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Loi dEngel

Section 1. Goûts et dégoûts : de quoi parle-t-on ?

2. Les déterminants biologiques du goût

Même si Rozin (2002) considère que l’importance accordée aux déterminants physiologiques et biologiques est excessive, il importe de rappeler ici leur existence et de préciser leur rôle : ces facteurs participent à l’explication de la variabilité interindividuelle des perceptions sensorielles, parallèlement aux variables psychologiques individuelles ou de personnalité.

Faurion (1993, p.80) illustre clairement ces différences biologiques et génétiques : « D’un individu à un autre, la sensibilité pour un produit peut varier dans un facteur 10. Si, de deux individus, l’un met deux sucres dans son café et l’autre, un demi, ce n’est pas nécessairement que l’un aime plus sucré que l’autre ; cela résulte éventuellement de la différence de leurs capteurs périphériques pour le sucre. La variété des profils nous montre

que le rapport des sensibilités pour un autre composé sucré que le saccharose (sucre) peut être inverse pour ces mêmes sujets. Tel qui prenait quatre fois plus de sucre dans son café prendra peut-être deux fois moins d’aspartame. De telles différences sensorielles, dues à un équipement différent en chimiorécepteurs, lui-même génétiquement déterminé, expliquent l’absence de consensus sensoriel en général et le manque de mots ». Pour cette auteure, « le goût individuel est déterminé par notre génome, lequel est responsable de perceptions significativement différentes, pour un même stimulus, chez divers individus ». Elle note toutefois qu’il est nécessaire de recourir à des échantillons de stimuli suffisamment grands pour faire apparaître des différences de sensibilité interindividuelles : ce point est important car il suggère une variabilité biologique relativement modeste.

En réalité, ce dont il est question ici, c’est bien de la perception sensorielle comprise comme la première composante du goût tel que défini précédemment, et non de la réponse hédonique. Ces recherches s’intéressent aux seuils perceptuels (intensité, discrimination, reconnaissance) et cherchent à objectiver les perceptions sensorielles. Pour reprendre un exemple cité par Faurion elle-même (p. 81), mais en l’interprétant différemment, certaines personnes classent la couleur turquoise dans les bleus, tandis que d’autres la classent dans les verts. Mais le fait de classer le turquoise dans l’une ou l’autre des catégories paraît relativement indépendant du jugement hédoniste sur cette couleur : par exemple, on peut percevoir le turquoise bleu, et aimer ou détester le turquoise. A l’appui de cet argument, on peut citer la revue de littérature réalisée par Mattes (1994) qui indique que la sensibilité à

l’amertume (i.e. la perception sensorielle d’une substance amère, et non la réponse hédonique

associée) peut permettre de prédire l’appréciation et la consommation d’aliments amers, mais que c’est bien la seule saveur pour laquelle cette relation peut exister. De même, Ton Nu (1996) remarque que les études de corrélations des préférences alimentaires entre jumeaux

« n’ont pas démontré l’héritabilité des goûts ». Elle cite une étude de Krondl et al. (1983) qui

observent une héritabilité forte pour la seule molécule amère de phénylthiocarbamide (PTC), mais pas pour le sulfate de quinine (autre molécule amère), ni pour les solutions sucrée, salée, ou acide. L’auteur conclut que « l’héritage génétique paraît donc avoir peu d’influence directe sur les préférences » (p. 262). Ceci est encore confirmé plus récemment par Mela (1999) pour qui les influences génétiques expliqueraient « seulement une très faible partie » des préférences alimentaires générales.

Dans une perspective marketing, l’approche biologique est utile car elle permet d’identifier la composante hédonique du goût comme un déterminant puissant des

comportements alimentaires ; elle indique également que si la composante sensorielle peut être influencée par la variabilité biologique, elle détermine cependant moins directement les comportements.

En revanche, et au-delà d’un hypothétique déterminisme génétique, l’existence de préférences innées résultant d’un processus adaptatif de l’espèce humaine tout au long de son évolution mérite d’être examinée.

