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L’édifice a été découvert en mai 1992 lors de la mission franco-égyptienne de « Reconnaissance de la pointe orientale du Delta » par une équipe dirigée par Guy Wagner et Jean-Yves Carrez-Maratray (C.N.R.S.), et par Mohammed Abd El-Samie, inspecteur en chef de l’O.A.E. Dénommée « Tell Kana’is VII » en raison de sa position géographique, la construction a été identifiée comme étant un théâtre datant de l’époque romaine. Un premier relevé des vestiges est réalisé par l’Institut Français d’Archéologie Orientale (I.F.A.O.). En 1993, une mission de l’Institut Suisse du Caire entreprend une prospection topographique et archéologique de la zone afin de dresser une carte générale, à laquelle est ajoutée le relevé des vestiges déjà établi ; le théâtre prend alors l’appellation « Kana’is 10/A »320. Enfin, une campagne de fouilles a lieu en 1994 afin d’estimer, par un jeu de coupes et de décapages, la nature et les dimensions des constructions préservées, et d’obtenir ainsi suffisamment de données pour obtenir une première vision d’ensemble de l’histoire du monument321.

319 ABD EL-MAQSOUD, EL TABAI, GROSSMANN, « The Late Roman army castrum at Pelusium (Tall al-

Farama) », CRIPEL 16, 1994, p. 95-103.

320 JARITZ et al. 1994. 321 JARITZ et al. 1996.

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1 – Composantes architecturales de l’édifice (plans pl. LI-LII)322

Grâce aux vestiges conservés, le plan de l’édifice a pu être restitué avec une marge d’erreur relativement faible. À première vue, le théâtre obéit au modèle vitruvien sur de nombreux points : la cavea semi-circulaire est structurellement associée aux aditus maximi, dont la longueur correspond à celle des annexes situées à chaque extrémité du bâtiment de scène, les parascaenia. L’ensemble possède ainsi un aspect unitaire et fermé, à l’image du modèle impérial. L’originalité de l’édifice provient de deux éléments : les dimensions de l’orchestra et la présence d’un haut et épais podium isolant totalement la cavea de l’orchestra. Ce podium est percé de quatre portes menant de l’orchestra à des pièces fermées servant de cages ou de refuges, dénommées stabula par les archéologues, mais qui correspondraient plutôt à des carceres. Pour un théâtre de type romain, l’orchestra présente une superficie bien supérieure à la moyenne puisque son diamètre égale la longueur du

pulpitum de scène. À première vue, il semblerait que l’on ait supprimé la partie inférieure de la conque des gradins, l’ima cavea, afin de permettre à l’orchestra de se développer, créant par conséquent une aire suffisamment importante pour accueillir des combats de gladiateurs et de fauves. Ce type de réaménagement est connu dans de nombreux théâtres323. Ainsi, la combinaison de ces divers éléments a conduit les archéologues à adopter le terme « arènes- théâtre », reflet du caractère hybride de cet édifice qui sert à la fois de théâtre et d’amphithéâtre.

a – La cavea324

Formant un hémicycle de 13,5 m de large, orienté au nord, la cavea possède un diamètre interne de 37,5 m et un diamètre externe de 64,5 m. Seule la substructure sur laquelle reposait les gradins est conservée : la présence de trois escaliers d’accès suggère que la conque des gradins était divisée verticalement en quatre cunéi. La substructure des gradins est constituée de trois murs concentriques et de refend, bâtis en briques cuites : un mur de soutènement, un mur intérieur et un mur de podium qui ceinture l’orchestra-arène. Les intervalles entres les trois murs étaient comblés par des terrassements en briques crues, le tout

322 L’analyse architecturale présentée ici se fonde sur l’ouvrage de JARITZ et al. 1996, p. 98-111, seule

publication concernant cet édifice.

323Une méthode similaire a été employée dans le réaménagement de nombreux théâtres en Grèce, en Asie

Mineure, en Italie et en Afrique du nord. Voir les édifices mentionnés dans MORETTI 2001, p. 196-197 et SEAR

2006, p. 43-44. Voir également supra p. 67 sur le réaménagement du théâtre de Paphos.

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formant une masse compacte et solide sur laquelle reposaient les gradins, les seuls espaces vides étant les carceres et les escaliers d’accès. On retrouve par conséquent une technique de construction similaire à celle observée dans le théâtre de Tell el-Farama, où la brique crue est également employée dans la substructure de la cavea.

