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LES LIVRES FACE AU MOUVEMENT DES LUMIÈRES

1. Jean-Jacques Rousseau : un parcours

insolite dans et hors de l’Église.

Jean-Jacques Rousseau n‟est pas savoyard mais une partie de sa vie est attachée à la Savoie. En 1728, il rencontre Mme de Warens à Annecy, qui l‟envoie à Turin pour s‟instruire des vérités chrétiennes. Dans la capitale du royaume, à l‟hospice des catéchumènes, il fait la connaissance de l‟abbé Jean-Claude Gaimoz. Ce dernier fait ses études en même temps qu‟il est précepteur de la famille de Mellarède, instruisant les enfants de celui qui est avocat au Sénat de Savoie, ambassadeur, ministre. L‟abbé Gaimoz donne, dit-on, « non seulement de l‟argent, mais encore son amitié » à Rousseau. Il considère Jean-Jacques comme son élève et le mène un matin sur le "Monte" qui domine le Pô près de Turin. Tout naturellement, cet ecclésiastique ayant la vocation d‟enseigner, devient ensuite professeur, sous-prieur à l‟Académie royale de Turin.

Revenu à Annecy, Mme de Warens fait évaluer les capacités de son protégé par M. d‟Aubonne dont le jugement n‟est pas très flatteur :

« Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon extérieur et ma figure animée, j’étais, sinon tout à fait inapte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquit, très borné en un mot à tous égards, et que l’honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je pusse aspirer. Tel est le compte qu’il rendit de moi à Mme de Warens ».

Se destiner à l‟état ecclésiastique apparaît aux yeux de Rousseau et de son entourage comme un choix par défaut, un moindre mal, dans lequel il n‟est nullement question de vocation. Reste pour s‟engager dans la carrière ecclésiastique à passer par le séminaire. Du mois d‟avril à septembre 1729, Rousseau, alors âgé de 17 ans, fréquente le séminaire dirigé par des Lazaristes à Annecy. Dans ses Confessions, il raconte ses impressions lors de ce court mais trop long séjour à son goût1 :

« Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au Supérieur ; c’était un lazariste appelé M. Gros… qui se prêta de bon cœur au projet de Maman. Il se contenta d’une pension très modique et se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du consentement de l’Evêque qui, non seulement l’accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque, jusqu’à ce qu’on pût juger par un essai du succès qu’on devait espérer.

Quel changement ! Il fallut s’y soumettre. J’allai au séminaire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un séminaire !

1 Revue savoisienne, 1899, p. 311 et C.M. REBORD, Grand séminaire du diocèse de

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J’y portai un seul livre, que j’avais prié Maman de me prêter, et qui me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c’était : un livre de musique…

Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu’il voulait m’enseigner…

Le bon M. Gros, qui s’aperçut que j’étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin… et me remit au plus doux des hommes. C’était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité, voulut bien prendre sur ses études le temps qu’il donnait à diriger les miennes. Je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier…

Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province ; il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance….

J’étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu’il lui fût possible, on voyait qu’ils n’étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n’était pas encourageant pour me faire pousser mes études … Aussi l’Evêque et le Supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à Madame de Warens ».

Cet abbé Gâtier, de son vrai nom Jean-Baptiste Gathier, né à Cluses, ordonné prêtre le 4 mars 1730, fréquente le séminaire d‟Annecy et le Collège des Provinces fondé par le roi à Turin car il a été choisi par le Conseil de la ville de Cluses, preuve de ses capacités1. Juste avant de retourner en tant que prêtre à Cluses à partir du 24 novembre 1730, il aide Rousseau dans ses études avec beaucoup de bienveillance. Il laisse d‟ailleurs, tout comme son collègue l‟abbé Jean-Claude Gaimoz, un certain souvenir à l‟écrivain, puisque celui-ci s‟en sert de modèles pour dresser le portrait du « vicaire savoyard » présenté dans l‟Emile.

Les pérégrinations de Rousseau en Savoie l‟amènent à rencontrer de nombreux ecclésiastiques. À Annecy, par l‟intermédiaire de Madame de Warens, il côtoie Monseigneur de Rossillon de Bernex. À Chambéry, il fréquente les Religieux, que ce soient les Cordeliers dont l‟église devient la cathédrale, les Dominicains ou les Jésuites, et les Carmes. Il donne même des leçons de musique à une jeune française du couvent des Visitandines.

