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CHAPITRE 6 – EXTRAPOLATIONS ET SYNTHESE

2. NOUVELLES APPROCHES EN LIEN AVEC LES CONTEXTES PERÇUS COMME NON

plusieurs éléments qui vont au-delà de notre constellation conceptuelle initiale et qui nous questionnent. Nos interrogations portent tout d’abord sur la façon de se positionner pour rester engagé sur la durée dans un contexte non soutenant, et ensuite, sur ce que peuvent engendrer des conflits de valeurs sur la durée, ainsi que le déni de reconnaissance. Nous en proposons ici un début d’exploration.

2.1. Engagement inscrit dans le rapport entre acteur et contexte professionnel 2.1.1. Début de l’engagement

Nous reprenons ici quelques éléments arborant le caractère crucial de la reconnaissance.

Brun nous rappelle que la plupart des recherches scientifiques montrent qu’une part importante des travailleurs éprouve un besoin de reconnaissance, indépendamment de leur statut ou de leur secteur économique. “La reconnaissance au travail est un élément essentiel pour préserver et construire l’identité des individus, donner un sens à leur travail, favoriser leur développement et contribuer à leur santé et à leur bien-être” (Brun, 2013, p. 44).

Selon Jorro et Houot (2014, p. 254), Hegel évoque la reconnaissance comme représentant un

“processus de lutte par lequel un individu cherche à être reconnu”. Hegel place la quête de reconnaissance au-dessus de la lutte pour la survie.

Dejours (1998, p. 40) signale que la reconnaissance n’est pas “une revendication marginale”

des travailleurs, mais qu’elle se montre cruciale dans la “dynamique de la mobilisation subjective de l’intelligence et de la personnalité dans le travail”, autrement dit dans la motivation à travailler. (Dejours, 1998, p. 40).

De Ketele (2011, p. 174) relève que “la posture de reconnaissance permet à l’autre d’exister”

et qu’il est en effet nécessaire que le professionnel confronté à un déni de reconnaissance puisse chercher chez d’autres collègues des indices positifs de professionnalité.

Notre cadre conceptuel initial montre que tous les auteurs insistent sur la nécessité de la reconnaissance pour un engagement au travail sur la durée. Notre analyse permet de nuancer cette affirmation générale. De qui doit provenir cette reconnaissance ? Doit-elle être spontanée ou intentionnelle ? Quelle forme doit-elle prendre pour favoriser l’engagement sur la durée ? Comment les acteurs parviennent-ils à la reconnaître ?

Au travers de la reconnaissance professionnelle et de l’altérité précieuse, notre recherche montre que ce sont d’abord les signes de reconnaissance provenant de personnes proches – indépendamment de leur statut – dont l’avis compte, qui partagent des valeurs, voire des buts et une vision de la santé à l’école, qui sont relevés comme significatifs par les délégués PSPS.

Cette reconnaissance verbale semble spontanée, faisant comme partie de la nature de la relation, et cible aussi bien le résultat du travail que l’investissement et les compétences.

Cependant plusieurs délégués PSPS ont vécu des périodes durant lesquelles la reconnaissance est peu mentionnée, notamment lors du début de la construction de la fonction et ont tout de même persévéré. Nous pouvons faire l’hypothèse que la perception des attentes de la direction, du responsable cantonal, de l’équipe PSPS et les attentes propres aux délégués PSPS ont joué un rôle suffisamment motivant en début d’engagement.

Ce type de situation montre que l’initiation de l’engagement sur la durée peut être possible (projection dans le futur sans savoir s’ils obtiendront de la reconnaissance plus tard de leur

hiérarchie, de leurs collègues, etc.) par la seule auto-reconnaissance des capacités à exercer la fonction, par l’espérance de réussite pour les premières tâches ou le premier projet, ainsi que la valeur attribuée à la fonction (selon le modèle de l’Expectancy-Value), ou par d’autres dimensions perçues comme soutenantes en dehors de leurs dispositions personnelles.