2.1Sucré, salé, amer, acide, umami

On doit à Chevreul (1824) la distinction entre les quatre saveurs fondamentales (sucré, salé, amer, acide), parallèlement à la distinction entre sensation gustative et olfactive rétronasale. Dans l’antiquité, Aristote distinguait les saveurs sur un continuum unique

opposant le doux et l’amer. Une cinquième saveur appelé umami (i.e. : délicieux en japonais)

ou glutamate de sodium, initialement utilisée dans la cuisine japonaise comme exhausteur de goût, est souvent ajoutée depuis une trentaine d’années mais 20% des individus sont peu sensibles à son goût. On observe aujourd’hui une tendance à l’élargissement des saveurs de base : certains chercheurs ont identifié le goût de l’eau pure tandis que d’autres suggèrent de reconnaître la spécificité de la saveur de réglisse. Les recherches récentes plaident pour une plus grande variété des goûts de base, voire leur remise en cause, car il n’existerait finalement pas de récepteurs spécifiques à chaque saveur ; de même l’amer n’a pas encore été défini du point de vue moléculaire.

Parmi ces saveurs, deux au moins font l’objet d’un attrait ou d’une aversion innée. L’attrait pour la saveur sucrée est inné, universel et immuable, tant chez l’homme que chez la plupart des animaux (Bellisle, 1992). L’expression faciale qui est associée à son absorption se retrouve aussi chez les primates et le rat et « évoque le sourire » (Louis-Sylvestre, 2004). Cette préférence innée est généralement présentée par les biologistes comme le résultat d’un processus adaptatif, car les sucres constituent une source énergétique rapidement métabolisable. Toutefois, des travaux récents suggèrent que cette préférence a priori innée

pourrait en fait résulter d’un processus d’apprentissage in utero : les bourgeons du goût sont

matures dès le second trimestre de la grossesse, et le fœtus est capable de mémoriser de l’information sensorielle (au moins auditive ; Ton Nu, 1996). Or, perception et mémorisation sont les mécanismes de base du processus d’apprentissage. Cette hypothèse de formation d’une préférence très tôt dans le développement est également retenue par Louis-Sylvestre (2004) qui cite une expérience montrant que le fœtus du mouton augmente la fréquence de déglutition du liquide amniotique lorsqu’il est mis au contact d’une solution de saccharose (El

Haddad et al., 2002). Toutefois cette préférence innée est progressivement modérée : les préférences pour des concentrations sucrées élevées diminuent régulièrement entre l’enfance et l’âge adulte (De Graaf et Zanstra, 1999). De même, l’hypothèse de l’influence de cette préférence sur le développement de l’obésité chez l’enfant, l’adolescent ou l’adulte est désormais abandonnée : les études sensorielles montrent de grandes disparités des réponses à la saveur sucrée parmi les obèses (Drewnowski, 1997). En conséquence, il paraît peu probable que cette attirance gustative initiale puisse influencer particulièrement les choix de

consommation alimentaire41.

L’aversion innée pour la saveur amère semble également pouvoir être interprétée à la lumière de la théorie évolutionniste, puisque dans la nature les substances amères sont fréquemment toxiques (Fischler, 1990). Comme pour la saveur sucrée, cette aversion évolue vers une acceptation par apprentissage. La perception de cette saveur apparaît très différenciée chez les individus puisque la distribution de son seuil de perception est bimodale ; selon les populations on observe des pourcentages variables d’individus à grande et faible sensibilité au goût amer (Louis-Sylvestre, 2004). Ceci conduit par exemple les industriels du café à proposer des formulations différentes de leurs produits selon le degré d’acceptation de la saveur amère sur les marchés où ces produits sont commercialisés.

Le cas du piquant est analogue : il est universellement rejeté, mais la culture ou les facteurs d’environnement conduisent à son acceptation progressive (Rozin, 2000 ; Zajonc, 1968).

La saveur acide est également rejetée de manière innée, tandis que la saveur salée conduit à une réaction d’indifférence du nouveau né, identique à celle de l’eau pure.

Il apparaît que « les goûts innés contribuent modestement à l’établissement des préférences alimentaires alors que déjà, dans les premières semaines de la vie, la familiarité paraît avoir un rôle majeur » (Louis-Sylvestre, 2004, p. 320). Ton Nu (1996) affirme même qu’ « il est impossible de prédire les goûts individuels à partir de ces réactions innés envers les saveurs élémentaires, car elles peuvent évoluer sous l’influence de multiples facteurs ». Les chercheurs en sciences des aliments semblent donc s’accorder sur le faible ou très faible rôle de l’inné sur la sensation gustative ; Ils paraissent en outre unanimes quant à l’absence de

réponse hédonique innée aux odeurs (e.g. : Chiva, 1992). Or, le rôle majeur de l’olfaction

dans le goût a été rappelé précédemment.