*Substructure des gradins : le mur de soutènement était constitué en réalité de deux murs

d’une épaisseur de 85 cm pour le mur interne et de 1,6 m pour le mur externe ; l’intervalle séparant ces deux constructions était refendu par d’autres murs de 65 cm d’épaisseur et par les murs latéraux des escaliers, le tout formant des caissons d’une longueur de 3,5 m environ, eux-mêmes comblés par des déchets de construction et des restes de terrassements. Bien qu’aucun fragment du mur externe n’ait été retrouvé préservé sur la largeur totale, des empreintes conservées dans le limon de fondation sont apparues de manière très nette et peuvent être suivies brique à brique, permettant ainsi d’évaluer les dimensions de ce mur de soutènement. Par ailleurs, il est probable que ce dernier supportait un couloir sommital.

Le mur intérieur, d’une épaisseur de 90 cm, soutenait probablement un praecinctio qui séparait horizontalement les gradins en deux parties ; son existence semble attestée par le fait que le sommet de ce mur se situe au même niveau que le sommet des escaliers d’accès aux gradins. Le mur interne correspond également au mur de fond des quatre carceres et des cages d’escalier.

Contrairement aux deux autres murs concentriques où les briques sont liées par un mortier d’argile, le mur de podium, d’une épaisseur de 85 cm, était bâti en briques cuites liées par du mortier de chaux. Sa paroi sud est soutenue tous les 2,5 m soit par des contreforts (pl. LIII en bas), soit par les murs des stabula. Les piliers servant de contreforts mesurent entre 70 et 75 cm de large et entre 90 cm et 1 m de long. D’après les traces d’enduits de chaux préservées sur ce mur, il semble qu’il ait reçu deux couches distinctes, correspondant peut- être à deux phases d’utilisation successives.

Les trois murs de la cavea sont reliés par le mur sud de l’aditus maximus occidental, bâti en briques cuites et estimé à 1 m d’épaisseur ; les briques étaient liées par un mortier de chaux dans la portion orientale du mur, située entre le mur de podium et le mur intérieur, tandis qu’elles étaient liées par de l’argile dans la portion occidentale, entre le mur intérieur et le mur de soutènement.

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*Les carceres (pl. LIV)325 : les dimensions et l’aspect des quatre carceres sont pratiquement identiques. Elles se définissent par des pièces fermées longues de 3,15 m et larges de 2,1 m, avec une porte donnant sur l’orchestra-arène mesurant 70 à 80 cm de large, si l’on en juge par l’intervalle entre les deux murs latéraux ; un seuil en calcaire de 40 cm de large a également été repéré devant les carceres 1, 2 et 4 (pl. LV en haut). La feuillure et les ancrages des dormants de porte verticaux taillés dans le seuil en calcaire sont également visibles : d’après ces traces, ces dormants semblent avoir été constitués de pièces de bois quadrangulaires de 10 à 13 cm de côté. Chaque porte semble par conséquent avoir été dotée d’un solide système de fermeture extérieure, ce qui confirmerait la fonction de ces pièces, considérées comme servant de cages pour animaux.

Grâce aux fouilles des carceres 2, 3, et 4, il apparaît que ces pièces possédaient un aspect assez rudimentaire ; dénuées de tout enduit mural, elles n’ont vraisemblablement subi que peu de modifications. Bien qu’il n’y ait aucune preuve directe, il est possible que ces espaces aient été voûtés. Notons que de nombreux ossements d’animaux (oiseaux et mammifères) ont été découverts dans la pièce n°2. La fouille de la pièce n°4 a mis au jour les restes d’une inhumation collective : au moins quatre corps ont été identifiés, allongés sur le dos, la tête orientée à l’ouest et les pieds touchant le mur du fond. D’après les données stratigraphiques, cette inhumation aurait eu lieu juste avant la destruction de la pièce.

*Les trois escaliers : ils partent de la base du mur de soutènement pour déboucher au niveau

du sommet du mur intérieur de la cavea, où l’on suppose l’emplacement d’un praecinctio. Les volées de marches, non préservées, ont une largeur estimée à 2,5 m environ, et reposaient visiblement sur une assise de fondation en briques liées par de l’argile, elle-même posée sur un blocage de terre. D’après les vestiges trouvés dans les décombres de ce secteur, les escaliers étaient bâtis en calcaire coquillier associé à du mortier de chaux (pl. LV en bas).

La cavea s’avère être un ensemble particulièrement résistant grâce à une structure complexe qui traduit le savoir-faire de ses bâtisseurs. Sa capacité d’accueil a été évaluée à un peu plus de 2000 places, parmi lesquelles on suppose l’existence de sièges de proédrie et d’une tribune d’honneur, située vraisemblablement dans la partie médiane des premiers gradins.

