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De la référentialité historique au contexte fictionnel

2. Le paysage de la société des années 90

2.3. Personnage marginal

Pour M. Bey et N. Belloula, au-delà de l‟ignorance et du manque d‟instruction, la première issue de l‟endoctrinement s‟avère la marginalisation des individus. Un personnage rejeté et écarté par sa famille, ses amies, l‟école ou encore la société, est une proie très facile au terrorisme :

Ils ne seraient en quelques sorte que des Petits Poucets rejetés par leurs parents pour cause de misère…égarés donc, vulnérables, livrés à l‟angoisse des ténèbres, ils auraient trouvé refuge auprès des Ogres, dévoreurs des enfants et amateurs de chairs fraiche, qui les auraient initiés à leurs pratiques. PMCEM (p.120)

Le nouvel ordre religieux offre aux personnages marginaux un statut prometteur d‟un avenir meilleur. Pour s‟affirmer dans la communauté qui les accueillent, ils se dressent contre leur société d‟origine ; ses traditions et ses coutumes, contre le pouvoir et les intellectuels, et surtout contre les femmes, puisqu‟elles réclament une égalité entre elles et les hommes, soutenues par leur statut de salariées : « Ils rejetaient cette société mutante […]eux perdaient leurs privilèges d‟hommes effrayés par l‟égalité revendiquée par les femmes » VPH (p.36)

Les personnages sont marginalisés par la collectivité pour de multiples raisons : échec scolaire, apparence physique, célibat, délinquance. La frustration et la rancœur de ses

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personnages sont une opportunité pour les nouvelles idéologies, elles leurs ouvrent ses portes, leur promettent égalité, reconnaissance et succès ; c‟est le paradis qui les attend :

- Les frères de Noune échouent à l‟école et se transforment en bandits professionnels, ils passent leur temps à guetter les filles pour les dérober de leur sacs et bijoux : « Les autres sont devenus des petits voyous, vivant de rapine et d‟escroquerie » VPH (p. 30). Depuis qu‟ils aient intégré les groupes radicalisés, Ils se métamorphosent en religieux pratiquants, encourageant leurs sœurs à porter la burqa et à assister aux cours théologiques dans les mosquées. Cette nouvelle ère, leur offre la chance de corriger leur statut social, et se convertir en bons musulmans.

- Le petit frère de Noune, le cadet, il a à peine 17ans, un adolescent maigrichon, renvoyé lui aussi de l‟école. Toufik est dédaigné par les filles, de par son apparence et sa pauvreté. Différent de ses frères, il choisit la voie du marché noir, il vend des cigarettes et des confiseries, mais son commerce est harcelé par la police. N‟ayant plus de choix, Toufik emprunte le chemin de ses frères, il rêve de devenir un Emir pour se venger de tous ceux qui l‟ont exclu : les enseignants, les policiers et les filles : « il prendra sa revanche contre tous ceux qui l‟avaient frustré, humilié, marginalisé, privé, sous-estimé ; il établira sa propre liste noire » VPH (p.27)

- Les sœurs de Noune sont à l‟image des filles algériennes, qui quittent très tôt l‟école, pour être destinées au mariage. Les familles jugent inutiles qu‟elles fassent des études poussées vu que la grande part des hommes refusent que leur épouse travaille. À 27 et 30 ans, elles sont considérées comme vieilles filles. Cloitrées dans la maison, elles sont classées comme des êtres inutiles, et un fardeau à s‟en débarrasser dans les plus brefs délais : « Quant à mes sœurs, la société en avait fait des exclues ; dépassant la trentaine et n‟étaient pas encore mariées, elles étaient la honte de notre famille en plus d‟être des fardeaux à nourrir »VPH (p.30). Une fois leurs frères transformés en des frères-musulmans,

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ils se servent d‟elles pour assurer la propagande des nouvelles idéologies, elles se sentent utiles, importantes et acquièrent, par conséquent, une certaine liberté longtemps espérée. Souha et Zineb peuvent à présent sortir sans recourir aux prétextes, ni être accompagnées de leur mère, elles sont intégrées dans une nouvelle société : « Elles étaient libérées des entraves et des tabous sociaux…leur hidjab les protégeant du qu‟on -dira-t-on » VPH (p.31). Inconsciemment, les deux jeunes femmes se laissent engloutir par un intégrisme religieux qui leur est une échappatoire pour se tirer de l‟exclusion et de la marginalisation : « Elles s‟engouffraient aveuglément dans un extrémisme religieux, comme si elles venaient de trouver un sens à leur vie, un but qui les affranchissait de l‟indifférence » VPH (p.31)

