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Section 1. Spécificité de la consommation alimentaire

2. Le paradoxe de l’omnivore

L’espèce humaine présente en effet un trait particulier lié à l’état biologique d’omnivore, qui impose la nécessité de manger varié : l’organisme n’est pas capable de synthétiser tous les nutriments nécessaires à la vie et il lui faut en conséquence rechercher les protéines, lipides, glucides, vitamines et autres oligo-éléments parmi un grand nombre d’aliments.

17 L’attribut anglais « convenience » « fait référence à la facilité avec laquelle un produit peut-être préparé, servi

Plaisir Naturalité

Le terme omnivore, inventé par les naturalistes du XVIIIème siècle est en fait un non-sens puisqu’ « il n’y a aucune espèce animale qui mange n’importe quoi, et chaque animal fait un choix spécifique » (Timbergen, 1955, cité par Claudian, 2004). L’omnivore se définit par des appétences très précises, et qui concernent en particulier ce qui se laisse chasser ou cueillir avec une certaine facilité. Plus généralement, l’omnivore suit fortement la loi du plaisir sous son double aspect : minimiser l’effort et le risque et maximiser la satisfaction.

Le terme omnivore se révèle également peu précis, et il convient de distinguer les omnivores euryphages qui consomment couramment un grand nombre d’aliments différents

(c’est le cas d’Homo Sapiens) des omnivores sténophages au régime beaucoup plus restreint.

Lorentz (1970, cité par Claudian, 2004) a montré non seulement que la réussite biologique

(i.e. : longue survie phylogénétique, élargissement de l’espace vital, chiffre de la population)

semble toujours liée à un régime alimentaire euryphage18, mais encore que les bases de

l’euryphagie dépassent le domaine alimentaire : elles correspondent à « un intérêt matériel pour ce qui est inconnu et nouveau » (p. 158). La curiosité en général serait une caractéristique particulière de l’omnivore euryphage qu’est l’homme.

Si le statut biologique de l’homme apparaît ainsi consubstantiel de la tendance à rechercher la variété ou la nouveauté, il se révèle également porteur d’un paradoxe fondamental puisque la variété, la nouveauté, le choix impliquent le risque d’ingérer le mauvais aliment, toxique et éventuellement mortel : la double contrainte de ce que Rozin

(1976) a appelé le paradoxe de l’omnivore renforce encore la spécificité des comportements

alimentaires (figure 1-4).

En marketing, Steenkamp (1993) semble avoir été le premier à percevoir et suggérer que la recherche de variété en matière alimentaire résulte du paradoxe de l’omnivore. Considérant que « le compromis entre peur du changement (« néophobie ») et besoin de nouveauté (« néophilie ») est générateur d’anxiété », il affirme même que les consommateurs caractérisés par un niveau optimal de stimulation élevé évaluent plus positivement l’anxiété que les consommateurs à faible niveau optimal de stimulation et s’engagent en conséquence davantage dans des comportements exploratoires comme la recherche de variété.

Outre la stimulation alimentaire, intimement liée au statut biologique d’omnivore, une autre réaction affective d’importance caractérise la consommation alimentaire : il s’agit du plaisir, considéré comme résultant essentiellement du produit lui-même, et véhiculé par son goût.

18 A l’extrême inverse, des espèces au régime alimentaire très spécialisé sont particulièrement vulnérables : le

D a n g e r S é c u rité N é o p h o b ie F a m ilia rité d ’a b o rd c o n se rv a tis m e p la isir

N é c e ssité D iv e rsité N é o p h ilie F a m ilia rité

o b lig a to ire c h a n g e m e n t e n n u i INNO V A T IO N ANX IETE

Figure 1-4 : le paradoxe de l'omnivore (d'après Rozin, 1976) 3. Le rôle du goût

Les comportements alimentaires se distinguent des autres comportements de consommation au niveau du processus perceptuel qui accorde une place importante aux

caractéristiques sensorielles en général, et organoleptiques19 en particulier.

