• Aucun résultat trouvé

Approches « globales » du vieillissement et effet Stroop

Les approches « globales » ont en commun leur appel à une diminution générale des

« ressources de traitement »19 de l’information pour expliquer les différences d’âge dans de nombreux domaines cognitifs tels que la mémoire ou l’attention (Craik & Byrd, 1982; Hasher &

Zacks, 1988; Salthouse, 1996). Plus précisément, ces théories tentent de spécifier les mécanismes généraux qui jouent un rôle de ressources et rendent ainsi compte des différences de performances (McDowd & Shaw, 2000). Dans notre présentation ci-dessous nous nous focaliserons sur les deux approches, particulièrement influentes, qui ont été utilisées pour expliquer des différences de performances à l’effet Stroop, objet de notre étude.

3.1 La théorie du déficit de vitesse de traitement

Pour Salthouse et Meinz (1995; Birren, Riegel & Morrison, 1962; Cerella, 1985;

Myerson, Hale, Wagstaff, Poon & Smith, 1990; Salthouse, 1996), les expressions diverses et variées du vieillissement cognitif résulteraient essentiellement d’une détérioration de la vitesse de traitement de l’information. Le temps de traitement requis pour la mise en œuvre de la plupart des opérations cognitives augmenterait donc avec l’âge, et ce ralentissement généralisé aurait deux conséquences majeures. D’une part, il deviendrait plus difficile et parfois même impossible, selon le degré de complexité de l’activité cible, d’exécuter cette activité jusqu’à son terme dans le temps imparti. D’autre part, le ralentissement cognitif réduirait le nombre d’informations

19 On notera qu’une grande partie des travaux dans ce domaine, qui tentent par exemple d’expliquer les différences en mémoire, trouvent leur origine dans l’approche en termes de traitement de l’information. Dès lors, les hypothèses et mécanismes explicatifs dominant le champ ont été développés dans ce cadre (Hess, 2005).

présentes simultanément en mémoire de travail, et avec lui la possibilité de traitements relativement complexes. La vitesse de traitement constitue, dans l’approche de Salthouse (e.g.

1991), une ressource essentielle au traitement de l’information, dont l’efficience est réduite lors du vieillissement. A l’appui de cette hypothèse, de nombreuses études (pour une revue voir Salthouse, 1996) montrent qu’une large part de la variance dans différentes tâches cognitives (mémoire, attention, etc.) est partagée avec des mesures de vitesse de traitement. Plus spécifiquement, les résultats d’analyses provenant d’une trentaine d’études rapportées par Salthouse (1996) indiquent qu’une large proportion de la variance dans des épreuves d’attention sélective est partagée par l’âge et la vitesse de traitement. Par exemple, la variance liée à l’âge dans l’interférence au Stroop (c.-à-d. condition incongruente – neutre) décroît de 85% après avoir contrôlé la vitesse de traitement perceptive. De nombreuses données soutiennent le fait que l’âge est associé à une réduction de la vitesse de traitement perceptive. Sur cette base empirique, Salthouse (1996) considère que son approche est celle dont le concept central a été le mieux

« opérationnalisé » (p. 425) et dont le rôle médiateur des différences d’âge est soutenu par la littérature la plus abondante (Salthouse, 1996).

Le soutien empirique important à l’hypothèse de vitesse de traitement permet-il de conclure à sa supériorité relativement à celle d’une médiation par l’inhibition pour rendre compte des différences d’âge ? A ce propos, il est important de noter qu’une perspective plus intégrative est possible. Comme le notent McDowd et Shaw (2000), dans la recherche des causes des changements cognitifs liés à l’âge, il y a souvent l’attente de trouver un mécanisme explicatif général unique (inhibition, vitesse de traitement, capacité en mémoire de travail). Cette démarche renvoie fortement à l’idée d’un facteur « g » de Spearman (1927). Or, des recherches, utilisant la méthode de l’analyse factorielle, ont montré que ces construits cognitifs se superposaient en grande partie, ce qui incite certains, dans une vision intégrative, à examiner leurs relations afin de proposer l’explication la plus complète possible des différences d’âge (Anstey, 1999; cité par Chicherio, 2006; de Ribaupierre et al., 2004). Il a, par exemple, été montré que le déclin de la vitesse de traitement ou l’inhibition sont à l’origine du déclin de la mémoire de travail (e.g.

