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Comportement Conséquence Effet associé

2. Les effets d’exposition

«Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à la nôtre et la force d'aimer?»

(Lamartine, Milly ou la terre natale, 1826)

Dans leur célèbre article suggérant la possible primauté de l’affect, Zajonc et Markus (1982) reprennent le processus d’apprentissage par expositions répétées du goût pour le piment rouge des indiens zapotèques, initialement étudié par Rozin et Schiller (1980). Lors de la polémique qui suivit, Tsal (1985) affirma que « ce phénomène est simplement la

démonstration d’une forme complexe de conditionnement durant laquelle une préférence pour des goûts aversifs évolue par association de ces goûts à un puissant renforcement positif qui inclut des composantes autant cognitives qu’affectives ». Ce n’est pas l’objet de revenir ici sur cette vive et féconde controverse au sujet du rôle respectif de l’affectif et du cognitif ; en revanche, il paraît intéressant de reprendre l’idée des effets d’exposition comme forme d’apprentissage que l’on pourrait alors qualifier d’affectif, complémentaire aux approches béhavioristes et cognitivistes vues précédemment. L’approche de Zajonc est généralement présentée dans le cadre du processus de décision pour justifier une inversion dans la hiérarchie classique des effets, mais sa prise en compte en tant que mode d’apprentissage à part entière semble légitime : la répétition des expositions est en effet un point commun à toutes les formes d’apprentissage. Pour Fischler (1990), il s’agit bien « d’un mécanisme d’apprentissage par « mere exposure » (simple exposition), ou conditionnement simple » (p. 105), et « les effets d’exposition sont étroitement liés aux processus d’apprentissage » (Lévy et Köster, 1999, p. 199). Zajonc lui-même considère que « le paradigme de l’exposition répétée peut être regardé comme une forme de conditionnement classique si on pose que l’absence d’événement aversif constitue le stimulus non conditionné » (Zajonc, 2001, p. 224).

L’exposition répétée à un stimulus développe la familiarité et conduit à une

augmentation de l’appréciation (Zajonc, 1968), notamment hédonique (e.g. : Sulmont, 2000).

Ce lien est stable dans le temps (Porcherot, 1995). La familiarité est un facteur explicatif important des préférences (Lahlou, 1998), et elle augmente l’acceptabilité (Fischler, 1990). La théorie de « l’effet de simple exposition » proposée par Zajonc (1968) a fait l’objet de très nombreuses validations. Une revue de littérature portant sur plus de deux cents recherches testant cet effet montre la puissance, la robustesse, la fiabilité et la généralité de la théorie de Zajonc (Bornstein, 1989). S’il subsiste peu de doute aujourd’hui sur la validité de cette théorie, il existe également peu de certitudes sur les causes des effets positifs résultant des expositions (Zajonc et Markus, 1982 ; Mela, 1999). L’idée généralement avancée se base sur l’existence de sensations subjectives de reconnaissance : confronté à un objet familier, l’individu expérimenterait un sentiment de propriété, d’intimité à l’origine de son attitude positive (Titchener, 1910). Non seulement les facteurs à l’origine de l’effet d’exposition restent mal connus, mais on ne sait pas vraiment quelles sont les conditions nécessaires à son émergence, si elles existent (Zajonc et Markus, 1982). Si ces conditions ne sont pas remplies, l’effet inverse est observé car une lassitude peut résulter de l’exposition, conduisant à une

répétées : un produit rassasiant sera plus apprécié s’il est associé à un féculent ; chez l’enfant, un contexte affectif favorable lors de l’exposition permet de développer une préférence durable pour l’aliment (Birch, 1981). De même, il acceptera plus facilement de goûter un aliment s’il a pu préalablement se l’approprier par la cueillette ou en participant à la préparation culinaire par exemple ; il est alors possible de modifier une aversion initiale (figure 2-5, Rigal, 2002).