41 Un sondage téléphonique IPSOS réalisé pour la Collective du Sucre auprès de 1019 individus fait apparaître

que pour 49% de l’échantillon, la saveur sucrée provoque le plus de plaisir, contre 45% pour la saveur salée (IPSOS, 19 et 20 mai 2000).

2.2Une « sagesse du corps » ?

Une autre question récurrente à propos des déterminants biologiques de la consommation alimentaire concerne l’existence hypothétique d’une aptitude humaine à optimiser les choix nutritionnels dans une situation donnée : « nous trouvons très généralement « bon » ce qui est bon pour notre équilibre nutritionnel, « mauvais » ce qui nous est nuisible. Il y a, bien entendu, d’énormes exceptions à cette généralité, par exemple le goût abusif pour l’alcool ». (Le Magnen, 1992).

Cette idée s’appuie sur les travaux déjà anciens de Davis (1939) qui a étudié les choix alimentaires spontanés de très jeunes enfants au sevrage (6 à 11 mois) en milieu hospitalier (où tous les choix alimentaires sont observables, contrairement aux études réalisées en crèche où seul le repas du midi, et éventuellement le goûter sont contrôlés). Ces enfants étaient libres de choisir les aliments qu’ils souhaitaient parmi un assortiment : les résultats montrent une grande variété des choix effectués, et selon Davis, une capacité innée à couvrir les besoins énergétiques et les besoins nutritionnels. Chez des enfants plus âgés (26 à 62 mois), la capacité à réguler spontanément d’un jour à l’autre les apports énergétiques semble confirmée

(Birch et al., 1991). Chez le rat soumis à un régime de choix libre, la croissance se révèle

même plus rapide que celle de rats témoins soumis à un régime équilibré établi par des

nutritionnistes (Richter et al., 1938). En réalité, la validité de ces résultats pourtant encore

régulièrement cités (e.g. : Boggio, 1992) serait entachée d’un problème de méthode : les

enfants de Davis ou les rats de Richter ne se voyaient pas proposer d’aliments sans valeur nutritionnelle, voire toxiques, et il n’était donc guère possible d’opérer de mauvais choix nutritionnels. Ainsi, les résultats de Richter n’ont jamais pu être répliqués (Galef, 1988). Tout récemment, Louis-Sylvestre (2004) avance que « tel qui a un besoin de fer consommera avec plaisir une grosse portion de haricots verts et tel autre préférera une tranche de foie » mais observe que l’existence même d’un certain nombre de pathologies nutritionnelles prouve que la couverture des besoins n’est pas toujours adéquate.

Chez l’homme comme chez l’animal de laboratoire, certains attributs sensoriels des aliments pourraient ainsi prédire la présence de nutriments, ou tout au moins les conséquences nutritionnelles de leur ingestion. La condition de base serait un apprentissage préalable (association de certaines caractéristiques sensorielles à des conséquences postingestives précises). Les nutriments stimuleraient également des récepteurs spécifiques localisés sur les parois du tractus gastro-intestinal permettant d’orienter les choix alimentaires en fonction de la nature des aliments déjà ingérés. Toutefois, les travaux en ce domaine paraissent

insuffisants (Thibault, 2004). En l’état actuel des connaissances, l’aptitude individuelle biologique ou physiologique à opérer les bons choix nutritionnels semble pour le moins limitée.

De même, il existerait un certain nombre de médiateurs physiologiques susceptibles de modifier les goûts : Dippel et Elias (1980) corrèlent une forte imprégnation progestéronique à une réduction de la préférence pour les stimuli très sucrés. Ces résultats sont également très controversés et, là encore, il semble exister un déficit de recherche en ce domaine des sciences des aliments (Fantino, 1992).

Il apparaît donc, d’une part que les facteurs physiologiques à l’origine des différences de perception n’ont pas un effet direct puissant et évident sur les apprécia tions, et d’autre part que les facteurs biologiques interviennent également de manière modeste ou discutable à ce niveau. En conséquence, une autre approche doit être envisagée : les préférences et choix alimentaires résulteraient alors davantage de processus d’apprentissage, lesquels prennent mieux en compte la nature affective du goût.