• Aucun résultat trouvé

La rencontre entre deux communautés antagonistes

De la référentialité historique au contexte fictionnel

1. Paysage de la Société coloniale

1.6. La rencontre entre deux communautés antagonistes

Les deux sociétés, indigène et française, se croisent constamment, elles sont paradoxalement plus liées que séparées, quoique le contact entre colonisé et colonisateur paraisse très complexe, avec l‟évitement, la négligence et le sentiment de haine partagé. Il semble qu‟il y a un contrat de paix imposé par le colonisateur pour des

61

raisons économiques et de survie. La liaison directe ou le rapprochement est souvent représenté à travers les personnages féminins :

Dans les deux romans, il y a une femme européenne qui épouse un Arabe instruit : Suzanne l‟épouse d‟un avocat dans Les Enfants du nouveau monde et Laure l‟épouse d‟un médecin dans Le Ciel de Porphyre. Ce type de mariage n‟est pas accepté par les deux sociétés européenne et autochtone. Les enfants en souffrent. Issue d‟un couple mixte, Amalia a souffert de l‟ironie de ses camarades et ses professeurs parce qu‟elle porte un nom arabe et son teint est foncé : « Elle a souffert de la différence entre ses parents, de la race de son père » LCDP (p.238)

Le monde de travail, et aussi un grand carrefour de rencontre entre les deux communautés, les indigènes travaillent comme commerçants, ouvriers et même policiers. Mais après le déclenchement de la guerre d‟indépendance, il y a des métiers qui s‟avèrent plus au moins polémiques tels qu‟un policier. Ainsi Hakim est-il un personnage vivant dans le dilemme. Il se justifie par l‟idée que son poste lui permet de protéger et de servir ses concitoyens : « Hakim s‟approche avec ce souci particulier de paraître dire que son métier de policier luis sert à protéger et à veiller sur ses coreligionnaires, un sacerdoce, pourquoi pas… » LEDNM (p.144)

Des femmes algériennes exercent le métier de femme de ménage dans les maisons de colons ou chez les bourgeois de la ville. Elles sont souvent mal traitées, exploitées par les Européens, et surnommées, péjorativement, toutes « une fatma », il y a cependant une exception à la règle : M. Kimper, un homme libéral, témoigne du respect pour sa domestique algérienne : « Oui Madame était quelqu‟un de très bien, pas comme les autres Européens quand ils parlent à leur bonne » LCDP (p.166)

Touma et Dalila sont deux personnages qui représentent un autre type de rencontre entre les deux communautés antagonistes ; elles sont les collaboratrices du colonisateur ; elles trahissent délibérément leur communauté.

Touma, jeune arabe, travaille comme indicatrice, elle est dotée d‟une grande beauté et est un point de rencontre rare entre les deux sociétés : « qu‟après tout même dans cette

62

ville où les deux communautés n‟admettent aucun mélange (à part une ou deux exceptions mais qui semblent là pour faire mesurer le drame qui se concentre sur elles), un de ces Français de vingt ans la recherche, que si elle voulait…) » LEDNM (p.129). Le jeune qui fait des avances à Touma est conscient qu‟il fait une erreur de s‟approcher d‟une arabe : « Je n‟ai jamais fait pareille demande à une Arabe…lorsque ma mère saura… » LEDNM (p.129). Dans la même optique, les indigènes refusent tout rapprochement entre eux et les Européens.