Les stimuli résultant de la dégustation ne concernent pas que le seul sens du goût : la vue (couleur, texture), l’odorat, le toucher (fruits, produits de grignotage, fruits de mer) et même l’ouïe (craquant d’une pomme) interviennent. Tout stimulus conduit à des réponses attitudinales (cognitives, affectives) et comportementales (conatives, d’achat et de

consommation). En alimentaire, l’évaluation hédonique (du grec : hedonê = plaisir) propose

différentes mesures du plaisir-déplaisir associé à la dégustation d’un aliment. Pour les

physiologues du goût, la perception hédonique est la composante affective résultant d’un

stimulus alimentaire. Deux autres composantes cognitives existent, qui sont discriminatives, l’une qualitative et l’autre quantitative, et permettent d’identifier l’exacte nature de l’aliment

ingéré) (e.g: Fantino, 1992). La composante qualitative renvoie à la reconnaissance de la

saveur, (e.g. : sucré, salé), tandis que la composante quantitative correspond à l’intensité de la

saveur.

Il convient tout d’abord de préciser que les stimuli sensoriels ne permettent guère à eux seuls d’identifier un produit en aveugle. Ce point a été mis en évidence depuis longtemps

(e.g. : Allison et Uhl, 1964), et les résultats des études postérieures sont constants. De même,

les tests de dégustation seuls sont insuffisants pour prédire les performances commerciales

d’un produit : dans l’affaire New Coke, c’est la focalisation excessive sur le goût, en

particulier les degrés de sucrosité et d’effervescence, à l’exclusion de tout autre élément (image, nom de marque,…) qui semble expliquer l’échec retentissant du lancement de ce nouveau produit (Armstrong et Kotler, 2000).

19 Qui affecte les organes des sens. Qualités organoleptiques d'un aliment : goût, odeur, couleur, aspect,

En revanche, la prise en compte des stimuli sensoriels se révèle très utile en marketing car ce sont les croyances (réponses cognitives aux stimuli) formées lors des précédentes dégustations qui affectent l’achat (Grunert, 2003), tandis que le plaisir (réponse affective) résultant de la dégustation détermine la consommation. D’un point de vue pratique, une étude originale couplant le comportement effectif d’achat de saucisson (sur la base de données de panel scannérisé) et l’appréciation gustative déclarée (dégustation en aveugle) met en évidence que le produit le plus fréquemment acheté par le dégustateur obtient une des meilleures notes moyennes (Giraud et Sirieix, 2000).

La tonalité hédonique de la sensation gustative est considérée comme une spécificité fonctionnelle de la gustation. Dès 1951, Le Magnen montrait que : « (L’intensité et la spécificité de cette tonalité affective) sont exceptionnelles dans le système sensoriel. L’agrément ou le désagrément d’un bruit, d’une couleur, ne représentent que des tonalités affectives essentiellement variables que toutes sortes de facteurs psychologiques peuvent venir modifier. Elles restent faibles si on les compare avec l’agrément d’une saveur comme le sucré, et surtout avec la répugnance, le « dégoût » allant jusqu’au vomissement que provoquent des solutions concentrées amères, salées ou acides. La qualité affective est ici étroitement liée au fonctionnement de l’appareil sensoriel. C’est une véritable qualité spécifique de la sensation ». Partant de ce constat, d’autres travaux en physiologie ont mis en évidence le rôle moteur du plaisir dans les conduites alimentaires (Cabanac, 1985, 1992).

De même, plusieurs études considèrent le goût comme le critère de choix le plus important pour le consommateur (Thompson, Haziris et Alekos, 1994 ; Mitchell et Boutani, 1992, Cardello, 1996). Une étude récente du CREDOC confirme la prépondérance absolue de ce critère (40% des premiers choix) loin devant les apports nutritionnels (17%), la sécurité sanitaire (15%) ou la garantie d’origine (14%) (Loisel, 2001). On a pu mettre en évidence une relation pratiquement linéaire entre l’appréciation et la consommation chez des enfants âgés de 3 à 5 ans (Rigal, 2002). Chez l’adulte, une étude sur des biscuits apéritifs montrait que le choix de consommation suivait les appréciations hédoniques pour 50% des individus (Issanchou et Hossenlopp, 1992). Une autre étude portant sur 54 produits établit une corrélation de 0,33 entre les notes hédoniques et la fréquence de consommation (Weaver et Brittin, 2001). Aux Etats-Unis, 89% des individus considèrent le goût comme le critère le plus important de choix (enquête 1998 du Food Marketing Institute, citée par Asp, 1999, p.289).