2.1.2. Engagement et défi

Comment les délégués PSPS sont-ils en mesure de poursuivre leur engagement malgré un contexte qualifié par moments de non soutenant ? Basons-nous ici principalement sur la situation emblématique de Sabine.

La recherche de Cadei et al., que nous avons déjà évoquée, a proposé un modèle de positionnement collectif où la motivation personnelle fait face à un contexte social ressenti comme indifférent et très peu gratifiant vis-à-vis du métier d’éducateur (Cadei et al., 2015, pp.

39-40). Les auteurs ont défini cette position en termes de défi, car déterminée par une motivation puissante et un manque de reconnaissance. À la différence de notre définition de l’engagement sur la durée dans une fonction, ils définiraient l’engagement comme l’implication du sujet dans de nouveaux comportements visant un accroissement de la conscience des acteurs ainsi que du sens du travail et une meilleure visibilité sociale.

Cadei et al. (2015, p. 48-49) montrent que les situations d’engagement sont celles où les éducateurs sont dans une position d’agentivité et où ils perçoivent une valorisation et un soutien de leur contexte de travail. Ils indiquent également que la gratification « non-narcissique » prend en compte l’intégralité et la complexité de leur travail. Ce qui en exige une bonne connaissance. Et c’est cette reconnaissance de leur qualité professionnelle qui engage les acteurs. Il est ainsi possible que leur travail, dans sa complexité, soit reconnu comme “lieu de construction de savoir et d’évolution des pratiques” (Cadei & al. 2015, p. 49).

En plus du rapprochement empirique que faisaient deux de nos informatrices entre leur fonction et le travail social, nous pouvons confirmer ici la proximité théorique.

Nous concevons qu’un collectif puisse s’engager sur la durée en situation de défi, comme le montre cette recherche, cependant nous faisons l'hypothèse qu’un acteur seul ne peut maintenir un tel positionnement sur la durée. Nous l’avons vu avec l’une des informatrices qui a vécu un déni de reconnaissance, au sens où nous le définissons au point suivant, dont la collaboration avec l’infirmière scolaire s’est terminée par la retraite de cette dernière, et qui a amené la déléguée PSPS à prendre une année sabbatique.

La position de désengagement décrite par Cadei et al. (2015, p. 49) s’articule autour de dimensions telles que la stagnation – agir sans résultat ni reconnaissance –, l’impuissance, la solitude et la dévalorisation. Selon les auteurs, ce ne sont pas la difficulté des situations ni les échecs professionnels inéluctables qui provoquent le désengagement, mais la relation acteur – contexte professionnel, ce que nous retrouvons dans notre recherche. Maslach et Leiter (1997) avaient déjà souligné l’aspect organisationnel de l’engagement et du désengagement. À l’instar de ce que nous décrivions plus haut avec Rolo (2013) concernant la souffrance éthique, son questionnement va jusqu’au “sens de son propre travail, de son utilité, de son existence dans un système” (Cadei et al. 2015, p. 50). Les chercheurs relèvent également une ignorance ou une dévalorisation de leur rôle par d’autres professionnels travaillant avec les mêmes personnes qu’eux, ce que nous retrouvons de façon plus nuancée dans nos résultats, par méconnaissance de la fonction.

Les auteurs en concluent que l’engagement est une expérience complexe rassemblant des niveaux psychologiques, sociaux et existentiels et se mêlant avec les processus de construction identitaire professionnelle. Ils ont également mis en lumière les dimensions identifiées par De Ketele (2013, p. 11), à savoir l’attachement à la profession et à l’institution d’appartenance, les efforts consentis, et le sens du devoir.

Tous ces éléments nous recentrent sur le rapport que les délégués PSPS peuvent entretenir avec leur travail et leur contexte de travail.

2.2. Sans connaissance, pas de reconnaissance

Dans l’ouvrage « Mutations éducatives et engagement professionnel », Jorro (2015, p. 54), lors de sa recherche avec les enseignants de lycée à internat d’excellence, montre les dimension tues de l’engagement professionnel, ses coûts d’ordres symbolique, émotionnel, relationnel ainsi qu’au niveau du rapport au métier et de l’êthos professionnel. Certains de nos résultats se révèlent similaires à ceux de sa recherche, comme l’imbrication entre dimensions professionnelles et personnelles, le fait d’être porteur de son êthos professionnel, l’articulation entre dynamique d’engagement professionnel et reconnaissance professionnelle, accompagnée du fait que le premier n’attire pas nécessairement la seconde. D’autres résultats diffèrent.