122 b – L’orchestra et les aditus maximi326

L’orchestra-arène n’ayant pas été dégagée, les données archéologiques qui lui sont associées sont fondées uniquement sur le résultat de deux sondages. Aucune trace de construction n’est apparue mais plusieurs niveaux de sol ont pu être repérés : un niveau d’origine, excavé dans le limon du Nil, des niveaux d’utilisation résultant d’apports de sable et de piétinements, un niveau de démolition et des niveaux d’apports éoliens. Les niveaux d’utilisation, bien qu’ils soient très minces, traduisent une activité continue, ainsi que des périodes d’entretien, avant de faire place à la phase d’abandon ; cette dernière pourrait être datée grâce à une monnaie de Justinien (527-565 apr. J.-C.) trouvée dans le dernier niveau de sable aux abords de l’orchestra. On est évidemment tenté d’établir une relation entre la fin de l’utilisation de l’édifice et l’interdiction des spectacles dramatiques édictée par Justinien en 525. Les sondages réalisés dans la partie sud de l’orchestra, au pied du podium, n’ont révélé aucune trace de construction antérieure, ce qui signifie que la forme actuelle de la cavea et de l’orchestra n’est pas le résultat d’un réaménagement tardif du monument, comme on l’observe dans les autres théâtres à arènes. À Tell el Kana’is, l’ima cavea n’a pas été supprimée ; l’édifice se caractériserait donc dès son premier état par son aspect mixte, associant des composantes architecturales propres au théâtre et à l’amphithéâtre.

Les deux aditus maximi établissent un lien structurel entre la cavea et le bâtiment de scène, selon les principes de Vitruve. Ils permettaient d’accéder uniquement à l’orchestra, la

cavea étant desservie par les trois escaliers rayonnants intégrés à sa substructure. Bien qu’ils soient presque totalement ruinés, leur étude a révélé les vestiges de leurs murs latéraux, le mur sud rencontrant les trois murs concentriques de la cavea et le mur nord étant doublé par le mur sud des annexes du bâtiment de scène. La base de l’entrée occidentale, débouchant sur l’orchestra-arène, est conservée, et comporte une embrasure et un seuil en calcaire : les crapaudines d’une porte à deux vantaux sont encore visibles, ainsi que des gâches carrées témoignant de la présence de verrous. On pouvait ainsi fermer chaque vantail depuis l’orchestra-arène. La découverte d’un bloc de pierre de taille de forme courbe, s’apparentant à un intrados, combinée à la solidité du piédroit nord de l’entrée occidentale, bâti au mortier de chaux et mesurant 1,20 m de large, semble indiquer que cette entrée était voûtée.

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Des traces d’enduit de chaux indiquent que les parois internes des aditus maximi possédaient un revêtement ; l’épaisseur des murs (1 m pour le mur sud, 75-80 cm pour le mur nord) porte à croire que les aditus maximi étaient entièrement voûtés, comme c’est généralement le cas pour les théâtres de type romain. Toutefois, aucune trace de couverture n’a été retrouvée.

c – Le bâtiment de scène327

Concernant les annexes situées aux extrémités du pulpitum, les parascaenia, très peu d’éléments sont visibles ; réduits à leur niveau de fondation, leurs sols ayant entièrement disparu, il est malheureusement impossible de comprendre leur agencement exact. Ces annexes étaient vraisemblablement composées de trois pièces, servant peut-être d’espaces de stockage du matériel scénique et de coulisses. Quelques différences de techniques et de matériaux sont cependant observables entre les deux parascaenia: à l’ouest, on note une forte proportion de fragments de calcaire coquillier qui n’apparaît pas à l’est, où c’est plutôt la brique cuite qui est employée. Les versurae n’ayant laissé aucun vestige, on ignore la relation entre les parascaenia et le pulpitum.

L’état de conservation du postscaenium ne donne pas plus de satisfaction : disparu sous l’effet de l’érosion, son existence se limite aujourd’hui à quelques traces appartenant aux murs nord et ouest. Le mur de scène n’existant plus, l’absence d’élévation nous maintient dans l’ignorance. La base de la valvae regiae est cependant préservée.

Bien que cet ensemble d’arènes-théâtre soit dévolu à des venationes et à des combats de gladiateurs, les représentations de pièces théâtrales ne sont pas exclues. La présence à une époque donnée d’un pulpitum tend vers cette hypothèse : reposant sur un simple blocage de terre crue mêlé à des fragments de briques, sa surface était recouverte d’un pavement de briques cuites liées par de la chaux. Le frons pulpiti était rectiligne et enduit de chaux, d’une hauteur allant de 25 à 40 cm, en raison de l’élévation du sol de l’orchestra vers l’est. Trois marches dissociées assuraient l’accès de l’orchestra-arène au pulpitum, celle du milieu se trouvant en face de la base de la porte centrale du mur de scène (valvae regiae) ; aucune trace des hospitalia n’a été retrouvée face aux marches latérales (pl. LVI). D’après les données

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stratigraphiques, il semble que la phase de construction du pulpitum ait été postérieure à celle de l’orchestra.

