Choquant En phase
3. Les variables psychographiques
Les principales variables psychographiques sont les facteurs de personnalité, les valeurs et les styles de vie.
Ainsi que le constatent certains auteurs, l’étude des différences individuelles en terme de personnalité a été négligée par la recherche en comportement alimentaire (Yeo et al., 1997). De nombreuses recherches ont tenté de mettre en évidence le rôle de certains facteurs de personnalité dans la détermination des préférences alimentaires déclarées, sans résultats convaincants : de telles approches ne permettraient d’expliquer qu’entre 5 et 10% de la
variance des comportements alimentaires (Schutz et al., 1973). Une étude relativement
exhaustive a tenté de relier les préférences et les consommations d’aliments sucrés ou salés avec pas moins de trente cinq traits de personnalité (Stone et Pangborn, 1990) : peu de corrélations significatives émergent, mais le rôle de la recherche de sensation est mis en évidence, confirmant d’une certaine manière les résultats d’études antérieures. Logue et Smith (1986) ont ainsi montré que le goût pour les boissons alcoolisées et les aliments ethniques était significativement corrélé aux différentes dimensions de l’échelle de recherche
de sensation (Zuckerman et al., 1978) ; Terasaki et Imada (1988) observent quant à eux une
modeste relation entre le goût pour les épices et l’une des dimensions de l’échelle de recherche de sensations : la recherche de sensations fortes et d’aventures. De tels résultats suggèrent que les individus présentant une forte recherche de sensation pourraient être des food likers : Ils apprécieraient plus que d’autre les aliments en général (Raudenbush et al., 1995). Une autre étude trouve également un lieu entre la recherche de sensation et la consommation de café (Mattes, 1994).
Deux études utilisant notamment l’échelle de personnalité d’Eysenck et al. (1985)
aboutissent à des résultats contradictoires : chez les femmes, le goût salé ou du moins la consommation de sel est négativement corrélée au psychoticisme (r = -0,28) et positivement
corrélée à l’extraversion (r = +0,22) dans la première étude (Falconer et al., 1993). La
seconde étude montre des corrélations négatives dans les deux cas : r = -0,10 pour le
psychoticisme, et -0,12 (Yeo et al., 1997). Récemment une étude basée sur un panel de 850
individus aux Etats-Unis a permis de collecter un grand nombre d’inventaires de personnalité (Goldberg et Strycker, 2002). Durant quatre ans, les panélistes ont progressivement complété
le NEO-PI-R (i.e. : basé sur le modèle OCEAN ; Costa et McCrae, 1992), le 16PF (Sixteen
Personality factors questionnaire), le CPI (California Psychological Inventory), le HPI (Hogan Personality Inventory), le CISS (Campbell Interests and Skills Survey), et le TCI (Cloninger’s Temperament and Character Inventory). Ces indicateurs ont été mis en relation avec les habitudes alimentaires des panélistes évaluées par 48 items mesurant les fréquences de consommation de différents aliments. Sept traits de personnalité présentent des corrélations
Il s’agit surtout de l’ouverture aux expériences (Openess to Experience) et le caractère consciencieux (« Conscientiousness »). Toutefois, les comportements alimentaires mesurés semblent correspondre davantage à des motivations nutritionnelles qu’hédoniques puisqu’il s’agit surtout de consommation de fibre ou d’évitement de différentes matières grasses.
Deux limites méthodologiques semblent devoir être soulignées. D’une part, les préférences sont en général déclarées, mais ne résultent pas de tests de dégustation : les mesures ne sont pas équivalentes puisque des facteurs cognitifs peuvent influencer les goûts
alimentaires (e.g. : Birch, 1981). D’autre part, les mesures de personnalité « s’appuient surtout
sur des éléments cliniques de diagnostic de pathologies et s’adaptent mal aux préférences des sujets « normaux » » (Ton Nu, 1996 ; p.268).
En conséquence, il paraît possible d’améliorer le rôle explicatif des facteurs de personnalité en s’intéressant à des traits moins généraux, et en les adaptant spécifiquement à l’univers de consommation (Darpy et Volle, 2003). L’échelle de néophobie alimentaire (Pliner et Hobden, 1992) ou l’échelle de tendance à la recherche de variété en matière alimentaire (Van Trijp et Steenkamp, 1992) sont exemplaires d’une approche intégrant ces deux conditions :
• L’échelle de néophobie alimentaire (FNS, Food Neophobia Scale) est
unidimensionnelle et comporte dix items. La néophobie est définie comme la répugnance à manger et/ou l’évitement des aliments nouveaux. Ses auteurs montrent que ce trait est corrélé à d’autres traits plus généraux comme l’anxiété ou la recherche de sensation et qu’il varie avec l’âge. En revanche, il n’est pas relié au genre ou au fait d’être difficile en termes de choix alimentaires. Dans une autre recherche, il a été montré que ce trait n’était pas seulement prédictif de la volonté d’essayer de nouveaux aliments, mais également de l’appréciation hédonique résultant de la dégustation de ces
nouveaux aliments (Pliner et al., 1998). Dans une précédente recherche
l’hypothèse d’une relation négative entre néophobie et réponse hédonique n’avait pourtant pu être validée.