Notamment le maintien du sens et la visée du travail collectif sont relativisés du fait de la solitude liée à la fonction chez la plupart de nos informateurs, et selon l’évolution temporelle de leurs équipes PSPS. La demande de reconnaissance n’apparaît pas dans notre recherche, certainement par le fait que les délégués PSPS sont isolés les uns des autres. Ils ne manifestent pas nécessairement de demande de reconnaissance, ayant appris à la reconnaître sous forme d’indices construits au fil de leur pratique, comme s’ils avaient accepté que leur fonction est peu connue donc peu reconnue. Il se peut que l’absence de demande de reconnaissance soit à réétudier – par des éléments nuançant le discours sans affirmation claire, avec des propos tenus en marge tels que « je voudrais pas critiquer… » que nous n’avons pas eu le temps de prendre en compte dans notre recherche. Pour Jorro (2015, p. 58) celle-ci révèle un système d’attentes précis qui traduit, un positionnement fragilisé et une demande de reconnaissance envers les professionnels qu’ils côtoient au quotidien. Nous inspirant de l’auteure, nous pouvons faire le lien avec l’invisibilité (Honneth, 2000) de l’investissement professionnel des délégués PSPS, donc l’existence, de facto, de l’impossibilité d’une reconnaissance.

Relevons que Jorro et Houot (2014, p. 253) définissent le déni de reconnaissance par le fait que la reconnaissance n’a pas lieu. Nous nuancerions cette définition dans ce sens que le déni de reconnaissance représente pour nous davantage le fait de refuser, en connaissance de cause, de reconnaître autrui. Nous distinguerions donc l’absence et le déni de reconnaissance, ce dernier s’apparentant, selon nous, davantage à l’épreuve de professionnalité vécue par Sabine, et que Jorro (2015, p. 59) définit comme le fait de s’engager sur la durée tout en vivant un déni de reconnaissance.

Un part de la situation des délégués PSPS interviewés peut se révéler paradoxale : s’engager pour la santé du collectif des élèves, voire des enseignants, et ne pas être reconnus par ces derniers, et à la fois, obtenir un dédommagement sous forme de périodes de décharge, donc une forme de reconnaissance. À la suite de Jorro, nous pouvons affirmer que les délégués PSPS s’appuient sur le travail prescrit ainsi que la définition de leurs tâches, mais sont obligés de

“puiser dans leur êthos professionnel les valeurs qui fondent leur pratique” (Jorro, 2015, p. 59).

Dans un contexte politique qui n’a pas souhaité imposer la santé à la grille horaire, dans un contexte de travail surchargé par des nouveautés à ingérer puis digérer (LEO, PER) et où les directions sont différemment sensibles donc inégalement soutenantes pour la PSPS, leur fonction de délégué PSPS les soumet à un exercice solitaire, hormis le soutien variable de leurs équipes PSPS.

2.2.1. Reconnaissance professionnelle

Plusieurs acteurs ont évoqué ce que nous avons nommé altérité précieuse, en lien avec laquelle Barbier (2001) propose un concept intéressant : celui de transaction de reconnaissance. Ce

concept correspond à des “dynamiques relationnelles [au sein desquelles les acteurs procèdent à] l’attribution de valeur dans un registre donné” ou à un type de reconnaissance allouant de la

“valeur dans une relation interpersonnelle” (Dejean & Charlier, 2011, p. 68). Cet octroi de valeur peut être un moteur de l’action, car il s’agit d’un renforcement de valorisation, de soi par soi, de soi par autrui, d’autrui par soi et d’autrui par autrui, d’autant plus s’il s’installe sur la durée.

