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La violence singulière : parcours exclusif hors Ŕnormes

Les prototypes de la violence

3. La violence singulière : parcours exclusif hors Ŕnormes

3.1. La violence singulière dans les romans de la guerre de libération

Entre la violence intra-communautaire et la violence extra-communautaire , une autre forme de violence s‟inscrit dans nos romans, que nous avons qualifié de singulière. Elle n‟est pas classable dans les deux premières typologies. Il est question d‟une violence personnelle, émotionnelle et particulière. Nous avons des situations assez ambigües, là où le personnage est confronté à la douleur, la souffrance et la sensibilité sans que ses souffrances ne soient distinguées ou ressentie par sa communauté. Principalement, deux personnages en sont les représentants, Ali dans Le Ciel de porphyre, et Lila dans Les

Enfants du nouveau monde.

Dans une société fondée sur un certain stéréotype de personnages, Lila est d‟un caractère étrange voire insolite. Pour cette femme d‟un comportement à part - avoir fait des études poussées, s‟être libérée et avoir franchi le monde de ses pareilles en épousant l‟homme désiré- rien ne semble assez pour l‟épargner des malheurs, de la souffrance et surtout de la mort.

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Depuis son jeune âge, Lila est hantée par l‟idée de la mort, jusqu‟au degré où toute banale séparation lui est aussi frustrante que la mort. Sa mère a quitté la vie, alors qu‟elle n‟a que huit ans, ensuite son père émigre en France et la laisse seule entre les mains du patriarche : « Elle évoquait souvent la mort, trop. Une obsession chez elle »(p. 59). Elle vit très mal cette seconde séparation, et refuse par la suite que son père, qui l‟a laissée tomber, aille se marier avec une autre femme, elle considère ses noces comme un nouvel abandon et une trahison du souvenir et de la mémoire de sa défunte mère.

Tout semble s‟arranger dans la vie pour Lila. Elle fait des études à l‟université d‟Alger, en parallèle, elle est amoureuse d‟un étudiant en médecine. Ali est pour Lila le paradis sur terre. Les deux étudiants se marient avec le consentement du père qui arrive spécialement de la France pour bénir leur union. Depuis que Lila retrouve l‟homme de sa vie, elle raye toutes les personnes qui ont existé pour elle auparavant. On dirait que le monde vient de commencer, elle interrompt ses relations avec ses aniciennes amies et même les membres de sa famille : « ses amies qu‟elle savait depuis son mariage si égoïstement négligées, pouvaient lui reprocher son indifférence » (p.152)

Elle éprouve pour Ali un amour violent et possessif, au point qu‟il en est étouffé, elle est tantôt douce comme un enfant joyeux, tantôt agressive comme une bête blessée : «[…]ou de maîtriser sa propre révolte qui l‟avait d‟abord secouée, elle qui ne savait vivre désormais que dans les orages »(p.41)

Le cours de sa vie est, encore une fois, détourné par la mort. Son premier bébé succombe à une maladie, un nouvel être cher emporté par la mort, tout comme sa mère et son grand père. Lila ne peut se remettre que grâce à son mari. Sa vie retrouve la paix, mais cette paix est à nouveau menacée, et cette fois-ci par la guerre. Ali est un étudiant enthousiaste et ardemment impliqué dans la lutte de son pays, chose qui n‟est pas au goût de son épouse ; pour elle rien ne vaut sa stabilité, sa sérénité et son amour.

La peur de la mort et de la solitude obnubile Lila et paralyse ses pensées. Tourmentée, elle se dresse avec violence contre Ali, lui rendant la vie impossible. Elle fait tout pour ne pas s‟engager dans son patriotisme. Leur couple devient comme un champ de bataille, elle pour la paix de son couple, lui pour la paix de son pays :

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Inévitable pente où glissa ce duel ébauché entre deux caractères également farouches, le drame avait surgi avec ses scènes, ses trépidations. Froide à présent, Lila faisait le bilan de ce premier vertige : une lutte qu‟elle avait, dans ses fatigue même, vécue avec émerveillement. (p.40)

Il y a dans cette histoire de Lila comme une idée de fatalité, de destin qui s‟acharne sur l‟individu et lui gâche sa part de bonheur sur terre. C‟est une forme de violence qui dépasse la volonté humaine. Elle est bien singulière.