Touma, est considérée par sa société comme une traitresse qui ne mérite pas de vivre à cause de son comportement d‟une femme aux légères mœurs et de son activité au service de l‟ennemi : « Maudite, elle doit nous trahir » LEDNM (p.131)

Dalila, quant à elle, est indicatrice, prostituée, danseuse dans les cabarets et les fêtes françaises ; la narration ne justifie pas totalement son attitude. Pour elle trahir, ses siens est une sorte de vengeance, elle qui est frappée par tous les membres de sa famille, hommes et femmes, frères et oncles ; son seul moyen de les punir est la fugue et la trahison : « Et puis un jour, je les ai battus à mon tour sur leur propre terrain : celui de l‟honneur…cher aux Arabes ! » LCDP (p.60)

Le rapport entre les femmes européennes et les hommes arabes, peut être en dehors d‟une relation légale, et atteindre l‟adultère. La femme du patron d‟un hôtel, entre en relation avec Saidi, et fugue avec lui ; du côté des Européens, l‟incident est considéré comme une honte pour la société supérieure ; ils en font un scandale : « C‟est comme si il a couché avec toutes les Européennes de la ville » LEDNM (p.146). Son mari, quant à lui, n‟admet pas que sa femme l‟ait trompé avec un Arabe, il va déposer plainte contre Saidi qu‟il accuse d‟avoir kidnappée et violée ; les faits sont détournés et masqué en la défaveur de l‟indigène : « Le mot « viol » avait apparu dans les rapports de police le lendemain »LEDNM(p.146). Cette fugue est au bonheur de la société arabe, surtout les plus jeunes qui voient en Saidi le héros de la ville, et saluent la trahison de l‟épouse de l‟Espagnol : « Voilà une vraie femme ! Elle est à féliciter. Elle s‟en foutait que ce soit

63

un arabe ! Quand on voit Saidi avec ses épaules, sa taille et ses belles moustaches et qu‟on voit le mari, à côté… » LEDNM (p.147)

Hamid est un autre personnage d‟ Assia Djebar, qui entreprend des relations avec des françaises. Il les séduit par son argent ; à chaque voyage en Métropole, il ramène avec lui une nouvelle femme, et ce n‟est pas au goût des Européens qui s‟enragent en les voyant trainer ensembles dans la ville : « Cette putain de la métropole qui se faisait payer par un Arabe pour venir les braver effrontément, parait-il » LEDNM (p.150) La contigüité entre les deux sociétés ne s‟arrête pas aux liaisons occasionnées par le travail, le mariage, les études, ou la trahison. Parallèlement à Touma, Dalila, Hakim et les goumiers, il y a une autre catégorie de la société française qui assure un rapport différent avec la société des indigènes, un lien tissé de bonnes intentions, défendant, tout comme les natifs de ce pays, l‟indépendance de l‟Algérie, à l‟instar de M. Kimper, Suzanne :

« Il y a avec nous des musulmans bien sûr et des Européens libéraux » LEDNM (p.35) « Il y a des Français qui reconnaissent notre droit. Ils nous comprennent parce que chez eux autrefois, il y a eu la Révolution » LEDNM (p. 209)

M. Kimper, un professeur de musique, enseigne avec des Algériens et est convaincu que les peuples colonisés doivent lutter et dessiner le chemin de leur liberté ; sous la couverture d‟une « association culturelle », il contribue à la guerre de libération avec des Européens libéraux, côte à côte avec les Algériens, ce qui lui a valu la mort : « Mais pourquoi ne veux-tu pas comprendre que les Européens comme tu dis ne sont pas tous des racistes ! je ne suis pas une exception, Ali…il y a parmi nous des gens qui nous aident et qui ont compris le sens de votre lutte » LCDP (p. 206)

Suzanne est une française convaincue que le peuple indigène mérite de bénéficier de la citoyenneté et des droits tout comme l‟Européen, et de vivre dignement. Après que son mari Omar choisit le chemin facile de l‟immigration, elle reprend ses études pour faire un stage d‟avocat, ce qui lui permettrait de défendre les détenus politiques : « Omar est

64

parti et « le travail » est suspendu. Mais elle a décidé : le moment approche où elle pourra s‟en charger » LEDNM (p. 214)

Ces rapports pouvaient aussi être plus amples, au point où un Européen solitaire, adopte un enfant des indigènes pour lui servir de compagnie : « Fils d‟un berger mort de misère, Khaled avait été quasiment adopté par un vieil instituteur venu de France, qui l‟avait guidé dans ses études avant de mourir » LEDNM (p. 219)

