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Les affinités livresques entre un curé et un comte

CIRCULENT PENDANT ET AU-DELÀ DE LA VIE DES ECCLÉSIASTIQUES

1. Les livres ecclésiastiques circulent du vivant de leur propriétaire

1.5. Les affinités livresques entre un curé et un comte

Il arrive même que des livres présents dans un presbytère aient un parcours singulier. Par exemple, le curé Gay Jean-Gaspard, en poste à Bossey de 1825 à 1859, est en but aux

1 C.-M. REBORD et A. GAVARD, Dictionnaire du clergé séculier et régulier du diocèse de

Genève-Annecy dès 1535 à nos jours, Bourg, Dubreuil, 1920, p.743.

2 A.D.H.S. 7 G 371. Correspondance reçue par le chanoine GARRET (1773-1774), de la collégiale Notre-Dame de Liesse d‟Annecy. Lettre du révérend Aimé Tissot curé de Villy-le Peloux, du 22 juillet 1773.

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superstitions paysannes empreintes de magie et de sorcellerie1. C‟est son neveu Victor qui est notaire plus tard à Vulbens qui raconte dans son journal :

« J’ai un livre curieux sur les Diables et les sorciers par Jean Wier, de 1580 ou 1600. Les premières pages manquent. Je l’ai pris à Bossey chez mon oncle. Lui l’avait retiré de la circulation clandestine qu’en faisaient les villageois de Collonges, entr’eux »2.

Le jeune garçon porte un regard naïf mais pas tendre envers le monde des curés qu‟il côtoie. Ainsi, en mars 1843, il rédige un paragraphe très évocateur :

« Départ avec l’abbé [Bernard Bergoën, vicaire à Vulbens] pour Annecy. Dîner à Salnove chez le curé Bergoënd, son oncle [Joseph Bergoën, curé de Sallenôves de 1826 à 1848]. En voilà un encroûté. Ça passe ce qu’on peut imaginer ! Livres de bréviaires et de théologie crasseux, à faire bondir le cœur. Soutane rapetassée, déguenillée, rougeâtre ! Bonnet à faire germer la lèpre ! Habitation sale et puante. Plancher troué ; muraille à peine crépie, laissant apercevoir ça et là les pierres brutes… Et il est riche, l’individu, dit-on. Lazare sur son fumier ! ».

Heureusement, tous les curés ne sont pas semblables à celui-ci. Plus loin, le jeune garçon relate sa visite au château de Vulbens avec son oncle qui vraisemblablement y est un familier et s‟y rend pour emprunter des livres :

« Le 2 août 1842, Je vais au château, avec l’abbé, visiter la bibliothèque dont il a les clés. Elle n’est pas considérable. Les seuls ouvrages remarquables sont : l’Encyclopédie3; l’Histoire des voyages de La Harpe4 ; celle de Pallas5; l’Histoire de Napoléon de W. Scott6 ; deux histoires de Savoie, Guichenon7 et Fréchet ; les empereurs romains de Suétone 8 ».

Là se devine les fréquentations régulières entre le vicaire et le comte, les deux hommes ayant une certaine culture dans un village aussi misérable que Vulbens. Le vicaire y gagne en plus le droit de prendre des livres pour s‟instruire et échapper à son morne quotidien. On se doute qu‟il ne se prive pas de faire de fréquentes visites à cette bibliothèque pour faire des emprunts d‟ouvrages. Le récit de cette sortie donne une idée des goûts du curé en matière de lecture. Il n‟est pas surprenant de trouver chez un noble la première encyclopédie française car sa famille fait partie des souscripteurs cultivés, nombreux dès les débuts de la parution qui date de 1751.