En Savoie, il a l‟occasion de se cultiver en fréquentant certaines bibliothèques. Madame de Warens lui permet de lire Pufendorf, Saint-Evremont, Bayle. À Chambéry, il consulte les ouvrages nombreux dans la bibliothèque des Jésuites. De même, les deux mille cinq cents volumes de celle du comte de Conzié sont à sa disposition, ce qui lui permet de consulter les ouvrages des philosophes des Lumières, comme ceux de Pope, Malebranche, Leibniz, Locke, Voltaire. Malgré l‟échec de sa tentative de carrière dans l‟Église, la construction de la personnalité intellectuelle de Rousseau doit donc beaucoup à la rencontre des ecclésiastiques savoyards mais aussi de leurs livres.

2. Mgr Biord, Voltaire et le mouvement des

Lumières.

Les idées du mouvement des Lumières ont-elles pénétré le clergé savoyard ? Pour répondre à cette question, il faut analyser les bibliothèques de prêtres.

1 Jacques LOVIE, Paul DUFOURNET, Alain BOUCHARLAT, Victorin RATEL, Louis TERREAUX, Pierre PREAU, Christine BONNEFON, Savoie, Encyclopédie régionale, Le Puy, 1982, p. 233.

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Avant une étude au cas par cas de celles-ci, il convient d‟évoquer les démêlés entre Mgr Biord et Voltaire. Ils montrent d‟une part que la Savoie n‟est pas un espace isolé mais au contraire ouvert aux idées de l‟extérieur venant de France ou de Genève1. MgrBiord, dans un mandement de 1765, le reconnaît et s‟emporte contre « cette multitude d‟ouvrages impis, que l‟esprit de mensonge enfante presque chaque jour, et que nous voyons avec la plus vive douleur se répandre, et faire sur les esprits les impressions les plus funestes à la religion et à la pureté des mœurs ». Genève constitue un centre intellectuel attractif, possédant une bibliothèque très bien pourvue en ouvrages de théologie, de littérature et d‟histoire. S‟y rendent des prêtres savoyards comme le révérend Claude Vittoz, ancien professeur d‟humanités à Annecy au collège chappuisien, curé de la Clusaz par la suite, paroisse dans laquelle il crée une petite école de 1739 à 1767. Il s‟agit d‟un prêtre érudit, célèbre pour avoir rédigé un catéchisme du diocèse publié en 1751 mais qui ne connut pas le succès escompté. Il côtoie un autre collègue qui se distingue par sa culture et le fait qu‟il se passionne pour la recherche historique. Ce curé de Chapeiry rédige des Mémoires pour l’histoire ecclésiastique des diocèse de Savoie en 1759. Pour mener à bien ses travaux intellectuels, il entretient une

correspondance assidue avec des confrères ecclésiastiques habitant en France, en Piémont et en Suisse. C‟est d‟ailleurs à Genève, ville toute proche, qu‟il se rend, tout comme le curé de La Clusaz pour consulter les ouvrages de la bibliothèque qu‟il recopie avec précision comme le montrent les papiers lui ayant appartenu. Il profite de ses voyages dans cette ville au rayonnement intellectuel considérable pour discourir avec les bibliothécaires Baulacre et Abauzit dont les avis font autorité. Nul doute que les échanges culturels de ces deux prêtres ont dû enrichir leur enseignement face aux élèves, ou face à leurs paroissiens, et leur donner une ouverture d‟esprit certaine. Déjà, au début du XVIIIe siècle, l‟évêque d‟Annecy, Mgr de Rossillon de Bernex discute du culte des saints avec deux ténors du calvinisme, Benedict Pictet et le ministre Tandon, dans une série de lettres2. Genève permet donc le travail de recherches et d‟érudition. Cette capitale intellectuelle offre de nombreuses librairies. Au hasard des pages des cahiers de comptes des prêtres, on peut découvrir des mentions d‟achats de livres à Genève3. Ceux-ci sont effectués par des collègues ecclésiastiques s‟y rendant grâce à l‟envoi d‟un valet lors d‟une commande importante à récupérer ou sont réceptionnés par courrier.