• De même il a été suggéré que le besoin de stimulation ou la recherche de
variété pourraient influencer les réponses hédoniques (Lange, 2000). Une étude met en évidence une corrélation positive entre recherche de sensation et appréciation de produits alimentaires, sur la base de mesures déclaratives et
non pas à partir de tests de dégustation (Raudenbusch et al., 1995). Ce résultat
réponse hédonique puisqu’il a été trouvé une corrélation négative (r = -0,62)
entre tendance à la recherche de variété et néophobie ( Meiselman et al., 1999).
La prise en compte des valeurs pour mieux comprendre les goûts paraît légitime
puisqu’elles influencent les perceptions et les évaluations des objets et des situations. Une valeur personnelle est « une conviction stable chez l’individu qu’un mode de conduite particulier ou un objectif poursuivi dans l’existence est préférable personnellement ou socialement à son contraire" (Rokeach, 1973). Les valeurs sont des croyances durables qui guident et motivent les comportements (Kahle et Timmer, 1983). Ainsi plusieurs études ont
montré que les valeurs représentent un déterminant important des choix alimentaires (e.g. :
Harrison et al., 1982 ; Lennernas et al., 1997). Toutefois, on considère habituellement que les
valeurs n’ont pas un effet direct sur le comportement et qu’elles agissent plutôt sur des
médiateurs du comportement comme les attitudes, le contrôle de soi (self-monitoring ;
Puohiniemi, 1995), l’individualisme (Schwartz, 1994), les styles de vie (Scholderer et al.,
2002, Brunø et al., 2004). Tout récemment une étude a montré que les valeurs représentent la
principale source de motivation d’achat de produits d’agriculture biologique en Grèce (Chryssohoidis et Krystallis, 2005). Les auteurs ont utilisé le « List of Value » (LOV, Kahle, 1986) et obtiennent une corrélation de 0,29 entre les valeurs à orientation interne (sentiment d’accomplissement, épanouissement personnel, respect de soi, besoin d’excitation) et le comportement déclaré d’achat de produits d’agriculture biologique, les motivations correspondantes étant la santé et le goût. Les valeurs externes (en particulier sens de l’appartenance) correspondent quant à elles à une motivation environnementale. Les résultats de cette recherche suggèrent que les valeurs individuelles pourraient sinon influencer le goût du moins renforcer l’importance du goût comme critère de choix des aliments. Dans une autre
étude, Goldsmith et al. (1995) trouvent une relation négative significative entre pratiquement
toutes les valeurs du LOV et la fréquence de consommation d’aliments service (e.g. : pizza à
domicile, surgelés micro-ondables) ; En particulier, une régression pas à pas destinée à expliquer l’attitude « pro-snacking » donne un poids comparable aux valeurs (épanouissement personnel , béta = -0,20 et besoin d’excitation , béta = 0,18) et aux variables démographiques (niveau d’étude, béta = -0,25 et revenu, béta = -0,19). Ce résultat est intéressant car les six items mesurant ce que les auteurs appellent l’attitude « pro-snacking » sont explicitement liés
au goût (e.g. : « Pour moi le goût est plus important que la nutrition ; les produits de snacking
Une autre étude utilisant le « Schwartz Value System » (SVS, Schwartz et Bilsky, 1987 ; Schwartz, 1992) fait apparaître des disparités selon les pays entre motivations
alimentaires et système de valeur (Brunsø et al., 2004) : le comportement alimentaire motivé
par le goût est significativement et positivement corrélé aux valeurs d’hédonisme en Allemagne (r = 0,22) , tandis qu’il est associé aux valeurs de sécurité en Espagne. Les auteurs interprètent ce résultat comme le fait qu’en Espagne le goût est surtout garanti par le respect des moyens traditionnels de préparation et de conservation des aliments.
