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Aux origines (oubliées) d’un paradigme

Stéréotypes sociaux et performances cognitives

B) Identification au groupe stéréotypé

3.5 Aux origines (oubliées) d’un paradigme

Nous allons maintenant examiner deux des origines principales du paradigme de la

44 Sur la fiabilité d’un tel indicateur voir Scerbo et collaborateurs (2001; cités par Croizet et al., 2004).

« menace du stéréotype » et mentionner ses spécificités par rapport aux études antérieures (pour un examen complémentaire, on se référera à Maass & Cadinu, 2003; Steele & Aronson, 1995).

Premièrement, ce que les revues de littérature omettent généralement (voir par exemple Steele et al., 2002; Maass & Cadinu, 2003) c’est que l’étude de Steele et Aronson (1995) s’inscrit dans la filiation directe des recherches menées dans les années 60 par Katz et collaborateurs (Katz, 1964;

Katz & Greenbaum, 1963; Katz et al., 1964; Katz, Roberts & Robinson, 1965). Ces derniers ont étudié les effets de la politique de déségrégation, dans les institutions éducatives aux Etats-Unis, sur les performances intellectuelles des Noirs (Katz, 1964). Ils se sont en particulier intéressés à comprendre les effets des situations de mixité sociale, devenues fréquentes, sur les performances.

Katz, Roberts et Robinson (1965) ont par exemple trouvé que, lorsque l’expérimentateur était blanc, les participants noirs réussissaient mieux l’épreuve de « digit symbol » (sous-test de l’épreuve de Q.I.) quand ils pensaient que ce test mesurait la coordination « œil-main » plutôt que quand ils pensaient que ce test était une mesure de l’« intelligence ».

Une autre étude de Katz, Epps et Axelson (1964) a également montré que les Noirs obtenaient de meilleures performances au test « digit symbol » quand ils s’attendaient à ce que leurs performances soient comparées à d’autres Noirs (endogroupe) plutôt qu’à des Blancs (exogroupe), cette condition ne se distinguant pas d’une condition de test sans comparaison sociale. En revanche, dans les conditions de comparaison sociale avec d’autres Blancs ou des Noirs, les étudiants blancs obtenaient des performances similaires et supérieures à la condition contrôle. Cette recherche incluait également une question sur la « la motivation à bien faire »45 des participants. Les résultats montrent que les Noirs rapportaient la plus forte motivation dans la condition de comparaison avec les Blancs comparativement à celle avec les Noirs. La motivation des Blancs ne variait pas selon les conditions. La diminution des performances n’était donc pas liée à un manque de motivation des participants. Katz et collaborateurs (1964) expliquent en revanche leurs résultats par une variation du niveau d’éveil (« arousal ») et d’anxiété46.

Ainsi, suivant les hypothèses de Easterbrook’s (1959), ils donnent une explication des effets par le niveau d’éveil (« arousal ») qui, dans la condition de comparaison avec les Blancs, serait trop élevée pour qu’un traitement efficace des indices pertinents pour la réalisation de la

45 « Care of doing well ».

46 Comme le notent cependant Katz et collaborateurs (1964) la mesure d’anxiété incluse dans leur recherche ne donnait cependant pas de résultats. On peut remarquer que ces chercheurs sont confrontés aux mêmes problèmes que les chercheurs qui s’inscrivent dans le paradigme de la menace du stéréotype qui ont rencontré des difficultés dans la mise en évidence de cette variable à l’aide de questionnaires (voir Steele et al., 2002).

tâche ait lieu. Ce qui conduirait à une détérioration des performances. Katz et collaborateurs (1964) affirment ainsi que les différences de performances intellectuelles entre Blancs et Noirs seraient dues aux caractéristiques des situations de test standard dans lesquels la comparaison avec des « standards blancs » est « implicite » (p. 83). Katz (1964) dans une revue de question propose alors une explication relativement proche de celle de crainte de confirmation du stéréotype avancée par Steele & Aronson (1995): « The evidence is strong that Negro students have feelings of intellectual inferiority which arise from an awareness of actual differences in racial achievement, or from irrational acceptance of the white group’s stereotype of Negroes » (Katz, 1964, pp. 387-388).