Figure 2-5 : L'exposition comme moyen de dépasser la néophobie (Rigal, 2002)

Rigal (2000) reprend ainsi le concept de « familiarisation avec l’étrange » (Moscovici, 1961) qui fait intervenir le processus d’ancrage comme moyen de classement ou de catégorisation des objets dans les cadres de représentations propres à l’individu. Elle suggère que la familiarisation par expositions répétées s’accompagne d’une modification de la représentation cognitive de l’aliment : ses caractéristiques sensorielles et idéelles sont comparées à celles d’autres aliments familiers pour aboutir à un rapprochement. Cette approche n’est pas sans analogie avec celle de l’effet « structurel » de simple exposition (Gordon et Holyoak, 1983) : selon ces auteurs, on observe une plus forte appréciation hédonique pour des stimuli nouveaux conformes à une structure de stimuli implicitement acquise, que pour des stimuli qui violent cette structure acquise. Cette découverte a été

répliquée par Manza et Bornstein (1995) et Manza et al. (1998). L’effet structurel de simple

exposition peut être illustré de la manière suivante : si un individu a appris à aimer la musique de Mozart ou la peinture de Dali au fur et à mesure des expositions à leurs œuvres, il intègre

de manière plus ou moins consciente les attributs habituels des créations de ces artistes (e.g. :

sensation subjective de familiarité avec leurs œuvres conduit à accroître l’appréciation hédonique qui leur est associée. Si cet individu découvre un jour une œuvre de ces artistes qu’il ne connaissait pas, il éprouvera cette sensation de familiarité avec les stimuli artistiques (ce qui renforcera son appréciation hédonique) et sera peut-être même capable d’identifier leur auteur par lui-même. Ce processus est en œuvre dans le cas des tests en aveugles en œnologie par exemple. Une étude de Zizak et Reber (2004) apporte des précisions sur l’effet « structurel » de simple exposition : L’effet est bien confirmé, et peut être effectivement tempéré par la nature du stimulus, selon qu’il est cohérent avec la structure apprise par

exposition. La familiarité acquise in situ par présentation des stimuli lors d’expériences

contrôlées en laboratoire n’est pas toujours suffisante pour produire l’effet classique et surtout structurel de simple exposition, en particulier si les stimuli sont extrêmement inhabituels.

Ainsi certains travaux ont pu montrer que des expositions répétées à des stimuli alimentaires peuvent éventuellement conduire au contraire à une dégradation de l’appréciation : la recherche menée à ce sujet par Lévy et Köster paraît tout à fait exemplaire (1999) : reprenant les nombreux travaux menés sur les effets d’exposition répétées, ces auteurs constatent qu’on observe en fait deux principaux types de comportement : soit un

renforcement des préférences alimentaires conforme à la théorie de Zajonc (e.g. Pliner,

198249), soit une diminution de ces préférences (e.g. : Stang, 1975). Ce second phénomène est

expliqué par la lassitude du consommateur, résultant d’une consommation répétée du même

produit. La théorie des comportements exploratoires (e.g. : Berlyne, 1955, Dember et Earl,

1957) est largement sollicitée pour interpréter ces résultats apparemment inattendus. Ainsi en cas de lassitude, les préférences augmenteraient si les stimuli sont nouveaux et complexes tandis qu’elles déclineraient pour des stimuli familiers ou simples (Berlyne, 1970).

Une expérience portant sur des stimuli musicaux illustre la succession des deux phénomènes (Brickman et d’Amoto, 1975) : on demande à des individus de choisir librement une chanson parmi huit possibles. L’expérience comporte quarante séquences de choix. Dans un premier temps les individus explorent systématiquement les stimuli en variant leurs choix,

49 Les résultats sont toutefois contrastés : l’effet est non significatif dans la deuxième session expérimentale,

suggérant la nécessité de conditions préalables ; comme le souligne l’auteur elle-même, la question de l’importance relative de l’effet d’exposition par rapport à d’autres facteurs explicatifs de l’acquisition des

puis les choix s’orientent plus particulièrement vers une chanson ; mais le choix ne devient jamais systématique, les individus écoutant souvent d’autres chansons avant de revenir à leur œuvre préférée. On observe donc à la fois le développement d’une préférence pour la répétition (de la chanson préférée) et le développement d’une préférence pour la variété dont le but semble être d’éviter la lassitude. Lévy et Köster constatent ainsi que l’hypothèse de stabilité des préférences n’est pas vérifiée empiriquement, et que ces préférences évoluent en fonction des propriétés des stimuli (nouveauté, complexité) et des caractéristiques de

l’individu50 (expérience, motivation, curiosité). Sur cette base, ils mettent en place deux

expérimentations particulièrement ingénieuses destinées à mieux comprendre les conditions d’évolution des préférences alimentaires.