- Noune est un personnage doublement marginalisé. Dès l‟apparition des nouvelles idéologies, elle est exclue de sa famille, et précisément par ses frères et sœurs qui s‟investissent avec ardeur dans une cause, que Noune renie totalement. Ce nouvel Islam lui parait peu convaincant et ne répond point à ses rêves et aspirations : « Mes sœurs me bannissaient déjà de leur vie, sans se rendre compte que cela m‟affligeait » VPH (p.31). Noune refuse de se soumettre, et d‟adopter les idéologies de ses frères, elle s‟obstine à sortir dévoilée : « Ils s‟étaient tus et Béchir avait détourné la tête pour éviter de se souiller à ma vue, car je ne portais pas de voile » VPH (p.42)

Introduite contre son grès dans la nouvelle société terroriste, injustement condamnée pour complicité d‟actions terroriste, elle passe quatre ans en prison et sort graciée par la loi, mais la société ne lui pardonne pas son appartenance à une famille de criminels, elle est exclue pour une seconde fois : « La société me rejetait, mon quartier avait peur de moi, mes amies avaient poursuivi leurs études et me dédaignaient » VPH (p. 94)

Cette double marginalisation à cause du passé d‟une terroriste quoiqu‟elle n‟en soit qu‟une victime, la contraint de quitter son pays et d‟accompagner son beau-frère Bechir. Prise entre les parois de la spirale de la violence, Noune est

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devenue une vraie terroriste mais cette fois-ci, pas contre ses concitoyens, c‟est contre un ennemi apparent et conventionnellement tyran, l‟Amérique : « Le djihad là-bas était une aberration, je ne l‟avais jamais compris, pourtant condamnée pour des actes terroristes et association de malfaiteurs alors que j‟étais victime » VPH (p.117)

Aida, la protagoniste de Puisque mon cœur est mort, est aussi un personnage marginalisé par la société. Une épouse qui ose demander le divorce est une action sans précédent dans son entourage. Juste pour avoir revendiqué un respect conjugal, elle est sévèrement condamnée par la société. Une femme divorcée est très mal vue, elle doit faire de son mieux pour mener une vie en catimini, ne pas se faire remarquer ni susciter l‟attention des autres : « J‟ai vécu avec la crainte de me démarquer, de me distinguer du troupeau…mon divorce est l‟unique ruade, l‟incartade que beaucoup de mes proches ne m‟ont toujours pas pardonnée » VPH (p.85)

Aida pense que le divorce lui procurerait son indépendance, mais avec le temps elle découvre qu‟elle se fait des illusions. En pensant s‟être libérée du joug du mariage, elle se retrouve l‟esclave de toute une société : « Mais il me faut reconnaitre amèrement que c‟est en même temps cet écart, ce désir de me libérer de l‟emprise d‟un homme, qui m‟a paradoxalement privée de toute liberté » VPH (p.85). Aida s‟incline alors devant toutes les convenances de la société, jusqu‟au jour où elle perd son fils, cet événement décisif va lui renverser la vie, la femme calme, aimable et pacifique, renie tous les protocoles et les pertinences, du moment que le seul être pour lequel elle combat disparait, il n‟y a plus d‟intérêt pour le respect des coutumes, Aida se transforme en criminelle : « Maintenant, je ne veux plus, je ne veux plus faire semblant. Pour quel enjeu ? Je ne tiens ni à leur estime ni à leur approbation. Que m‟importe l‟opprobre, l‟exclusion ? je n‟ai plus rien à perdre puisque j‟ai tout perdu. Puisque mon cœur est mort » VPH (p.86)

Etrangement, Aida n‟est pas condamnée pour ses transgressions des convenances, la perte tragique de son fils semble l‟immuniser, comme si la

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société ne tolère que les peines incommensurables, mais cette fois-ci, c‟est elle qui s‟isole et choisit de se marginaliser. Elle rejette la société et renonce à la vie.

A la fin de ce chapitre, il est discernable que les auteures reprennent les grands axes de l‟Histoire de leur pays, tout en tentant de les réécrire, les recomposer, elles reconstituent le réel, ainsi d‟après V. Jouve : « L’œuvre n’est pas seulement un miroir

de la réalité…entre l’œuvre et le réel, il y a le travail de l’écrivain » 60

; dans ce sens, nous rencontrons des éléments de l‟Histoire de l‟Algérie, de la société et de la politique des deux époques : la guerre de libération et la décennie noire, incrustés dans les fictions à noter : exploitation, racisme, marginalisation, machisme, misère, crises politiques, guerre et terrorisme. Dans ce même sillage, il est possible de dire que les écrivaines de la violence inscrivent l‟Histoire de leur pays aves ses différentes composantes dans leurs romans et la soumettent au service de la fiction comme un outil narratif qui renforce l‟illusion du réel auprès de la réception.

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Chapitre III