Malgré leur originalité, ces travaux ne sont pas exempts de critiques. Ainsi, Steele et Aronson (1995) identifient deux limites de ces recherches princeps. Tout d’abord, les changements intervenus dans les relations entre groupes ethniques depuis les années 60 rendent une « réplication » (Steele & Aronson, 1995, p. 798) utile. En effet, les effets constatés peuvent être en lien avec un contexte historique particulier et être par exemple le reflet des rapports entre groupes de l’époque47. Par ailleurs, ces premières études n’ont que « rarement » (Steele &

Aronson, 1995, p. 798) utilisé un groupe contrôle de participants blancs. L’étude de Katz et collaborateurs (1964) est en effet une des seules à utiliser un tel groupe contrôle. De plus, des analyses séparées ont été faites pour ces deux groupes de participants. L’absence d’analyses d’ensemble permet donc « difficilement » (Steele & Aronson, 1995, p. 798) de déterminer si les effets constatés sont spécifiques à un groupe ou valables pour les étudiants en général. Ces études n’offriraient ainsi qu’un appui partiel des explications en termes de « menace du stéréotype ».

Sans nier l’originalité méthodologique et les apports théoriques de Steele et Aronson (1995), on peut toutefois s’étonner de l’absence presque totale de références et de discussions des travaux de Katz et collaborateurs dans les nombreux articles parus ultérieurement sur la question (pour une des exceptions voir Leyens et al., 2000). Ainsi, l’étude de Steele et Aronson (1995) est importante de par sa contribution au renouveau de l’intérêt pour une approche situationnelle des différences de groupe. Elle ne devrait cependant pas être considérée comme l’étude princeps de ce courant de recherche.

Deuxièmement, le paradigme de Steele et Aronson (1995) peut être rapproché de celui de la prophétie autoréalisante (« self-fullfiling prophecy ») (Merton, 1948). Ce type de prophétie se

47 La ségrégation raciale est restée légale dans les Etats du sud des Etats-Unis jusque dans les années 60 (source Wikipedia).

produit lorsqu’une croyance sociale conduit à sa propre réalisation. Cet effet n’a pas suscité beaucoup d’attention jusque dans les années 60 avec les travaux de Rosenthal et collaborateurs.

Rosenthal et Fode (1963; cités par Rosenthal, 2002) a ainsi montré que les attentes de l’expérimentateur influençaient les résultats des participants, au travers de la communication non verbale notamment (cf. Rosenthal, 2002). Dans une autre recherche (appelée Etude Pygmalion), Rosenthal et Jacobson (1968) ont amené des professeurs à croire que certains de leurs élèves (sélectionnés aléatoirement) allaient améliorer leur quotient intellectuel au cours de l’année scolaire. Les résultats montraient que ces étudiants ont amélioré leur Q.I. de manière plus importante que les autres. Ainsi, la croyance des professeurs, initialement erronée, d’un gain de Q.I. s’est révélé être une « prophétie autoréalisante »48 (Rosenthal, 2002).

Trois étapes de ce phénomène ont parfois été distinguées (Maass & Cadinu, 2003).

D’abord, la personne A a des attentes concernant une personne B. Ces croyances sont souvent (mais pas exclusivement) fondées sur un stéréotype sur le groupe d’appartenance attribué à B, tel que le genre, l’âge, etc. Deuxièmement, ces croyances guident le comportement de A dans l’interaction avec la personne B. Enfin, le comportement de la personne B, sous l’influence de A, va tendre à confirmer la croyance initiale stéréotypée ou non de la personne A. La confirmation de la croyance n’aura alors généralement lieu que si la personne cible est ignorante des attentes de A et des changements de son comportement. Les recherches ont par ailleurs montré que ce sont généralement les personnes cibles de bas statut qui tendent à confirmer les attentes dans leurs interactions avec un partenaire de haut statut (voir pour une revue Snyder & Stukas, 1999).