2.2.2. Sous le joug de l’altérité La visibilité et l’invisibilité du travail

Nous souhaitons approfondir le lien que Jorro et Houot (2014) font entre la reconnaissance professionnelle et le déni de reconnaissance ainsi que l’invisibilité sociale. Évoquer la reconnaissance professionnelle suscite immédiatement les questions suivantes : comment est observé ce qui est reconnu ? et qu’est-ce qui est observé et par qui ? En d’autres termes, la reconnaissance professionnelle dépend de trois principes, d’une part, de la réflexivité de l’acteur, et, d’autre part, des moyens qu’a son entourage professionnel pour observer et caractériser son travail et son engagement professionnel, ainsi que de l’agentivité des délégués PSPS à reconnaître des signes de reconnaissance. Le mode de management actuel, la pression de la productivité ne laissent pas de temps à l’observation du travail d’autrui. Même les supérieurs hiérarchiques ont parfois de la peine à évaluer le travail de leurs subordonnés, car ils n’en voient que les résultats triés en fonction d’objectifs de production.

Selon Jobert (2011),

pour que le travail puisse ouvrir à sa reconnaissance encore faut-il qu’il puisse être mis en visibilité. Or, ce qui caractérise le travail, soit dans son résultat, soit dans les habiletés [et l’engagement] qu’il mobilise, c’est son invisibilité (Jobert, 2011, p. 372).

L’auteur ajoute que les circonstances permettant de voir spontanément le travail d’autrui sont celles où il n’a pas été fait ou été mal fait. Et il précise que plus les compétences mises en œuvre sont élevées [et complexes], moins elles sont perceptibles par autrui. Selon Jobert (2011), travailler, c’est toujours “agir avec compétence […] et tenter d’aménager des arènes de jugement où l’on puisse tirer des bénéfices de reconnaissance et donner du sens à son action”

(Jobert, 2011, p. 372). En cas d’absence de reconnaissance ou de critiques non constructives répétées, l’acteur peut alors glisser du renforcement identitaire à la souffrance. Pour Davezies (1993), la perte d’espoir poussera alors l’acteur non plus à rechercher de la reconnaissance, mais à défendre sa santé (Jobert, 2011, p. 372).

Ainsi Jobert et Davezies relient conséquences d’absences de reconnaissance répétées et santé au travail.

Les pensées des différents auteurs explorées ci-dessus nous permettent de réaliser que les éléments forts de la reconnaissance professionnelle sont les suivants. La reconnaissance est jugement. Elle est essentielle à la motivation, au développement identitaire et professionnel ainsi qu’à la santé au travail. Elle peut être positive (valorisation et légitimation de l’acteur) ou négative (avec un risque de glissement vers la souffrance). Elle est reconnaissance du genre et du style professionnel, de l’êthos professionnel et la professionnalité émergente. Elle pose enfin la question de la visibilité et de l’invisibilité du travail (donc de l’engagement) à reconnaître.

Qu’est-ce que motive donc à observer le travail d’autrui ?

Double face de l’altérité

Nous voyons bien ici à quel point la reconnaissance et l’engagement sont subordonnés à l’altérité. Ci-dessus nous en avons montré sa face potentiellement négative ou non soutenante.

Retournons la médaille du côté de l’altérité soutenante.

Les propos de tous ces auteurs ainsi que les récits des informateurs nous ramènent à une question essentielle, celle de l’altérité précieuse. Il s’agit d’une forme d’altérité suffisamment proche de l’acteur pour le comprendre, faire preuve d’empathie, et suffisamment éloignée pour le questionner, le confronter avec bienveillance. Confronter l’autre au sens de se mettre face à lui en lui permettant de se situer, de s’évaluer, de connaître sa valeur20. La proximité de cette forme d’altérité suggère une proximité axiologique, donc une proximité d’êthos professionnel.

La question qui subsiste est celle de la durée de la transition entre le départ de l’autrui précieux et la rencontre avec un nouveau. Notre recherche montre que c’est dans ces moments-là que l’engagement sur la durée peut être mis à l’épreuve, en raison de l’ignorance de la durée de cette transition.