Sur ce point, les conclusions académiques et managériales convergent : « Nous avons identifié le goût comme le moteur principal des attentes de nos consommateurs » (O. Delamea, directeur marketing des marques « santé » chez Danone, Le Figaro Entreprises,

21.10.02). Pour les firmes agro-alimentaires, la gestion de la qualité organoleptique permet la

relance des ventes (Arrault et al., 1998) et détermine le ré-achat (Teil, 1995).

Ainsi, et même si la dimension hédonique de la consommation alimentaire ne se limite

pas à la prise en compte du goût (e.g. : le segment des aliments ludiques), il ne paraît donc pas

surprenant d’observer que les « aliments-plaisir » représentent la principale tendance en matière d’innovation, et la seule qui connaisse une progression en terme de part relative (Tableau 1-4). 1998 1999 2000 2001 2002 Forme 23 15 14 14 16 Santé-Innocuité 21 26 22 22 15 Plaisir 34 39 42 44 47 Praticité 21 24 21 19 21 Ethique 1 1 1 1 1 Total 100 100 100 100 100

Tableau 1-4 : Les grandes tendances de l'innovation mondiale (d'après Aurier et Sirieix, 2004 ; données Xavier Terlet Consultants)

En France, cette tendance plaisir est encore plus marquée et totalise 50% des innovations en 2002 contre 47% pour l’ensemble du monde. Les stratégies d’innovation des firmes agro-alimentaires paraissent bien en phase avec les attentes des Français pour qui le plaisir appréhendé dans une double approche gustative et conviviale représente une dimension dominante des choix alimentaires ; le goût se situe en tête des priorités alimentaires pour la moitié des groupes typologiques de consommateurs identifiés par le CREDOC (Brousseau et Gaignier, 2002).

De manière synthétique, les sept caractéristiques de la consommation alimentaire abordées dans cette section peuvent être reclassées selon leur nature sociale, biologique et affective. Il est en outre intéressant d’observer que les contraintes biologiques sont toujours directement liées à des états affectifs (Tableau 1-5). Ce phénomènes peut concerner les

caractéristiques sociales, mais il paraît moins explicite ou moins intense (e.g. : la convivialité

peut être associé au plaisir, mais ce n’est pas une condition nécessaire ; la contradiction qualité / nature peut générer de la peur, mais cette réaction présentera un niveau modérément intense dans les sociétés industrielles).

Caractéristiques sociales Contraintes biologiques Conséquences affectives

Contradiction qualité / nature

Convivialité Interdits

Incorporation Anxiété

Fréquence de consommation Lassitude

Omnivore Stimulation

Goût Plaisir

Tableau 1-5 : La nature sociale ou biologique des caractéristiques de la consommation alimentaire

Au-delà des éléments développés dans cette section, la spécificité économique de la consommation alimentaire se révèle également riche de conséquences.

Section 2. Approche économique de la consommation alimentaire

Si la consommation alimentaire semble obéir aux mêmes principes économiques que tous biens et services marchands, elle présente pourtant des caractéristiques distinctives qui dépassent les seules différences classiques entre biens durables et biens de consommation courant.

De l’aveu même des économistes de l’agro-alimentaire, « le revenu n’est plus

explicatif de la consommation alimentaire » (Padilla, 1992, p.70) dans les sociétés de satiété20.

D’autres variables doivent dès lors être prises en compte afin de pouvoir proposer un modèle de consommation alimentaire.

Cette section précise tout d’abord les caractéristiques de la société dite de satiété et ses conséquences, puis analyse le rôle des variables économiques classiques (prix, revenu) sur la consommation alimentaire. Le modèle de consommation alimentaire proposé par les

20 L’hypothèse du rôle secondaire des déterminants économiques avait déjà été suggérée (Lambert, 1987). Dès

1980, le constat de l’inadéquation entre données empiriques et prévisions économiques conduisait à admettre « (qu’) il existe de nombreuses autres variables explicatives que les prix » (Deaton et Muellbauer, 1980). Gedrich (2003) considère qu’à partir du moment où il a été prouvé expérimentalement que les préférences du consommateur dépendent de la manière de présenter le problème (framing effect de Tversky et Kahneman, 1981), la rationalité des décisions, postulat fondamental de la théorie néoclassique, est remise en cause. Et il cite Douglas (1984) pour qui « le consommateur moderne a perdu toute crédibilité en tant qu’agent rationnel aux yeux des théoriciens de la consommation alimentaire ».

économistes est ensuite présenté, son originalité tenant à sa reconnaissance explicite de la liberté du consommateur.