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Les ouvrages notés dans le livre de raison du chanoine Favre d’Annecy

CIRCULENT PENDANT ET AU-DELÀ DE LA VIE DES ECCLÉSIASTIQUES

1. Les livres ecclésiastiques circulent du vivant de leur propriétaire

1.1. Les ouvrages notés dans le livre de raison du chanoine Favre d’Annecy

Les livres de raison des ecclésiastiques sont des sources de premier choix pour découvrir les achats, la revente, le prêt de livres. Ils permettent de mesurer une « consommation » d‟ouvrages qui ne rime pas forcément avec une lecture prouvée d‟ailleurs. En Savoie, les livres de raison d‟ecclésiastiques, quelque soit leur rang, quelque soit le moment de l‟époque moderne ou du début de l‟époque contemporaine, sont très rares. Hommes de culture, les membres du clergé ont besoin d‟avoir entre les mains des livres, qu‟ils achètent en partie. On retrouve des traces de leurs achats dans leurs livres de raison. Mais elles sont peu présentes, à l‟inverse des notes relatives aux dépenses de nourriture, de linge, aux gages des domestiques, aux censes des terres attenantes au bénéfice curial1.

Donc, la découverte du livre de raison du révérend Favre, chanoine d‟Annecy, est fort heureuse2. Parcourir le petit livret de cet ecclésiastique dans les années 1730 fournit des indications sur la fréquence des achats culturels. Par exemple, pour l‟année 1733 qui est complétée de façon cohérente, apparaissent des achats effectués au cours des mois de mars, mai, juin, juillet, août, septembre et octobre, à l‟occasion de quatorze jours. Mais une journée ne correspond pas toujours à un seul achat. Si le 8 septembre 1733, le clerc mentionne :

« J’ay achetté le bref imprimé de Clement 12 en faveur des Jacobins, 2 livres 13 sols ».

Par contre, il rédige un petit paragraphe relatif à des achats beaucoup plus conséquents à la date du 24 août 1733 :

« J’ay achetté 3 livres qui m’ont couté 16 Jules l’un qui est in 8 gros imprimé à Padoue en 1725 sur les comedies de Plaute 3l’autre aussi in 8 mais petit aussi imprimé à Padoue en 1721 est Lucrèce de rerum natura 4 en papier fin. le dernier est un in 4 petit cynegetica petri angeli bargaei5 imprimé a lyon en 1561 par griffon selon le prix des livres qui se trouve a la fin du 1er

livre plaute en papier ordinaire coute 5 livres et lucrece 4 livres les deux couteraient 9 livres ou 18 jules, je n’en ai cependant donné que 16 jules de sorte que ce compte je gagnerais deux jules sur ces deux livres et aurois eu l’un 4° par dessus qui est cependant un rare et excellent livre qui vaut bien un des autres ».

Pour qu‟un individu comme celui-ci prenne la peine de noter de telles indications, c‟est qu‟il aime les livres. Il précise leur auteur, leur format, leur titre, leur lieu d‟impression, parfois même le nom de l‟éditeur, leur valeur. L‟impression qui transpire de ces notes est qu‟il est un connaisseur. Il a acheté précisément ce qu‟il voulait. Il se montre par ailleurs satisfait d‟avoir bien marchandé le prix et même obtenu un livre supplémentaire. Cela laisse supposer qu‟il est un client régulier et apprécié d‟un des marchands-libraires d‟Annecy.

Il est un client qui s‟intéresse à beaucoup de domaines aussi différents que les belles-lettres, l‟art de la chasse, la théologie bien sûr. Pêle-mêle, on devine certaines de ses passions. Il

1 Sylvie MOUYSSET, Papiers de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France,

XVe-XIXe siècle), Rennes, P.U. Rennes, 2007, 347 p.

