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Comportement Conséquence Effet associé

Section 3. Panorama des recherches sur les déterminants individuels du goût

La faible prise en compte des variables individuelles semble donner raison au proverbe

des scolastiques du Moyen Age – De gustibus et coloribus non disputandum – affirmant que

« des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter »… certains estiment même qu’ « il n’y a pas d’explication au goût » (Bartlett, 1980). Ce constat décourageant mérite toutefois d’être tempéré : il est certainement difficile à ce jour de prédire la préférence d’un individu pour un aliment en particulier, mais il paraît possible d’identifier des variables individuelles susceptibles d’influencer les réponses d’une personne à l’égard d’une catégorie d’aliment

(Raudenbush et al., 1995).

Sur la base des travaux menés par Shepherd (1985), et en reprenant les pistes de recherche suggérées par Sirieix (1999), il paraît donc intéressant d’explorer dans une perspective pluridisciplinaire la nature des liens entre certaines caractéristiques individuelles

et les préférences alimentaires. En effet, ces dernières ne sont pas stables chez l’omnivore, contraint de rechercher la variété : comprendre les liens entre recherche de variété et préférences alimentaires présente une utilité réelle d’un point de vue managérial, notamment en ce qui concerne la fidélité à la marque, la substituabilité entre produits, ou même la concurrence intercatégorielle. L’offre pléthorique (il existe actuellement sur le marché français plus de 100 000 références de produits alimentaires) contribue au développement de la tendance à la recherche de variété dans ce domaine, et l’importance de son rôle ne fait guère de doute (Steenkamp, 1996). Plus généralement, sur un marché où la notion de plaisir occupe une place de plus en plus centrale, et en accord avec l’approche du marketing expérientiel, il paraît intéressant de chercher à mieux comprendre le rôle des tendances exploratoires, des émotions, et des variables psychologiques d’une manière générale. Constatant les limites des modèles cognitifs mais aussi des représentations sociales, Sirieix (1999) estime que des recherches sur les facteurs individuels « permettraient de mieux distinguer les origines des préférences et des rejets de produits ».

Les travaux qui ont étudié les liens éventuels entre les facteurs individuels et les goûts, préférences ou choix alimentaires sont moins nombreux que ceux portant sur les

apprentissages ou le rôle de l’environnement54. La définition du goût retenue ici est large et

polysensorielle, et intègre l’ensemble des perceptions en œuvre lors de la consommation d’un aliment. Compte tenu des liens étroits existants entre les sens de la vue, de l’olfaction et de la gustation, il sera question dans ce qui suit du rôle des facteurs individuels sur ces trois sens. La revue de littérature menée dans cette section est organisée selon le triptyque habituel et distingue les variables socio-démographiques, psychologiques, et psychographiques.

1. Les variables socio-démographiques

Ces variables sont très souvent utilisées dans les études s’intéressant aux différences interindividuelles, en raison notamment de leur apparente simplicité de mesure. Leur capacité discriminante paraît généralement décevante : l’âge, le sexe, le revenu ou la localisation géographique permettent assez bien de déterminer l’appartenance d’un individu à un marché, mais ne permettent généralement pas de comprendre pourquoi un individu préfère la marque A tandis qu’un autre préfère la marque B.

54 Il est frappant d’observer que l’ « oubli » des variables psychologiques a également marqué durablement la

Les recherches en comportement alimentaire testent généralement les différences de genre au niveau des préférences. Par exemple, dans une étude portant sur les aliments les plus et les moins appréciés de 355 Canadiens francophones adultes, il a été observé que les femmes rejettent davantage les viandes et produits carnés que les hommes (p < 0,01), tandis que le résultat inverse est obtenu pour les légumes (p < 0,05) ; la principale raison invoquée

par les sujets concerne les caractéristiques gustatives de ces produits (Letarte et al., 1997).