2 – Évolution des arènes-théâtre328

Il est probable que les arènes-théâtre de Tell el Kana’is aient connu deux phases d’utilisation distinctes, mais le manque de données archéologiques ne permet pas d’appuyer concrètement cette supposition ; il est en effet difficile d’affirmer que cet édifice ait servi d’abord d’arènes puis de théâtre, même si le pulpitum semble constituer une addition tardive au sein de l’orchestra.

Par ailleurs, il existe des différences d’aspect et de techniques de construction entre les fondations des annexes du bâtiment de scène et celles de la cavea et des aditus maximi : alors que la brique crue est employée pour les premières, la brique cuite caractérise les secondes. Les murs de la cavea et des aditus maximi reposent ainsi sur des fondations profondes et résistantes, contrairement aux murs des parascaenia qui reposent sur des radiers simples, établis à la surface du sol ou tout juste affleurant. Ces distinctions peuvent indiquer que les

parascaenia seraient également des adjonctions au reste de l’édifice mais il faut rester très prudent sur cette hypothèse : les changements de matériaux et de techniques de construction ne correspondent pas systématiquement à un nouvel état de l’édifice et ne contribuent pas forcément à l’établissement d’une chronologie relative. Dans le cas des arènes-théâtre, les différences d’aspect entre les deux parties seraient peut-être davantage liées à un simple choix technique des bâtisseurs, qui ont remplacé la brique cuite par la brique crue pour des raisons d’économie par exemple. Finalement, les archéologues penchent davantage pour une édification simultanée de ces deux parties, comme tend à le confirmer l’étude des liaisons entre les murs au niveau des aditus maximi et des parascaenia.

Les éléments fouillés étant trop fragmentaires pour pouvoir établir une chronologie absolue, la date de construction des arènes-théâtre demeure imprécise. On la situe aux alentours des IIe-IIIe s. apr. J.-C., ce qui correspond à une phase de prospérité économique pour

la ville de Péluse. Cela concorde également avec la période où les spectacles de l’arène connaissent une large diffusion dans l’Orient romain.

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Les arènes-théâtre témoignent de l’emploi de techniques de construction similaires à celles déjà observées dans le théâtre de Tell el-Farama : l’utilisation importante de la brique crue dans les substructures des deux édifices souligne les choix réalisés par les bâtisseurs, qui privilégient un matériau local pour des raisons économiques et pratiques. À cela s’ajoute la nécessité de bâtir ces deux édifices théâtraux sur des fondations solides et compactes afin de pallier les contraintes topographiques créées par l’environnement palustre de la branche pélusiaque. Outre le limon, la diversité des matériaux de construction et de leurs usages dans les deux édifices, qui sera abordée en détail dans le chapitre suivant, souligne le niveau de maîtrise technique des bâtisseurs égyptiens, qui ont su adapté un modèle architectural importé en fonction des exigences du terrain et des ressources matérielles et financières.

De plus, l’originalité des arènes-théâtre réside dans la conception hybride de l’édifice, qui ne résulterait pas d’aménagements successifs mais proviendrait, du moins pour ses principales composantes (cavea, orchestra, bâtiment de scène), d’une seule et même phase de construction, à l’instar des théâtres mixtes de Stobi et d’Héraclée de Lyncestide en Macédoine329. Néanmoins, la plupart des théâtres à arènes ont été édifiés à partir d’un théâtre préexistant.

Sachant que la ville de Péluse possédait déjà un théâtre, une question se pose alors concernant la fonction des arènes-théâtre : si le théâtre de Tell el-Farama accueillait déjà des représentations dramatiques, pourquoi avoir construit à Tell el Kana’is un édifice mixte, doté d’un bâtiment de scène, au lieu d’un amphithéâtre entièrement dévolu aux spectacles de l’arène ? Est-ce pour des raisons de coût ou de tradition culturelle ? Il est vrai que les amphithéâtres, symbole de la romanité, se sont peu diffusés dans l’Orient romain ; il semble que dans les provinces où la culture grecque était particulièrement bien implantée, comme en Égypte, les munera et les venationes avaient généralement lieu dans les théâtres ou les stades330, ce qui expliquerait que l’on ait privilégié un monument mixte au détriment d’un édifice formellement rattaché à la culture romaine. Dans le cas de Péluse, on serait peut-être face à un compromis entre la forte présence romaine qui justifierait la nécessité d’avoir un lieu pour accueillir les spectacles de l’arène et le poids de la tradition hellénistique qui va déterminer la nature de l’édifice.

329 MORETTI 2001, p. 197 ; SEAR 2006, p. 417 et 419.

330 MORETTI J.-Ch.,Les Théâtres et les Amphithéâtres antiques, une étude comparative, publié par le Conseil

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