2 A.D.H.S. Série H dépôt 13, 1 B 33, n° 21. Livre de raison du révérend FAVRE, vers 1733.

3 PLAUTE, Comédies, trad. Par Melle Le Fèvre, Paris, Thierry, 1685, 5 vol., in-12.

4 LUCRECE, De rerum natura, interprétation par Michel de Marolles, Paris, 1659, in-8.

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apprécie le théâtre qui met en scène des modèles grecs adaptés au goût du public romain, comme le fait Plaute avec ses jeux de mots, ses personnages-types qui sont le reflet de la société de l‟Antiquité qui semble indémodable et encore d‟actualité au XVIIIe siècle. Pour prendre du recul sur les fidèles qu‟il côtoie et entend en confession à Annecy, le chanoine dévore les pièces de théâtre de Plaute qui dénoncent l‟absurdité de l‟humanité par le comique. Souvent reviennent des titres d‟ouvrages de poésie. D‟abord, sûrement une majorité d‟auteurs de l‟Antiquité, comme Lucrèce, qui au 1er siècle de notre ère diffuse la doctrine d‟Epicure en révélant au lecteur la nature du monde avec ses lois et ses limites pour amener l‟homme à se libérer par la raison du fardeau des superstitions, notamment religieuses, qui sont des obstacles pour atteindre la tranquillité de l‟âme ou l‟absence de troubles, exprimée en grec par l‟« ataraxia ». Le titre de l‟ouvrage peut se traduire par De la nature des choses et présente aussi une philosophie qui met en avant la volupté associée à la nature, symbolisée par un lieu agréable où l‟on se retrouve entre amis pour échanger, loin de la violence du monde. On peut pourquoi pas deviner l‟attachement de cet ecclésiastique à la sociabilité urbaine, intense et intellectuelle qui rassemble les chanoines d‟Annecy.

Mais ce chanoine apprécie encore une poésie plus récente, comme le prouve un livre évoqué par la liste importante de ses auteurs. Ainsi, le 20 août 1732, il écrit avoir acheté « un autre gros in-8° qui contient des vers de Mr Malherbe de Rouan, de maynard de boisrobert, de macheron, de lingondes, de Touvant, de motin de Mr de letoile, et de divers auteurs »1. Plus loin, le 13 novembre 1734, il relate son achat des « Fables d‟Esope en grec et en latin edition de Rome 1715 »2 en même temps que « le compendium de la grammaire grecque de Padoue 1730 ».

Voilà un homme de lettres capable de lire le grec comme le latin, mélangeant le plaisir de lire des récits historiques en vers, comme le laisse présager l‟achat le 8 octobre 1733, d‟ « un in-12 intitulé alaric ou rome vaincüe poème de Mr de Scudery3 a paris 1655 ». Il est l‟homme d‟une double culture, à la fois laïque et profane : l‟histoire sainte et l‟histoire des grandes civilisations lui procurent du plaisir. Pour preuve, le 2 juillet 1732, il raconte :

« J’ai achepté les commentaires de Cesar4 in 16 d’amsterdam 1649 ils m’ont couté 20 sols. Item, j’ai achepté à la sollicitation de Mr Major Credendé de malines qui a conduit à Rome des religieuses ursulines des pais bas, le livre de Joannis Molanis Theol. Cevanii professoris de historia SS imaginum et picturarum pro vero usum iesu abusus5 in 12 lugduni 1619. Tous les livres de cet autheur sont rares il m’a couté 25 sols ».

Ce lecteur invétéré bénéficie de conseils de lecture de la part d‟amis. Il sait partager cette passion par des rencontres ou tout au moins par une correspondance. On peut parler ici de l‟existence de véritables réseaux d‟individus cultivés, de laïques et d‟hommes d‟Église, qui dépassent les frontières du Piémont, de la France, pour s‟étendre à toute l‟Europe, comme le laisse présager l‟origine géographique de ce correspondant. Le révérend Favre apprécie l‟histoire, mais il s‟intéresse également à la géographie, puisque le 4 mars 1733, il écrit :

« J’ay achepté deux cartes de l’Europe et mappemondes », complétées le 12 juillet de la même année par l’acquisition d’ « une paire de cartes francoises ».

Cependant, dominent les achats relatifs à la théologie et à la musique. Au hasard, il mentionne le 19 août 1733 avoir acheté 7 sols un livre intitulé Evoplia fidei catholica romanae

authore fausto naireno banensi maronita6 romae 1694 et un autre intitulé la Christiana essere la

1 MALHERBE de ROUEN, MAYNARD de BOIROBERT, MACHERON, LINGONDES, TOUVANT, MOTIN, MONSURON, TOUVANT, LINGONDES, Recueil des plus beaux vers de

messieurs de… et autres des plus fameux esprits de la Cour, Paris, du Bray, 1626.

2 ESOPE, Fables, Lyon, 1687, in-12.

3 Georges de SCUDERY, Alaric ou Rome vaincue, Paris, Courbé, 1659, in-12.

4 CESAR, Commentaires, traduits par Perrot d‟Ablancourt, Paris, Courbé, 1650, in-4.

5 Joan MOLANUS, Traité des saintes images, Lyon, Durand, 1619, in-12.

6 Faustus BANENSIS, Dissertation à propos de l’origine, du nom et de la religion de Maronée,

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sola religione verace del. Sigr marchese di pianuza in Torino 17001 pour 5 sols. Peu d‟allusions

à des achats de livres religieux ici, mais à une bibliothèque composée essentiellement de livres de théologie à n‟en pas douter.