Une preuve est donnée d‟une influence des Lumières dans le diocèse de Genève-Annecy par la polémique qui existe entre son évêque et Voltaire. Le philosophe habite à Ferney, ville toute proche de la frontière. Ses agissements sont rapportés en Savoie, en particulier aux autorités diocésaines, et ne manquent pas de susciter la désapprobation. Celle-ci culmine lors de sa communion pascale de 1768 et de sa communion en viatique du 31 mars 1769, qui font scandale. La correspondance échangée entre Mgr Jean-Pierre Biord et Voltaire est orageuse. La lettre du prélat du 11 avril 1708 rappelle ses errements passés, qu‟il est « l‟autheur d‟une foule d‟ecrits, de brochures et d‟ouvrages remplis d‟impietés qui ont deja occasionné tant de desordres dans la societé, tant de dereglemens dans les mœurs, tant de profanations dans le sanctuaire »4. Dans un mémoire, l‟évêque dresse un portrait particulièrement négatif de l‟homme des Lumières :

« Le nom du sieur Voltaire rappelle d’abord le souvenir du plus fameux des impies du 18e

siècle, du chef des incredules, et qui a le plus travaillé à detruire la religion par la multitude des ouvrages et des ecrits et des brochures de toute espece en genre d’impieté que sa plume envenimée à produits et qui ne sont que trop repandus dans le public. Ce fameux scelerat homme sans probité et sans bonne foi, aussi bien que sans Religion, après avoir eté chassé

1 Roger DEVOS, « Le triomphe de la réforme catholique » pp. 129-148 dans Le diocèse de

Genève-Annecy, Histoire des diocèses de France n° 19, Henri BAUD (s.d.r.), Beauchesne,

Paris, 1985, 331 p.

2 François FLEURY, Histoire de l’Eglise de Genève depuis les temps les plus anciens jusqu’en 1802, Genève 1880-1881, t. 2, p 131.

3 Cayer de comptes à l‟usage du sieur de FRESNAY du CHATELET, chanoine de Sallanches, année 1776 ; dans Jean NICOLAS, ¨La Savoie au 18è siècle¨, Paris, Maloine, 1978, p. 944, note 149.

4 A.D.H.S. 1 G 377. Correspondance entre Mgr Jean-Pierre Biord et Voltaire entre 1767 et 1783.

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successivement de france, de prusse, de suisse et du territoire de Geneve, obtint enfin par la protection d’un Ministre de france, et pour le malheur de mon diocese la liberté de fixer sa demeure dans le païs de Gex, ou il acheta le château et la terre de fernex ».

L‟homme d‟Église raconte ensuite l‟incident de la fête pascale qui fait douter de la conversion sincère à la religion catholique de l‟homme de lettres :

« Malgré la protection que lui accordoit le Ministre Mr de Choiseuil, il y eut en 1768 une grande fermentation contre lui à Paris et à Versailles ; le Parlement de Paris avoit été sur le point de se decreter de prise de corps à l’occasion de son Dictionnaire philosophique, la Reine sollicitoit à son tour fortement son expulsion de la france ; et pour conjurer l’orage qui le menaçoit il lui prit la fantaisie de faire une demonstration de Religion dans l’eglise de sa paroisse de fernex, il choisit pour cela le jour de Pâques qu’il devoit rendre le paint ; apres avoir fait semblant de se confesser, il vint a l’heure de la grand-messe accompagné de deux especes de gardes armés de fusil, après l’Evangile s’etant tourné contre le peuple de ce sanctuaire, il voulut faire une espèce de discours en declamant contre les vols et les larcins, et à la communion, il se presenta a la Ste Table pour communier avec les autres, ce que le curé bon homme et peu instruit lui accorda sans difficulté ; et bien loin que le public fut edifié d’avoir vu faire cette demonstration apparente de Religion a cet impie, tout le monde au contraire en fut scandalisé, et jusque dans Geneve on en fut indigné »1.

