychologie : “croyance assez durable, issue de notre socialisation, qu’un certain état de fait est souhaitable, préférable à d’autres” et en éthique appliquée : “raison d’agir dans une situation particulière en vertu d’un certain idéal de pratique ou du sens qu’on veut donner à une action, donc la fin visée d’une action (Legault, 1999)”.

Plusieurs éléments peuvent mener à des conflits de valeurs, selon l’auteure (2009, p. 6) : le travail prescrit confronté à des difficultés d’application, l’absence de considération ou de reconnaissance pour le travail d’un acteur et pour le sens de son engagement, le sacrifice d’une

20 Définition inspirée de http://www.cnrtl.fr/definition/confronter

valeur cruciale sans que cela ait du sens ou l’impossibilité de l’actualiser dans son travail, la répétition d’incohérences.

Girard (2009, p. 7) reprend les caractéristiques énoncées par Morin & Forest (2007) pour circonscrire un travail qui a du sens : il est utile aux autres ou à la société, est fait d’une façon responsable en tenant compte des effets tant de son exécution que des produits et services eux-mêmes, offre aux employés des occasions d’apprendre et de se développer, permet des relations interpersonnelles de qualité et, finalement, permet aux employés d’exercer leur jugement et leur créativité dans la résolution de problèmes et de participer à la prise de décision qui concerne leur travail. Un acteur contraint de façon répétée à donner l’avantage à des valeurs qui ne correspondent pas aux siennes vit une incohérence qui risque de créer une souffrance importante, souffrance dont les effets pourront se faire sentir sur la performance de cet acteur, mais également sur ses relations de travail, l’efficacité d’une équipe, jusqu’au climat de travail.

3.1.2. Souffrance éthique et santé au travail

Nous avons vu en fin d’analyse les liens que fait Melchior (2011) entre conflit de valeurs et souffrance éthique ainsi que les définitions qu’en donne Rolo (2013). Ce dernier concept demande une exploration en profondeur, car il nous semble se dessiner comme central dans les entraves à l’engagement sur la durée.

Nous retrouvons dans les définitions de Rolo (2013) des exemples fournis par nos informateurs.

Rappelons Sabine et Solène qui décrivent l’insécurité issue du flou de la fonction ou des changements de décision du directeur. Et Jeremi parle de la contradiction entre la méconnaissance de la fonction et le fait d’être le seul à l’exercer au sein de l’établissement ainsi que l’impossibilité de travailler seul dans cette fonction. Et tous évoquent l’écart entre travail prescrit et travail réel. Si ce conflit de valeurs s’intensifie ou s’installe sur la durée, la dimension axiologique dont parle Jorro (2011) peut être mise à mal par le déni de reconnaissance, et cette situation peut mener jusqu’à l’installation de souffrance éthique.

Le récit de Sabine nous montre un désengagement à la suite, notamment, d’un déni de reconnaissance. Jorro (2009) en donne ici une lecture intéressante dans le sens où, selon elle, ce dernier peut être perçu par l’acteur comme portant “atteinte à [son] identité, [son] estime de soi, [sa] capacité d’agir et à se sentir membre [d’un collectif de travail] (Dejean & Charlier, 2011, p. 69). Melchior (Melchior, 2011, pp. 125-126) va plus loin, avec une recherche menée en 2008, qui prend en compte les éléments allant à l’encontre de la représentation du travail bien fait chez des travailleurs sociaux, ainsi que l’écart entre leur représentation du travail social et celui qui leur est demandé. Il remarque que le renforcement des contraintes institutionnelles peut empêcher le travailleur social d’exercer ses missions dans le respect de ses propres valeurs.

Il évoque le risque d’une souffrance au travail liée à une perte de sens et de capacité d’agir pour les travailleurs sociaux. L’auteur caractérise la souffrance éthique par la répétition de ce décalage entre travail prescrit et représentation du travail qui finit par transformer globalement le contenu du travail. Et il cite Clot : “ « on ne dira jamais assez que lorsque le travail finit par être repoussé par celui qui le fait, c’est qu’il est devenu repoussant […]. Il n’offre plus les possibilités de faire valoir dans les tâches qu’il propose toutes les attentes que chacun porte en soi »21” (Melchior, 2011, p. 129).

