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Choquant En phase

Section 4. Le goût et les processus perceptuels

1. Le processus perceptuel et l’influence des variables individuelles

« La perception est le processus par lequel un consommateur prend conscience de son environnement de marketing et l’interprète de telle façon qu’il soit en accord avec son schéma de référence » (Dussard, 1983, p. 77). Ainsi la perception est l’évaluation des stimuli

marketing (e.g. : les caractéristiques d’un produit donné) en fonction des critères d’évaluation

propres au consommateur (i.e. son « schéma de référence »). Cette définition est intéressante

car elle fait intervenir implicitement la psychologie du consommateur, en œuvre dans l’interprétation des stimuli, et comme fondement du schéma de référence. McGuire (1976) consacre d’ailleurs une large part de son article à la prise en compte des variables individuelles au niveau des différentes étapes du processus perceptuel. A ce titre son analyse

du processus perceptuel (vu comme les cinq premières étapes du processus de traitement de l’information) reste d’actualité, trente ans après sa publication, et paraît même non

conventionnelle sur certains aspects59.

Ce psychologue remet par exemple en cause l’idée encore généralement admise de la sélectivité de la perception. Pour lui la sélectivité n’est pas qualitative : les individus ne veulent pas « seulement entendre ce qu’ils connaissent déjà (…) La nouveauté, la surprise, la controverse, etc. ont aussi leur attrait » (p. 304). Or de tels stimuli augmentent la probabilité d’être exposé à des informations dissonantes. Cette analyse suggère donc le rôle de traits comme la recherche de nouveauté, de sensation ou de stimulation lors de l’exposition qui est la première étape du processus perceptuel. McGuire suggère par exemple que les campagnes nutritionnelles peuvent influencer les individus peu motivés par cet aspect de leur alimentation si elles leur proposent des solutions alternatives plutôt que de jouer sur les peurs alimentaires.

En revanche, la sélectivité est certes quantitative car l’individu trie dans les très nombreux stimuli de l’environnement ceux qui paraissent pertinents en fonction de ses besoins. Ce mécanisme intervient lors de la seconde étape qui est l’attention. Le niveau d’attention dépend en partie du stimulus lui-même : il existe un seuil absolu ou minimum en deçà duquel le stimulus n’est pas perçu et un seuil différentiel représenté par la plus petite différence perceptible entre deux niveaux de stimuli. Ce seuil différentiel peut s’exprimer par la loi de Weber qui pose que la variation minimale perceptible est le produit de l’intensité initiale du stimulus par une constante dépendant de la nature du stimulus. Cette loi est généralement formulée sous la forme de l’équation suivante :

∆I = K I

avec I, intensité du stimuli d’origine, et K constante fonction de l’organe sensoriel et du stimuli. Ainsi, le seuil différentiel est estimé à k = 0,15 pour une solution sucrée simple (Schultz et Pilgrim, 1957), à 0,32 pour la teneur en sucre dans le chocolat, ou encore à 0,64 dans le cas d’une soupe de tomate ; ces deniers seuils plus élevés s’expliqueraient par

présence de plusieurs goûts, tendant à masquer la saveur sucrée (Conner et al., 1988).

59 D’un point de vue pratique, le texte de McGuire présente en outre un intérêt pédagogique particulier pour

Toutefois, McGuire précise que les déterminants de la sélectivité perceptuelle sont davantage liés à la personne qu’au stimulus ; il cite le rôle de l’intérêt, des valeurs, des attentes, de la familiarité et aussi paradoxalement de la tendance à rechercher des stimuli incongrus et surprenants. L’implication durable (intérêt) et situationnelle (risque perçu) affectent également directement l’attention (Dubois, 1994). De même, les capacités cognitives et les styles cognitifs (certains travaux nord-américains utilisent d’ailleurs l’expression « styles perceptuels », (Assael, 1987) déterminent notamment l’allocation de ressources cognitives lors de la phase d’attention.

Ces styles cognitifs interviennent également dans l’étape de compréhension, troisième étape du processus perceptuel dans la conceptualisation de McGuire. La compréhension passe par la catégorisation du stimulus, l’élaboration et l’intégration. La catégorisation suppose la distinction de niveaux : par exemple un gâteau de couleur brun foncé sera perçu comme plus fort en chocolat, savoureux et raffiné que le même gâteau coloré en brun intermédiaire ou

brun clair (Tom et al., 1987). Elle conduit ensuite à associer le stimulus à une catégorie : une

crème au chocolat est un dessert lacté qui en tant que tel peut convenir pour certains types de repas, dans un cadre social relativement défini.Ce mécanisme permet de comprendre tous nouveaux stimuli comparables et de les intégrer dans une catégorie existante. L’élaboration du

stimulus consiste à le relier à des concepts verbaux (i.e. : « dessert ») ou non verbaux

(imagerie, couleur, odeur, goût,…), et dépend notamment de l’importance du stimulus pour l’individu et donc de son implication.