Les hommes, qui semblent être à l‟abri de toute forme de violence, sont également susceptibles d‟en avoir leur part . A priori, naitre de sexe masculin dans la société algérienne de traditions et de culture patriarcales offre aux hommes tous les avantages. Dès le jeune âge, l‟homme est protégé et privilégié par son sexe ; il est le favori de ses parents, de la famille et de la société. La violence qu‟il peut recevoir étant petit, prend la forme de bagarres entre les gamins, ou de quelques corrections infligées par les plus âgés. Une fois grand, il est rare qu‟un homme soit victime d‟une violence intra-communautaire, par contre Lemsine, et par une tonalité pédagogique, remet en question l‟éducation des garçons qui naissent frustrés et accablés par leur procréation de sexe masculin.

Le personnage- héros représente l‟ensemble des jeunes garçons qui portent une charge pesante imposée par la société : être un homme. Ce fardeau accompagne l‟homme jusqu‟à la fin de ses jours, il est précocement privé de jouir de son enfance, du jeu, du rire. Par convenance, un homme ne doit pas pleurer, ne doit pas avoir peur, ni se sentir vulnérable. A Chaque moment de ses faiblesses, Ali se remémore les paroles de son père, de sa mère indéfiniment. Le jour de la mort de son père, sa mère lui dit : « sois un homme, mon fils »(p.28). Avant sa mort, elle lui conseille : « Va ! Quitte le village ! Comme te le disait ton père : sois un homme »LCDP (p.146) . La dernière directive de sa mère sur son lit de mort c‟est qu‟il doit être un homme. Et cette phrase va l‟accompagner dans tous les moments sensibles de sa vie. Lors de sa première opération guerrière avec Tahar, Ali est glacé par l‟horreur de l‟exécution de Dalila et Cantini, Tahar recourt à la violence pour le réveiller de son cauchemar et le ramener à sa conscience, à la réalité de la guerre : « Tahar prend le visage de Ali et se met à lui asséner soigneusement de solides claques …-Ali ! Reprends-toi ! Tu es avec moi…Sois

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un homme !... Ali sent une fois de plus ce message terrible venir lui déchirer sa chair : « sois un homme, sois un homme »LCDP(p.17)

A ce moment de l‟opération fatidique et tragique, il entend résonner cette phrase : « Sois un homme » qui fait penser Ali à sa mère, Ma Chérifa. Cette phrase a le même impact que la madeleine de Proust. Toute l‟existence d‟Ali tourne autour de cette expression sempiternelle qui retentit dans sa tête. A l‟issue de la séquence tragique, il reprend son courage encore une fois grâce à cette formule magique, tout comme il l‟a fait pour subsister après la mort de ses parents.

Après l‟indépendance, Ali découvre que Mounir, son compagnon de lutte, l‟a trahi. Mounir s‟est marié avec Amalia, l‟amour d‟Ali. Sournoisement, Mounir met en avant la mort d‟Ali, et profite de la situation pour épouser Amalia. Après l‟indépendance, Ali sort de la prison et rencontre Amalia, qui est devenue un déchet d‟humain anéantie par la souffrance. Ali est pris par une émotion pareille à celle ressentie lors des grands chocs de sa vie : la mort de son père, de sa mère, sa première opération dans la lutte, son premier meurtre. Un choc violent qui coïncide encore avec la fameuse phrase prononcée cette fois-ci par son ami Alain : «- Ali, ressaisis-toi…sois un homme..- Assez ! je ne veux plus entendre ce mot ! je ne suis pas un homme ! Je suis un être humain…je crache sur tous les hommes, et je cracherai sur eux jusqu‟à la mort…-Ali criait :-un homme ! Regarde ce que lui ont fait les hommes » »LCDP (p.269)

Un stratagème d‟un ex-militant lui fait perdre l‟amour de sa vie, le choc cette fois-ci est si violent, si intense que la phrase miraculeuse perd sa magie, Ali est trahi par un héros de la guerre, un symbole de la révolution, de la dévotion et de la virilité. Ali crie, hurle, pleure, à force d‟être écœuré par la trahison assignée par Mounir. C‟est la première fois qu‟il manifeste sa douleur sans pour autant penser au que dit-on. Il est un être humain, il a le droit de s‟exprimer, de pleurer et d‟être vulnérable.

Cette séquence et ce discours remettent en cause l‟éducation d‟un garçon dans les traditions ancestrales et les valeurs qui lui sont transmises. Ce sont les principes admis et sacralisés dans la société patriarcale d‟essence phallocratique. Ressurgit à nouveau la question de l‟éducation sexiste et discriminatoire opposant femmes et hommes. Mais si l‟on considère bien les situations sociales des deux personnages, la violence singulière