1 C.-M. REBORD et A. GAVARD, Dictionnaire du clergé séculier et régulier, Bourg-en-Bresse, Dubreuil, 1920, p. 298.

2 [1, 2, 3] Echos saléviens n° 10, 4e trimestre 2001, La Salévienne, Bellegarde-sur-Valserine. « Un romantique libéral, Extraits du journal de Gay Victor de 1834 à 1895 ». Pages choisies et annotées par DURET Philippe. p.128 (fol. 1242), et p.130 (fol. 1247) et p.127 (fol. 1159).

3 Denis DIDEROT, Jean LE ROND D‟ALEMBERT, L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des

sciences, des arts et des métiers, Genève, Pellet, 1777-1779, 45 vol., in-4.

4 Jean-François de LA HARPE, Histoire générale des voyages contenant tout ce qu’il y a de plus remarquable, de plus utile et de mieux avéré dans les pays où les voyageurs ont pénétré ; les mœurs des habitans, la religion, etc, Paris, Hôtel de Thou, 1780, 32 vol., in-8.

5 Peter Simon PALLAS, Histoire des découvertes faites par divers savans voyageurs dans

plusieurs contrées de la Russie et de la Perse, relativement à l’histoire civile et naturelle, à

l’économie rurale, au commerce, etc, La Haye, 1779-1781, 32 vol., in-8.

6 Walter SCOTT, Vie de Napoléon Bonarparte, Empereur des Français, Paris, Gosselin, 18 vol., in-8.

7 Samuel GUICHENON, Histoire généalogique de la maison de Savoie, Lyon, Barbier, 1660, 3 vol., in-2.

8 SUETONE, Histoire des empereurs, trad. par M. Du Teil, Paris, Estienne Loyson, 1661, in-4.

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Cette synthèse des connaissances, qui est aussi un symbole de l‟œuvre des Lumières, veut apporter la preuve de la supériorité de l‟homme de savoir sur l‟homme de l‟Église, veut montrer que l‟homme est le centre de l‟univers et pas Dieu. Cette apologie de la raison et de l‟esprit critique qui remet en cause une partie de la puissance de l‟Église a pu être empruntée pour certains de ses volumes par ce très modeste curé, incapable de s‟acheter une telle collection d‟ouvrages, à la différence de certains ecclésiastiques aisés et cultivés savoyards et français. La consultation de cet ouvrage montre que le savoir traverse les frontières intellectuelles, professionnelles et sociales.

Deux livres de voyages sont relevés et ont pu être parcourus par le vicaire de Vulbens. Le premier a pu l‟impressionner par le grand nombre de ses volumes, une trentaine, et s‟apparente à une compilation de nombreuses relations de voyages, surtout maritimes, liés à la volonté des puissances européennes de se constituer des empires coloniaux en Afrique et en Orient. Cet écrivain très proche des Encyclopédistes, ami de Voltaire, également membre de l‟Académie française rassemble le compte-rendu d‟expéditions, « de manière qu‟on ne perdit pas un pays de vue, sans avoir appris tout ce qu‟il pouvait offrir de curieux et d‟intéressant ». Le second livre s‟accompagne de nombreuses cartes de géographie, de plusieurs dizaines de planches de botanique et de dessins d‟animaux en couleurs. L‟auteur, Peter-Simon Pallas1, est un naturaliste né à Berlin en 1741, appelé par Catherine II pour découvrir les contrées les plus reculées de la Russie. Ce botaniste rencontra les Tatars de la Volga, séjourna parmi les peuples nomades des déserts du nord de la Caspienne, visita en détail la Sibérie et pénétra jusqu‟aux frontières de la Chine, ce qui lui permit de rédiger des vocabulaires comparatifs de toutes les peuplades tant de la Russie d‟Europe que d‟Asie. Voilà le type de livres dépaysant qui peuvent avoir fait l‟objet d‟une discussion entre l‟ecclésiastique et le jeune homme.