Enfin l’intégration est l’opération par laquelle l’individu isole et ne retient qu’un élément du stimulus : mis en présence d’une crème dessert au chocolat, le consommateur retiendra l’intensité de la couleur, la force du chocolat, la teneur en sucre, ou l’épaisseur de la

texture. Par analogie avec les travaux en psychologie de la forme (Gestalt), largement utilisés

pour les stimuli visuels publicitaires, l’élément sensoriel central retenu par l’individu confronté à la dégustation d’un aliment renvoie à la notion de figure, tandis que les autres attributs constituent le fond. Il est fondamental que l’élément le plus important du stimulus soit évalué positivement par le consommateur. En matière alimentaire, la grande différence

avec l’utilisation des apports de la Gestalt en publicité réside dans le fait qu’il n’est guère

possible d’isoler a priori la figure du fond comme cela se pratique fréquemment en communication publicitaire : dans l’image célèbre du gobelet et des jumeaux (figure 2-10), la

s’agit d’une « figure ambiguë » qui offre deux perceptions possibles. Toutefois on peut penser que la perception prégnante ne dépend pas des caractéristiques de l’objet-image uniquement, mais également des caractéristiques de l’individu comme par exemple ses capacités cognitives : certains verront spontanément le vase, tandis que d’autres percevront d’abord les deux profils. En matière alimentaire, le stimulus sensoriel prégnant (aspect, couleur, odeur, goût, ou parfum) dépendrait donc en partie de caractéristiques individuelles.

Figure 2-10 : Le gobelet et les jumeaux (Edgard Rubin, Vase, 1915)

L’étape suivante d’acceptation résulte de la confrontation du stimulus perçu avec le « schéma de référence » dans la définition de Dussart : la perception de l’aliment doit être en accord avec les valeurs, motivations et croyances alimentaires du consommateur. Le problème de la crédibilité de la source, généralement étroitement associé à la phase d’acceptation dans le processus perceptuel, cadre assez mal avec la spécificité de l’aliment, source du stimulus. Toutefois, lorsqu’une société d’assurance maladie propose de rembourser partiellement les achats d’alicaments de ses adhérents, elle contribue à renforcer la crédibilité du message nutritionnel des firmes agro-alimentaires qui proposent de tels produits : en conséquence, un individu ayant des motivations nutritionnelles minimales pourra progressivement accepter et apprécier une margarine aux vertus diététiques ainsi rendues crédibles, alors même qu’il ne consommait préalablement que du beurre. La crédibilité peut donc jouer un rôle important dans le changement des attitudes, préférences et comportements alimentaires. McGuire rappelle que la crédulité varie selon certaines caractéristiques individuelles comme l’âge, le sexe, la personnalité et les capacités cognitives.

Dans une dernière étape, le stimulus préalablement perçu, compris et accepté va éventuellement être retenu. Cette phase de rétention ou d’acquisition correspond à la création d’un réseau de neurones dans le système nerveux central qui permettra de rappeler ultérieurement en mémoire le stimulus et son interprétation. La rétention est aussi le passage de l’information de la mémoire de travail ou à court terme (qui a permis la compréhension et

l’acceptation) à la mémoire à long terme60, dont l’efficacité spectaculaire a été magistralement

illustrée par Proust (1913) lorsque Swann se remémore le goût de la madeleine de son enfance :

(…) je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. (…)

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.

(…) quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.

Les odeurs, dont le rôle est essentiel dans la perception gustative globale ont effectivement la faculté de resurgir en mémoire avec une facilité étonnante (Maille, 2001).

La figure 2-11 propose une synthèse des différentes variables individuelles susceptibles d’influencer les étapes du processus perceptuel proposé par McGuire.

60 Le premier niveau de mémorisation est la mémoire sensorielle, qui n’intervient que dans la phase initiale

d’exposition. Ce niveau est extrêmement court et explique pourquoi lors d’une séance de dégustation les sujets goûtent à plusieurs reprises l’échantillon alimentaire proposé.