Ces résultats corroborent en partie ceux obtenus lors d’une étude menée en France auprès de 321 enfants et adolescents : à l’exception des légumes la fréquence des rejets s’y révèle plus forte chez les filles que les garçons (Fischler, 1985). Ce sociologue suggère que de tels résultats pourraient s’expliquer par l’effet de stéréotypes sociaux : on attend des garçons

davantage de courage et donc moins de néophobie55 alimentaire, et les préoccupations

nutritionnelles concerneraient essentiellement les filles.

Une étude récente portant sur un échantillon de taille considérable (917 individus âgés de 10 à 79 ans) s’est intéressée aux effets du genre et de l’âge, et de leur interaction, sur les réponses hédoniques concernant des jus d’orange : de manière très significative, les hommes

donnent ici encore de meilleures notes que les femmes (p = 0,0008)56 (Cordelle et al., 2004).

Cette même étude fait apparaître que les sujets les plus jeunes et les plus âgés ont des réponses hédoniques plus élevées que les classes d’âge intermédiaire (p < 0,0001). Ce résultat s’expliquerait en partie par le degré de familiarité des individus avec le produit étudié. En revanche, aucune interaction genre x âge n’a pu être mise en évidence sur l’ensemble de l’échantillon. Toutefois, dans l’étude précitée portant sur des enfants de 4 à 18 ans, Fischler avait observé que la différence d’appréciation entre garçons et filles augmente généralement avec l’âge (figure 2-7 ; Fischler, 1985)

55 La néophobie est un trait spécifique de personnalité, défini comme une réaction de peur éprouvée par un

individu face à un aliment nouveau et conduisant au rejet de cet aliment (Pliner et Hobden, 1992)

Figure 2-7 : Aversion pour la “peau de lait” (Fischler, 1985)

Les corrélations susceptibles d’exister entre variables individuelles et appréciations gustatives sont difficiles à faire apparaître dans la mesure où les conditions d’une dégustation à l’aveugle entraînent une hétérogénéité importante des réponses hédoniques (cf. Chapitre 4). En conséquence il est « nécessaire de disposer d’un très grand nombre de consommateurs pour espérer mettre en évidence plusieurs groupes distincts ayant des profils de note différents » (Lange, 2000, p. 148) ; compte tenu de cette variabilité, Lange opte dans sa recherche doctorale pour une alternative méthodologique et prend en compte l’écart-type individuel des notes hédoniques. Toutefois, la valeur de l’écart-type ainsi calculé ne présente aucune corrélation avec les variables âge et sexe, dans aucune des quatre études qu’elle a menées.

Au niveau de la perception sensorielle, on observe une dégradation des seuils perceptuels et différentiels avec l’âge pour la sensation gustative et plus encore pour l’olfaction. La sensibilité aux goûts sucrés, salés et amers décline à partir d’environ 50 ans, et

à partir de 60 ans pour l’acidité. Les préparations alimentaires à stimuli mixtes (e.g. :

amertume du café et sucre) commencent à poser des difficultés d’identification au delà de 65 ans. Ces différences de perceptions conduisent à des modifications des préférences alimentaires (Bellisle, 1999). D’autres études constatent des altérations plus précoces pour

0 10 20 30 40 50 60 70 80 90

4 ans 5-7 ans 11-14 ans 17-18 ans

l’olfaction et mettent en évidence une relation négative entre âge et perception, et cela dès

30-40 ans (Guichard et al., 1998). Les femmes seraient en outre plus sensibles aux odeurs que les

hommes (Bonnefoy et Moch, 1997), et le processus de dégradation perceptuel paraît plus tardif (Murphy, 1985).

Des résultats similaires sont retrouvés concernant les couleurs même s’ils paraissent parfois contradictoires, sans doute en raison de la variété des choix méthodologiques retenus (voir Divard et Urien, 2001, pour une revue). Comme pour les odeurs, les femmes seraient plus sensibles aux couleurs (Guilford et Smith, 1959). Elles préféreraient les couleurs claires et peu saturées (Radeloff, 1990 ; Marney, 1991). Pour la variable âge, il est établi que les

enfants préfèrent davantage le rouge et le jaune que les adultes (Bjerstedt, 1960 ; Child et al.,

1968).