Le prélat lui-même assimile ces faits à « une dérision manifeste de la religion » et exige des excuses écrites, nécessaires pour que le philosophe puisse faire son salut. Voltaire feint de ne pas comprendre la gravité de sa conduite. Il la justifie par son rôle de « Seigneur de Paroisse [qui] doit en rendant le pain béni, instruire ses vassaux d‟un vol commis dans ce temps là même avec effraction »2. Dans une de ses lettres, il évoque l‟animosité qui anime un curé du village de Moëns après un jugement qui lui fut défavorable au Parlement de Dijon en 1762 face à la partie civile conseillée par lui-même. Il explique sa mauvaise réputation par l‟hostilité que lui manifeste l‟aumonier du Résident de Genève coupable « d‟écrire de tous côtés et de semer partout la calomnie ». Au contraire, Voltaire se félicite d‟établir « une paix précieuse dans [son] voisinage ». Il va même jusqu‟à envoyer à l‟évêque, au Premier Président du parlement de Bourgogne, au Procureur général, un certificat signé par les syndics, les curés de son voisinage, un juge civil, un supérieur d‟une maison religieuse qui s‟indignent des calomnies dont il est victime. Comme dans chacune de ses lettres, il fait mention de « la bienfaisance, la piété solide et non superstitieuse, l‟amour du prochain, la résignation à Dieu [qui] doivent être les principales occupations de tout homme » et sont aussi les siennes3. L‟évêque renonce à ramener dans une fois sincère ce fidèle particulier et conclut une de ses nombreuses lettres par ce jugement tranché :

« Vous connoissés les ouvrages que l’on vous attribue, vous savés ce que l’on pense de vous dans toutes les parties de l’Europe, vous n’ignorés pas que presque tous les incredules de notre siècle, se glorifient de vous avoir pour leur chef et d’avoir puisé dans vos ecrits, les principes de leur irreligion. C’est donc au monde entier et a vous-même, et non pas à quelques particuliers, que vous devés vous en prendre, de ce que l’on vous impute. Si ce sont des calomnies ainsi que vous le pretendés, il faut vous en justifier et détromper ce même public qui

1 A.D.H.S. 1 G 377. Mémoire sur la Pâques de M de Voltaire, 1769.

2 Ibidem. Réponse de M de Voltaire à Monseigneur de Genève, 15 avril 1768.

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en est imbu. Il n’est pas difficile à qui est veritablement chretien d’esprit et de cœur de faire connaître qu’il l’est »1.

Les « œuvres où Voltaire parle impie et blasphematoire » sont énumérées : le Dictionnaire

philosophique, la Théologie portative, l‟Examen important de Milord Brombrok, l‟Évangile de la

raison, la Relation des bannissements des Jésuites de la Chine, les Homélies prononcées à

Londres, les Discours aux confédérés de Pologne, le Discours de l’Empereur Julien. L‟affaire

n‟en reste pas là et prend une nouvelle dimension par la demande d‟intervention adressée au Roi de France. Elle est justifiée par les blasphèmes portés à l‟encontre de la religion catholique, la perte de la foi et la corruption des mœurs qui sont les fruits malheureux de ses discours et de ses écrits ». L‟évêque demande au Roi de France d‟éloigner « le loup ravissant d‟un troupeau qui se trouve d‟ailleurs exposé à toute la fureur de l‟heresie ». Il s‟inquiète de la propagation des idées nouvelles au point de faire réimprimer à Annecy en 1771 l‟Avertissement

du Clergé de France sur les dangers de l’incrédulité et de faire diffuser une lettre pastorale

s‟opposant à « l‟esprit philosophique de ce siècle pervers ». En effet, si les œuvres de Voltaire, Helvétius, d‟Alembert, sont présentes dans les bibliothèques des bourgeois d‟Annecy, elles le sont également dans celles de quelques curés. Par contre, peu nombreux par eux sont ceux qui possèdent l‟Encyclopédie. C‟est le cas par exemple d‟un chanoine de Moûtiers dénommé Velat et d‟un abbé Revet de Mercury semble-t-il2. Les lisent-ils pour accroître leur culture, pour se tenir au courant des nouveautés ou pour mieux chercher les failles et mieux contrer les idées de ce nouveau courant de pensée ?

1 Ibidem. Réplique de Monseigneur de Genève à M. de Voltaire du 1er mai 1768. Ibidem. Lettre de Monseigneur de Genève à M. de Voltaire, 5 mai 1769.

2 Marius HYDRY, « Le niveau intellectuel du clergé Tarin », Congrès des Sociétés Savantes de Savoie, Moûtiers, 1964, pp. 135-141.

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CHAPITRE V : SURMONTER LES