Le comte possède encore un roman historique relatif à la vie de Napoléon Bonaparte rédigé par Walter Scott2. Il n‟est pas sûr que le vicaire partage la même appréciation sur ce héros que son ami mais tous les deux sont gagnés certainement par la vogue des romans historiques qui se répand en France dans les années 1820-1830 avec des auteurs célèbres comme Mérimée, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, qui influence aussi Balzac et Hugo. Walter Scott contribue donc à la constitution de la légende napoléonienne qui part de la Révolution jusqu‟à Sainte-Hélène. Mais il y participe en ayant le souci de réunir une importante documentation, ce qui explique son voyage à Paris en 1826, en souhaitant être fidèle à l‟histoire événementielle, à la pensée et aux mœurs de l‟époque, pour écrire avec impartialité, dit-il, « un précis populaire de l‟histoire de l‟hôte le plus étonnant et des événements les plus extraordinaires qu‟on ait vu ces trente dernières années ».

L‟histoire de la Savoie occupe une place importante dans la bibliothèque du comte comme le suggère la mention de deux ouvrages. Samuel Guichenon est un calviniste qui abjure et se convertit au catholicisme en 1630. Ceci n‟a pu qu‟intéresser le comte et le curé de Vulbens qui habitent une commune proche de la Genève calviniste. L‟auteur est un avocat à Bourg-en-Bresse qui est nommé par Charles-Emmanuel 1er de Savoie historiographe dynastique. Il entreprend l‟Histoire générale de la Royale Maison de Savoie3 en 1660 et la présente à Christine de France, fille d‟Henri IV, femme de Victor-Amédée 1er, régente du duché de Savoie de 1637 à 1647, mère du futur Victor-Emmanuel II, duc de Savoie et prince de Piémont. L‟auteur cherche à justifier la politique d‟expansion de la Maison de Savoie en direction de l‟Italie. Il est en outre anobli par Louis XIV en 1658 et nommé historiographe de France. Jean Frezet, et non Frechet comme cela est relevé, apparaît comme le continuateur de cette histoire chronologique de la dynastie par son Histoire de la Maison de Savoie, parue en 1826-1827, dans laquelle il décrit l‟évolution de la Cour, les progrès des Lettres dans le royaume, la géopolitique de l‟Europe et particulièrement les relations entre le Piémont et la France, les campagnes et les sièges militaires. L‟historien est un prêtre de l‟ex-congrégation enseignante de Saint-Joseph de Lyon, également professeur à l‟académie royale militaire de Turin, donc spécialiste des alliances militaires entre les puissances européennes.

Les emprunts de livres à des personnes issues de milieux sociaux cultivés et aisés sont fréquents en Savoie comme en France. Ils attestent d‟un souci certain de se cultiver et d‟un corps ecclésiastique désireux d‟échanger des livres, des conseils de lecture, des connaissances pour comprendre le monde qui l‟entoure. Par exemple, en Franche-Comté, Michel Vernus a retrouvé des traces dans les archives montrant les emprunts de livres faits par

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des clercs auprès de bourgeois. Par exemple, l‟un en poste à Argelet reconnaît dans son testament de 1741 :

« J’ay en ma puissance plusieurs livres de droit qui appartiennent au Sr Godard de cette ville qui luy seront rendus ».

Ce dernier est avocat. L‟autre, le chanoine Girod de Sainte-Anathoile de Salins, a soixante deux volumes de l‟Encyclopédie dans sa bibliothèque en 1792 qu‟il a empruntés au sieur Bourges, homme de loi de la ville. Un autre prêtre encore profite de « cent soixante dix huit volumes tant gros que petits, tant de droit, de pratique, encore vingt brochures » parce que son frère Charles-Joseph Rain est notaire à Baume en 17941.

Ainsi, les livres des hommes d‟Église ne cessent de circuler entre les mondes clérical et laïc et s‟échangent bien au-delà de la vie de leur propriétaire. Ils perpétuent son souvenir et illustrent des frontières du savoir à la fois perméables et marquées entre les clercs et les croyants.

2. La dispersion des livres après le décès de