D’autres caractéristiques comme par exemple le revenu, le niveau d’éducation, le statut professionnel, le statut marital ou la localisation géographique peuvent également être étudiées. Toutefois elles résultent davantage d’une construction socioculturelle de l’individu et il est dès lors possible qu’une éventuelle relation entre ces caractéristiques et les préférences alimentaires ne représente rien d’autre qu’un artefact : par exemple, les aliments-service surgelés ou « micro-ondables » sont probablement préférés par les individus actifs, urbains, et appartenant à des foyers dans lesquels la femme exerce une activité professionnelle. Cette préférence n’est pas expliquée directement par leurs caractéristiques socio-économiques, mais parce que ces caractéristiques et les contraintes qui en découlent conduisent ces individus à acheter et consommer plus fréquemment ce type d’aliment. Or, comme on l’a vu, la familiarité par expositions répétées augmente les préférences.

Les facteurs socio-démographiques sont de moins en moins prédictifs des comportements, attitudes et préférences à l’époque post-moderne (Rochefort, 1997). Ainsi, les variables socio-démographiques et économiques n’expliquent pas plus de 16% de la variance des dépenses en hypermarché (Volle, 2000). L’une des raisons à ces faiblesses tient éventuellement à la modification progressive de la définition de ces variables : on parle moins de genre que d’identité sexuelle ; l’âge n’est plus seulement chronologique, mais aussi biologique ou subjectif. En conséquence, l’opérationnalisation traditionnelle de ces variables paraît de moins en moins valide et pertinente. Le consommateur « caméléon » (Dubois, 1996) tend à s’affranchir des frontières sociologiques ou physiques entre catégories socio-démographiques (Rochefort, 1997).

2. Les variables psychologiques

La très forte adhésion des chercheurs en comportement alimentaire au paradigme de l’apprentissage des goûts explique sans doute la relative rareté des études centrées sur le rôle des variables psychologiques.

Pourtant depuis quelques années, et parallèlement à la reconnaissance de certaines limites inhérentes aux facteurs sociaux (Rozin, 1991, 1999, 2002) et aux processus d’apprentissage (Chiva, 2000), quelques recherches se sont intéressées à ces variables, et ont éventuellement essayé de tester leur impact sur les préférences alimentaires.

Parmi les très nombreuses variables psychologiques, les motivations, le besoin de cognition, la confiance en soi, l’estime de soi, ou encore l’implication ont suscité quelque attention.

En matière alimentaire, les motivations représentent le principal facteur

psychologique étudié57. La première taxonomie proposée retient trois facteurs motivationnels

de base (Fallon et Rozin, 1983) : les réactions sensorielles et affectives aux aliments (goût, odeur, texture, et apparence), les conséquences anticipées de l’ingestion, et les motivations idéologiques (figure 2-8). Les auteurs considèrent que la plupart des différences individuelles en terme de préférences alimentaires résultent de la dimension sensorielle-affective.

Figure 2-8 : Taxonomie des motivations alimentaires (Rozin et al., 1986)

57 « Les motivations sont l’ensemble des déterminants irrationnels : les désirs, les besoins, les émotions, les

sentiments les passions, les intérêts, les croyances, les valeurs vécues, les fantasmes et les représentations imaginaires, les complexes personnels, les conditionnements et les habitudes, les attitudes profondes, les opinions et les aspirations » (Mucchielli, 1992). Cette définition renvoie surtout aux approches classificatoires, dominantes en comportement alimentaire. L’autre approche, en terme de force qui pousse à agir pour satisfaire un besoin, est moins développée, peut-être en raison d’une moindre intensité des besoins en économie de satiété.

Trois motifs de rejet ou d’acception des aliments