Cette situation est donc semblable à l’expérience de « menace du stéréotype » qui conduit à une confirmation d’un stéréotype par les performances au test. Le paradigme de Steele et Aronson (1995) se distingue, dans un premier temps, du fait que les effets sur les performances peuvent se produire en l’absence d’une interaction avec une personne qui porte un regard stéréotypé sur l’individu. Seule l’activation du stéréotype chez la personne stigmatisée est nécessaire à un effet comportemental. Le mécanisme de « prophétie autoréalisante » nécessite une interaction entre individus pour que l’effet de confirmation ait lieu (Jussim, 2001; Maass &

Cadinu, 2003). A un niveau empirique cependant, l’effet de l’activation du stéréotype ne peut souvent pas être distingué des attentes et des hypothèses de l’expérimentateur qui peuvent

48 Cette étude a cependant fait l’objet de vives critiques méthodologiques et statistiques concernant notamment la fidélité de l’effet (Jussim, 2001). Des réplications ont donc été tentées et cette controverse a amené Rosenthal à développer ses travaux sur la méta-analyse. Ainsi, une méta-analyse sur la question a montré que ce phénomène était réel et fidèle (Rosental, 2002).

influencer, de manière implicite ou explicite, les performances des participants49 (Rosenthal, 2002). Dans un deuxième temps, ces deux modèles diffèrent dans l’importance accordée au niveau de la prise de conscience par la cible des stéréotypes des attentes négatives envers elle. Un effet de « prophétie autoréalisante » ne passe pas par une conscience de la cible des stéréotypes des attentes négatives envers elle. Une prise de conscience pourrait au contraire conduire à des tentatives d’infirmer par le comportement les attentes stéréotypées par les cibles (Maass &

Cadinu, 2003). Au contraire, la conscience de la stigmatisation joue un rôle central dans les effets de « menace du stéréotype » (Maass & Cadinu, 2003). Par exemple, Spencer et collaborateurs (1999) active le stéréotype par une mention explicite de l’existence d’une différence de groupe au test que les participants doivent effectuer. Or, dans une de leurs études, Steele et Aronson (1995) font une activation très fine (implicite) du stéréotype50 (Steele & Aronson, 1995, étude 4).

Dans ce type de manipulation le niveau de conscience du stéréotype par le participant est probablement absent. C’est peut-être une des raisons qui fait que Steele et collaborateurs (2002) considèrent que la variante du paradigme de Spencer et collaborateurs (1999) constitue un test plus direct des effets de « menace du stéréotype ».

Pour résumer, les études menées avec des jeunes adultes dans le cadre du paradigme de la

« menace du stéréotype » ont donné lieu à un renouveau des études des effets possibles des stéréotypes négatifs sur les capacités cognitives (e.g. verbales, mathématiques, etc.) des individus appartenant à de nombreux groupes sociaux qui en sont la cible. Les mécanismes cognitifs altérés par l’activation de stéréotypes négatifs sont précisément ceux invoqués pour rendre compte du vieillissement cognitif. Or, d’autres travaux montrent précisément que les personnes âgées sont elles aussi confrontées à l’intervention de stéréotypes menaçants. Dans quelle mesure ces résultats sont-ils dès lors transposables aux études sur le vieillissement cognitif ? Nous allons maintenant nous intéresser à cette question.

49 Certaines des études majeures dans le domaine (e.g. Steele et Aronson, 1995; Aronson et al., 1999; Wout et al., 2008) ne donnent aucune information explicite sur les caractéristiques des expérimentateurs. Il est donc très probable que ceux-ci n’aient pas été naïfs par rapport aux hypothèses de l’étude. Cependant, conscientes de ce problème, certaines études menées dans ce paradigme utilisent, quand le plan expérimental le permet, des expérimentateurs « naïfs » par rapport aux hypothèses de recherche (e.g. Spencer et al., 1999, étude 1).

50 Par exemple, dans leur condition d’activation du stéréotype, Steele et Aronson (1995, étude 4) demandent simplement à leurs participants noirs d’indiquer leur « race » dans un questionnaire avant de passer un test cognitif.

CHAPITRE 3