Outre les personnages comme points de rencontre entre les deux communautés, il y a des espaces limités où se croisent indigènes et Européens, telle que l‟école ; les enfants des communautés se côtoient et établissent des rapports avec des enseignants européens. Quelques bistrots et cafés sont aussi un lieu de rencontre, entre indigènes et Européens : « Ils se sont attardés au « bistrot de l‟Espagnol », bien connu parce qu‟il un des rares bars où se mêlent toutes les souches » LEDNM (p.123)

1.7. La guerre de libération et les nouvelles mutations sociales

La guerre de la décolonisation est l‟événement majeur dans l‟histoire des deux romans, une lutte dont les débuts remontent à la journée historique du 8 mai 1945. La guerre est une période charnière pour les deux sociétés. Des mutations et des changements radicaux ont lieu dans les deux communautés, française et indigène. Le soulèvement des indigènes transforme le visage de l‟Algérie- française.

Pour les indigènes, tous les paramètres de leur société dogmatique, réservée, circonspecte, et à cause d‟une guerre violente, changent. C‟est une nouvelle population, une nouvelle génération en quête du changement, tout ce qui est conventionnel s‟est écroulé : la soumission et la peur du colonisateur, le silence, le rapport entre le monde féminin et le monde masculin.

Depuis les massacres du 8 mai 1945, une nouvelle ère commence ; cette journée historique a vu des milliers d‟hommes réprimés et violentés pour avoir revendiqué leur droit de vivre dans la dignité. Des femmes, des hommes et même des enfants sont dans les rues pour baptiser l‟indépendance promise. Une prise de conscience s‟est désormais

65

installée dans l‟esprit collectif. La contribution de la femme dans la lutte est l‟un des aspects des nouvelles mutations :

Armées de la même ardeur avec laquelle elles devaient, chez elles, rouler tous les soirs la semoule pour le repas de famille ; elles sortaient de vieux couffins, les emplissaient de pierres, en mettaient dans leurs jupes et leurs voiles, elles aussi, dans la bataille. LEDNM (p.170) Bien avant le 8 mai 1945, les Algériens ont déjà conscience que leur liberté devrait être arrachée par le combat qui pourrait être long et dure ; les années se succèdent, sans qu‟ils ne s‟arrêtent de se battre. Face à cette persistance et ténacité du peuple, l‟injustice du colonisateur s‟accentue, il se sert de tous les moyens pour réduire sa résistance par l‟oppression, la torture, le génocide, pour affaiblir la volonté du peuple ; ce qui apporte un effet contraire, de plus en plus, de jeunes, victimes d‟injustice et de violence, rejoignent le maquis et choisissent le chemin de la guerre pour venger leurs familles : « - Pourquoi tiens-tu tellement à prendre le maquis ?- …la Patrie !...mais la plus importante, parce que je veux être sincère, c‟est la douleur de la perte de mes parents…ma famille entière a été victime du système colonial » LCDP (p.26)

Outre la prise de conscience de la fatalité du combat, un nouveau sentiment s‟installe dans les cœurs des Algériens, c‟est un autre sentiment inexpliqué : La disparition de la haine, cédant la place à une nouvelle perception ineffable de la lutte : « Tu n‟as rien à perdre, sauf…la haine, tu seras surpris de constater que tu ne pourras plus haïr, plus détester personne. Je ne sais pas pourquoi » LCDP (p.30), selon l‟auteure, la haine est remplacé par un sentiment tonique qui a su mettre fin à la rancœur vis-à-vis du colonisateur. Face à la libération, même la haine n‟a plus de sens, seul le combat compte.