Un autre intérêt de l’étude réalisée par ces chercheurs danois réside dans la prise en
compte des styles de vie alimentaires. Les styles de vie représentent une autre variable
psychographique très utilisée par les chercheurs en comportement alimentaire. Les styles de vie résultent notamment des valeurs (Lazer, 1969) et correspondent à un mode de vie caractérisé par les activités, intérêt et opinions des individus (Plummer, 1974). Les styles de vie dans le domaine alimentaire peuvent être analysés au moyen du « Food-Related Lifestyle » (FRL, Brunsø et Grunert, 1995) : il s’agit d’un « ensemble de catégories cognitives et de scénarios associés reliant un ensemble de comportements alimentaires à un ensemble de valeurs » (Brunsø et Grunert, 1995). Le FRL couvre cinq grands aspects de l’alimentation, déclinés en 23 facteurs et mesurés par 69 items (trois items par facteur). Ces cinq aspects concernent les pratiques d’achat, la qualité de l’aliment, les méthodes de préparation, les situations de consommation, et les motivations d’achat. Le goût fait naturellement partie des aspects qualité, au même titre que la relation qualité/prix, la fraîcheur, ou les attributs nutritionnels.
Une étude norvégienne portant sur des adolescents a tenté de relier les styles de vie
aux préférences (mesurées sur une échelle bipolaire like/dislike) concernant des plats à base
de poisson, de viande, et des « aliments modernes » (e.g. : hamburger, pizza, lasagnes) : les
résultats font apparaître que les variables de styles de vie incluant des activités, intérêts et opinions généraux et spécifiques à l’alimentaire contribuent significativement à l’explication des choix et préférences alimentaires.
Enfin, une étude menée auprès de femmes hollandaises n’a pas permis de mettre en
évidence un lien entre style de vie et consommation de produits service (Veenma et al., 1995).
Si dans l’ensemble, les études en ce domaine semblent suggérer la possibilité d’une relation entre préférences gustatives et styles de vie, il convient toutefois d’émettre quelques réserves : les opérationnalisations du concept ne paraissent guère comparables en raison du
niveau de spécificité retenu et en raison du choix des éléments constitutifs des styles de vie. Ainsi les mesures peuvent prendre en compte les activités, intérêts, opinions alimentaires ou non alimentaires, intégrer des valeurs, des motivations, voire des attitudes. La faiblesse conceptuelle des styles de vie, variable « pot pourri » explique sans doute l’hétérogénéité des opérationnalisations (Valette-Florence, 1989).
A ce point de la revue de la littérature, et en conclusion à cette section, il paraît utile de tenter une synthèse partielle des déterminants du goût (figure 2-9) :
Formation collective du goût •Culture •Classe sociale •Famille Apprentissage Expositions Familiarité Préférences sensorielles Appréciation hédonique Goût Préoccupations Nutrition Santé Contraintes économiques Attentes de service Motivations idéologiques Formation individuelle du goût •Génétique •Socio-démographique •Psychologique •Psychographique Choix
Figure 2-9 : La place du goût dans le processus de choix alimentaire
La recherche en comportement alimentaire admet largement le rôle central de l’apprentissage, notamment par influence sociale, dans la formation des préférences sensorielles. Ces préférences et le plaisir gustatif qui leur est associé constituent la principale motivation du comportement alimentaire. D’autres motivations interviennent, mais essentiellement de manière indirecte : le prix, l’avantage nutritionnel, le caractère pratique, le pays d’origine ou encore le mode de production d’un aliment n’influencent son choix que si et seulement si le goût n’est pas aversif, mais au moins acceptable et si possible agréable Ces motivations contribuent également à former les préférences. En tenant compte des suggestions récentes de Chiva (2000) et Rozin (1999, 2002) sur le caractère éventuellement insuffisant de l’apprentissage et des facteurs sociaux, il convient de s’interroger sur le rôle des facteurs
individuels. Leur déterminisme paraît modéré au niveau des processus d’apprentissage, en comparaison des facteurs sociaux. Le rôle de la génétique en particulier semble secondaire. En revanche, les variables socio-démographiques, et plus encore psychologiques et psychographiques méritent d’être davantage étudiées car elles pourraient agir de manière significative sur les motivations et en particulier les appréciations hédoniques selon des mécanismes qui seront appréhendés dans la section suivante.
La place centrale du goût parmi les motivations alimentaires conduit à préciser le
questionnement initial proposé à l’issu du chapitre précédent : au-delà des effets
d’apprentissage dont l’importance paraît désormais essentielle surtout chez le jeune enfant, quelles variables individuelles interviennent dans la formation du goût ? Outre l’identification de ces variables, il convient également d’évaluer leur importance relative et leurs statuts respectifs en proposant un cadre conceptuel.