Signe d‟une aisance certaine, il se laisse aller à des dépenses parfois considérables, à l‟image de celle dont il rend compte le 18 novembre 1732 :

« j’ay achetté les instituts2de l’edition de venise 1704 j’avois a choisir ou de l’infolio ou de 4 vol. in 8 tout de la meme edition. J’ai pris les vol. in 4 chaque vol. contenant un livre de lancelot3, 12 livres 10 sols ».

Ces deux achats dévoilent un homme soucieux de s‟instruire pour se livrer à la controverse, à la polémique avec les protestants et de connaître les idées jansénistes puisque Lancelot est l‟un des Messieurs de Port-Royal qui contribua à la fondation des Petites Écoles du même nom et rédigea une Grammaire générale et raisonnée, dite Grammaire de Port-Royal. Le révérend Favre se documente pour mieux combattre les idées jansénistes.

Il se singularise par son goût pour la musique, peut-être pratique-t-il un instrument. En tout cas, il achète des séries de partitions de concerts :

« 20 juin 1732. J’ai achepté un concert notté en 2 feuilles entières n° 33 de petruccio. Il m’a couté un feston. Item j’en ay achepté un autre notté en une feuille et demi n° 32. Il m’a couté 15 sols. 2 livres 5 sols ». Il enchaine quelques jours plus tard par le paragraphe suivant : 6 juillet « j’ay achetté 12 sonates de Carlo marini4et 12 de même imprimées d’antonio vivaldi5. 9 juillet. J’ay payé un feston de la capature du concert n° 27 et 25 s. de celle du concert 38 ».

Cet ecclésiastique est un mélomane averti qui compense la frustration de ne pouvoir assister à des concerts de qualité par le décryptage et même le recopiage des morceaux, puisqu‟ il écrit que le libraire lui a donné le 12 juin 1733 « 2 autres [concerts] n° 30 et 31 à copier ». Il s‟intéresse aussi à la musicologie comme le prouve l‟achat d‟un petit livre in quarto intitulé

Diffosa della musica moderna in venetia a l’originale in lisbona 1649. Il connaît son

contemporain Antonio Vivaldi, un des virtuoses du violon les plus admirés de son temps, à la fois en Italie et dans toute l‟Europe. Visiblement le chanoine savoyard apprécie ses concertos et se passionne pour la musique lyrique et instrumentale. Par ailleurs, Vivaldi était surnommé « le prêtre roux », en raison de sa chevelure rousse et de son état de prêtre ordonné en 1703, même s‟il cessa de dire la messe trois ans plus tard, sans pourtant renoncer à porter l‟habit ecclésiastique. Le révérend Favre est sûrement plus homme d‟Église que son maître en musique car on raconte une anecdote au sujet de ce dernier :

« disant un jour sa messe quotidienne, il lui vint une idée musicale dont il fut charmé ; dans l’émotion qu’elle lui donnait, il quitta sur-le-champ l’autel et se rendit à la sacristie pour écrire son thème puis il revint achever sa messe. Déféré à l’inquisition, il fut heureusement considéré comme un homme dont la tête n’était pas saine et l’arrêt prononcé contre lui se borna à lui interdire la célébration de la messe ».

À travers ce livre de raison, ce sont les goûts, les passions, les habitudes de consommation livresque, de lecture qui transparaissent. La source en question montre un personnage cultivé,

1 Giacinto di SIMIANA, Marchese di Pianessa, La christiana esser la sola religione vera, e

doversi percio da tutti abbracciare, Venise, 1675.

2 JUSTINIEN, Les Instituts, Paris, Loyson, 1664, 2 vol., in-12.

3 Claude LANCELOT, Antoine ARNAULD, Grammaire générale et raisonnée dite Grammaire

de Port-Royal, « contenant les fondements de l’art de parler expliqués d’une manière claire et

naturelle, les raisons de ce qui est commun à toutes les langues, et les principales différences qui s’y rencontrent », Paris, Le Petit, 1660, 1 vol., in-12.

4 Carlo Antonio MARINO, Sonate da camera a 3 strumenti, Bologna, 1687.

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qui se passionne pour de nombreux centres d‟intérêt. La lecture lui permet de sortir du monde de l‟Église, de son milieu social pour certainement côtoyer la riche bourgeoisie urbaine, en étant capable de faire face aux inévitables mondanités, mais aussi en se faisant remarquer par son érudition très large.

1.2. Les achats de livres effectués chez les