Les femmes, qui franchissent rarement le seuil de leurs maisons et souvent accompagnées d‟un homme, quittent leur harem et contribuent à la guerre. Hassiba, Meriem, Salima, Houria, sont à l‟image de multiples femmes qui ont dit non à la colonisation : « Il y a un départ pour le maquis, cette nuit, sans doute : une fille arrivée aujourd‟hui …oui, une jeune fille ; ce n‟est pas la première » LEDNM (p.203). Elles ont

66

pris conscience, qu‟il faudrait sortir de leur silence et soutenir les hommes dans leur révolution, une révolution qui concerne toutes une société : « La Révolution, c‟est pour tout le monde, pour les vieux, pour les jeunes. Je veux donner mon sang à la Révolution (Hassiba) » LEDNM (p. 207)

Avant le Révolution, Hakim se voit comme le protecteur de ses concitoyens, son poste de policier lui permet de rendre service de temps à autre à sa communauté : « Hakim s‟approche avec ce souci particulier de paraître dire que son métier de policier lui sert à protéger et à veiller sur ses coreligionnaire, un sacerdoce, pourquoi pas… » LEDNM (p. 144), La perception de son métier est remise en question par les membres de sa société, qui se montrent inamical et distant avec lui sans pour autant le rejeter ouvertement: « Slimane est obligé de lui faire face…il est envahi d‟une hargne hostile qu‟il tamise au fond de ses yeux myopes » LEDNM (p.144). Une fois la guerre déclenchée, les concitoyens de Hakim expriment ouvertement leur dédain pour lui, il est devenu un ennemi pour eux tout comme les Français. Hakim est exclu par ses siens, sauf quelques lâches ; victimes de leur peur et de l‟incertitude de l‟aboutissement de la Révolution, ils n‟échangent cependant avec lui que quelques mots de courtoisie.

Pour le personnage de Cherifa, la guerre d‟indépendance est une seconde épreuve pour sa rébellion contre la servitude et le voilement de la femme. Chérifa fait une révolution sociale par son obstination et sa détermination pour décider de son sort ; car une femme en demandant la répudiation c‟est déranger, voire renverser l‟ordre patriarcal. Sa seconde révolte est tout aussi forte et percutante ; en effet, sous prétexte de sauver son mari d‟une éventuelle incarcération, Chérifa ose transgresser l‟espace réservé jusque-là aux hommes ; ainsi en plein midi traverse-elle le centre-ville, sous les regards abasourdis des passants. Cette deuxième rébellion est tout comme la première, un soulèvement féminin contre les normes de la société machiste. : « Elle veut agir. S‟empare d‟elle un désir étrange et qui l‟inquiète, de faire quelque chose, quelque chose d‟audacieux dont l‟éclat étonnerait Youssef. Ce qu‟elle cherche, elle n‟ose encore le comprendre elle-même, ce n‟est pas tant de sauver Youssef » LEDNM (p.119)

67

Les Européens, quant à eux, sont restés perplexes et effarés par la nouvelle voix qui les surprend le 8 mai 1945. Sous le choc de voir une masse de personnes, considérés comme des « bicots » oser lever le ton et revendiquer leur liberté, les autorités coloniales utilisent les armes pour opprimer la population et endiguer la mutinerie populaire : « […]les attendaient en rang serrés un nombre impressionnant de policiers derrière lesquels, tendu de panique et de haine, s‟était abrité le monde des femmes endimanchées et chapeautées, de leurs époux » LEDNM (p.169)

La France frappe les révolutionnaires, avec un bras de fer, les prisons n‟ont jamais été aussi pleines, de trop on ne veut pas accepter cette lueur de changement : « elle parlait du peuple français, qui ne voulait pas de cette guerre, des principes de la démocratie, des élections à venir, des pays lointains qui se libéraient » LEDNM (p.217)

Plus la révolution prend de l‟ampleur, plus des Européens, secoués par la peur des attentats, quittent le pays, ils vendent leurs maisons, et ceux qui sont plus optimistes les louent : « Si Abderrahmane vient d‟acheter dans le quartier où jusque-là aucun Arabe n‟habitait, une villa, une des premières ventes de Français qui ont quitté le pays » LEDNM (p. 193)