Stimuli de la dégustation Vue, odorat, toucher

Goût, ouïe Exposition Seuil perceptuel Discrimination Attention Allocation de ressources cognitives Compréhension Catégorisation Elaboration Intégration Acceptation Rétention

Figure 2-11 : Les variables individuelles intervenantes dans le processus perceptuel

Les cinq étapes du processus perceptuel proposé par McGuire, peuvent être comparées aux trois étapes du processus physiologique de la perception (McLeod, 1990). L’exposition correspond à la stimulation des récepteurs sensoriels qui transmettent électriquement l’information dans les zones cérébrales concernées. Cette phase est appelée transduction ou codage. La seconde étape dite d’intégration cognitive a pour but de fournir une signification utilitaire, cognitive et affective, aux stimuli de la dégustation ; elle correspond aux étapes d’attention, compréhension et acceptation dans le processus proposé par McGuire. Enfin la rétention est essentiellement vue comme dépendant de la familiarisation par expérience répétée chez les physiologues.

MEMOIRE Valeur, Familiarité Implication durable Risque perçu Capacités cognitives Recherche de sensation Recherche de nouveauté Besoin de stimulation Styles cognitifs Valeurs, motivations Croyances Age, sexe Personalité Capacités cognitives Familiarité

Il a été rappelé précédemment que le comportement de consommation alimentaire ne

concerne pas que le goût au sens strict du terme, et que le processus perceptuel résulte des

stimuli de la dégustation. L’approche ne peut donc être que polysensorielle et le rôle respectif des différents stimuli sensoriels et de leurs interactions mérite d’être précisé.

Ainsi la vue joue un rôle très important dans la formation de l’appréciation hédonique globale. Dans le cas de desserts lactés chocolatés par exemple, l’interdépendance des sens de la vue et du goût, ou plus exactement le poids important de la vue dans l’appréciation

sensorielle globale est confirmé (e.g. : Lenglet, 2003).

Toutefois, cette règle souffre un certain nombre d’exceptions et dans l’étude citée le produit le moins apprécié sur le critère visuel se révèle le produit préféré globalement après dégustation. De même la couleur du riz détermine a priori les préférences, sous certaines

conditions (D’hauteville et al., 1997). La primauté de la couleur peut également apparaître

lorsque ce stimulus n’est pas congruent avec l’aliment : La réaction aversive lors de l’expérimentation d’ingestion de pommes de terre bleus déjà évoquée (Tysoe, 1985) illustre ce phénomène.

Enfin, la couleur peut renforcer le niveau perçu de goût, comme dans une autre expérience citée précédemment et dans laquelle des gâteaux colorés en bruns clairs, intermédiaires et foncés, sont perçus comme plus ou moins forts en chocolat alors même

qu’ils étaient en réalité parfumés à la vanille (Tom et al., 1987).

Chronologiquement, lors de la consommation d’un aliment la vue intervient en premier, puis l’odeur, le parfum (voie rétronasale) et le goût interviennent dans le processus perceptuel. L’odeur et la saveur entretiennent également des interrelations fortes susceptibles de conduire à leur confusion (D’Hauteville, 2003). Toutefois ces interactions peuvent dépendre des choix méthodologiques mis en œuvre (Prescott, 1999).

Le tableau 2-3 présente une synthèse des propriétés des différents stimuli et de leurs interactions.

Sens Stimulus Propriétés physiologiques Quelques conséquences sur le processus perceptuel

Vue Forme,

taille, couleur

- Peu dépendant de l’état

physiologique des sujets, de leur âge ou sexe

- Stimulus peu ambivalent,

peu dépendant des autres stimuli sensoriels - Information structurante de la mémoire sensorielle - Expérience communicable (expérience possible) - Evaluation ex-ante Odorat Odeurs, arômes - Dépendant de l’état physiologique (santé, tabagie, satiété, fatigue)

- Conditionnement par

l’information visuelle et verbale

- Précurseur de la perception

gustative

- Identification limitée même après

apprentissage

- Faible capacité à différencier

Goût Saveurs, flaveurs

- Dépend de la fatigue ; effet

de satiété sensorielle spécifique

- Dépend de la vue et de

l’odeur

- Mémorisation idiosyncratique

par exposition répétée

- Identification limitée même après

apprentissage

- Faible capacité à différencier

- Evaluation ex-post

Toucher Texture - Peu dépendant de l’état physiologique des sujets, de leur âge ou de leur sexe

- Stimlus moyennement ambivalents - Information structurante de la mémoire sensorielle - Expérience communicable (apprentissage)

- Evaluation ex-ante possible

Tableau 2-3 : propriétés des stimuli sensoriels et conséquences sur le processus perceptuel dans un contexte alimentaire (d'après D'Hauteville, 2003, p. 20)

Si de nombreuses variables individuelles intervenantes dans le processus perceptuel du goût sont maintenant identifiées, il convient également d’envisager la manière de les intégrer dans un modèle explicatif global conforme au cadre du marketing sensoriel retenu à l’issue du chapitre 1.