Un lien se tisse ainsi entre conflit de valeurs, souffrance éthique et santé au travail des délégués PSPS ou, plus largement, des fonctions « accessoires ».

21 Clot (2006). La fonction psychologique du travail. Paris, Presses universitaires de France. P. 69

3.2. Dimensions politiques et RH

Si l’on compare les fonctions occupées par des enseignants, hors enseignement, nous pouvons observer ceci. Qu’elles soient managériales, comme celle de doyen, ou pédagogique, comme celle de praticien formateur, ces fonctions ont obtenu une reconnaissance instrumentale depuis leurs débuts. Elles sont dédommagées par des périodes de décharge fixées équitablement pour tout le canton et par un avantage financier fixe. Cependant, pour les fonctions du champ de la santé à l’école, que ce soit celle de médiateur scolaire ou de délégué PSPS, aucun tarif fixe n’existe quant au nombre de périodes de décharge, et elles ne sont pas dédommagées financièrement. Cette absence de reconnaissance financière, et le dédommagement en temps laissé à l’appréciation de chaque direction, sont une forme incontestable de la moindre reconnaissance de la dimension PSPS par rapport aux dimensions managériales et pédagogiques. Cette situation est certainement à mettre en lien avec des aspects historiques et la jeunesse des fonctions de santé à l’école.

3.3. L’êthos professionnel partagé et l’altérité précieuse vers le développement professionnel

Comme nous l’avons déjà dit, l’analyse des données produites a principalement mis en évidence l’altérité précieuse et l’êthos professionnel partagé en situation de travail, comme bases d’un potentiel développement professionnel, donc de la continuité d’une professionnalité émergente, et comme éléments constitutifs essentiels de l’engagement sur la durée.

Selon l’approche socioconstructiviste de Jorro dans le « Dictionnaire des concepts de la professionnalisation », (2014, pp. 75-78), le développement professionnel montre un double visage : d’une part, il montre ”l’acteur faisant l’expérience de processus de changements dans son rapport à lui-même, à autrui, au monde” (Jorro, 2014, p. 76), d’autre part, l’acteur en tant que ressource humaine d’une organisation sous l’angle de la gestion de carrière et de la valorisation du développement professionnel. Jorro en propose une approche articulée entre une focale sur l’acteur et une focale sur les dimensions professionnalisantes : la première ”permet d’identifier la manière dont [l’acteur] s’organise dans l’activité, dont il la structure et comment cette activité le structure en retour” ; la seconde met en lumière ”les tensions vécues au plan professionnel et […] les positionnements renouvelés des acteurs dans les différents contextes”

(Jorro, 2014, p. 78).

Dans une perspective de culture organisationnelle et pour mettre l’accent sur les valeurs et la vision partagée dans le cadre de la PSPS, nous précisons que le développement professionnel des délégués PSPS passe par celui de leurs collègues et des élèves – selon la caractéristique de s’engager à engager le collectif, évoquée en début de ce travail. Les délégués PSPS aspirent à faire progresser, avec leurs équipes, cette vision et ces valeurs, par leur application avec d’autres acteurs, dans une conception participative et communautaire, vers une forme de développement professionnel et personnel collectif. Nous pourrions désigner cette aspiration par des notions de solidarité et d’empowerment rendant possible une progression vers l’épanouissement professionnel de soi et d’autrui. Cette composante nous permet de faire le lien entre la nature de la fonction de délégué PSPS, telle que décrite par nos informateurs, et son contenu réalisé au travers des projets de santé à l’école.

Ces réflexions nous fournissent donc des pistes sur le plan managérial pour prendre en compte et soutenir les fonctions « accessoires », ainsi que renforcer la culture organisationnelle en matière de santé à l’école.

4. Retour sur les « hypothèses » de départ