La première expérience concerne l’évaluation des préférences pour trois sodas durant quatre semaines, alternant sessions en laboratoire et dégustations quotidiennes à domicile. L’un des sodas, présent sur le marché français depuis des années est bien connu des sujets de l’expérience. Les deux autres sodas sont des reformulations non commercialisées. En laboratoire, les individus dégustent d’abord les trois sodas qu’ils notent selon leur appréciation. Puis il dégustent à nouveau ces produits, codés différemment, et choisissent le produit qu’ils veulent obtenir comme cadeau. A domicile, il leur est demandé de déguster chaque jour un produit codé différemment, selon un ordre imposé. En fait, le soda est toujours le même quel que soit son code (figure 2-6).

Figure 2-6 : Procédure expérimentale de la première étude (Lévy et Köster, 1999)

Les résultats font apparaître des différences nettes entre préférences et choix au sein de chaque session, même si les choix sont conformes aux jugements dans près de 50% des cas pour les produits reformulés donc nouveaux, et dans plus de 70% des cas pour le soda connu. En revanche, les variations des préférences mesurées à domicile durant les quatre semaines (24 jours) sont non significatives quels que soient les produits, et ne mettent en évidence ni

50 A ce titre une étude portant sur des expositions répétées à quatre boissons peu familières a montré que

l’évolution des réponses hédoniques dépend fortement de l’interaction individu/produit : l’effet d’exposition s’est révélé d’autant plus important que les boissons étaient perçues comme effectivement peu familières par les individus (Sulmont, 2000). Session en laboratoire 1. Mesure hédonique 2. Choix Dégustation à domicile Mesure hédonique 1 semaine Dégustation à domicile Mesure hédonique 2 semaines Dégustation à domicile Mesure hédonique 1 semaine Session en laboratoire 1. Mesure hédonique 2. Choix Session en laboratoire 1. Mesure hédonique 2. Choix Session en laboratoire 1. Mesure hédonique 2. Choix

effet d’exposition, ni effet de lassitude. Les effectifs étant un peu faibles, et la durée d’exposition peu réaliste, une seconde expérience est mise en place.

Trois boissons alcoolisées (dont l’une est commercialisée sur le marché français, les deux autres étant à nouveau des reformulations) sont testées à domicile durant trois jours consécutifs. Les sujets donnent chaque jour une note hédonique pour chacun des trois

produits. Puis il leur est demandé de consommer ad libitum les trois produits avant de dire

lequel il choisirait s’il leur était offert51. Il apparaît que les choix opérés évoluent

significativement durant les trois jours, alors même que les jugements varient assez peu. Plus de 30% des sujets font des choix qui ne confirment pas leurs préférences ; seuls 14,1% des individus ont des préférences constantes et 19,5% répètent le même choix chaque jour. Les auteurs concluent qu’un vrai besoin de changement apparaît, et qu’une durée de trois jours seulement est suffisante pour le mettre en évidence. Ces expériences montrent qu’en situation de libre choix, les attitudes mesurées par un jugement hédonique évoluent peu au fil des répétitions, tandis que la prise en compte d’aspects plus conatifs (intention ou choix) fait apparaître le développement progressif de choix ou de non choix plus affirmés. L’effet d’exposition n’est donc pas systématique, et un effet de lassitude peut également apparaître. Ces résultats confirment que l’effet de « simple exposition » en matière alimentaire « est rarement simple » (Mela, 1999).

Au-delà des limites spécifiques à la capacité explicative de chacune des formes d’apprentissage présentées ci-dessus, des limites plus générales peuvent également être soulignées.