Salthouse & Meinz, 1995). D’autres considèrent que cette approche générale est complémentaire aux approches ayant identifié des facteurs plus spécifiques en jeu dans les tâches (McDowd &

Shaw, 2000). Il nous semble cependant que l’intégration des différentes approches, faite à un niveau essentiellement méthodologique et empirique, ne peut faire l’économie d’un examen de

leurs différences théoriques (Wilkinson & Task Force on Statistical Inference, 1999). Ainsi, l’approche en termes de vitesse de traitement, malgré la rigueur méthodologique de ses analyses statistiques et son soutien empirique important, comporte une certaine faiblesse théorique de par son caractère essentiellement « descriptif » (Collins, 1994; Kramer et al., 1994). Il semble que la vitesse de traitement doive être conçue comme une tentative de réduction de l’abondance des données empiriques qui ne fournit pas réellement d’information sur l’origine du ralentissement lié à l’âge (Collins, 1994). Tout en acceptant que son explication des différences d’âge n’est pas

« causale », Salthouse (1994, p. 444) défend l’intérêt de sa démarche, notamment par la nécessité d’une réduction méthodologique de facteurs en jeu au niveau cognitif. Il affirme ainsi: « if research reveals that only three or four factors are sufficient to account for a large percentage of age-related variance in 100 or more distinct cognitive variables, then the task for other levels of explanation should be considerably easier » (Salthouse, 1994, p. 446). Malgré l’évocation d’« autres niveaux d’explications », celui privilégié par Salthouse (1996) est d’ordre biologique.

L’objectif de sa démarche méthodologique est en effet de favoriser les liens avec les mécanismes neuropsychologiquesneurophysiological basis » p. 425) qui rendent compte du ralentissement lié à l’âge tel qu’un ralentissement de la transmission cérébrale (Salthouse, 1996). Ainsi, Salthouse a essentiellement pour but de montrer que la vitesse de traitement est le meilleur indicateur cognitif du déclin biologique. De manière corollaire, aucune attention n’est apportée aux influences sociocontextuelles dans l’étude des différences d’âge; cette influence est considérée comme « petite relativement aux effets de la maturation » (Salthouse, 2004, p. 143;

mais voir Salthouse & Craik, 2000). Les hypothèses tranchées de Salthouse, peu compatibles avec l’idée d’une influence sociale sur les cognitions, vont alors déterminer de manière très directe la nature des dispositifs méthodologiques de récolte et d’analyse de données mis en place.

3.2 La théorie du déficit d’inhibition cognitive

Selon Hasher et Zacks (1988; Hasher et al., 1999; Hasher et al., 2007), le vieillissement cognitif ne tiendrait pas à un déficit dans la vitesse de traitement mais serait lié à une difficulté croissante à se focaliser sur les stimuli pertinents pour la réalisation correcte de l’activité cible

(c.-à-d. la couleur des mots dans la tâche de Stroop20). Cette difficulté s’exprimerait en priorité lorsque les distracteurs sont difficiles à réprimer (c.-à-d. la signification des mots), ou lorsque l’activité cible implique le traitement mais aussi le contrôle (conscient) de l’accès et/ou la suppression d’un grand nombre de stimuli (visuels, mais aussi auditifs, etc.). Hasher et collaborateurs (2007) accordent ainsi une place centrale à l’inhibition, car ils considèrent que l’activation de la dimension interférente, qui est automatique, ne « diffère pas beaucoup entre les individus dans les mêmes contextes et avec les mêmes buts » (p. 229). Lorsque l’inhibition est déficitaire, des informations non pertinentes infiltreraient alors la mémoire de travail au détriment du but à accomplir (par exemple compréhension d’un texte), dont le maintien (en mémoire) serait rendu problématique. Dès lors, une partie des différences d’âge en mémoire pourraient être en lien avec des difficultés dans cette composante attentionnelle (McDowd &

Show, 2000). Et l’on sait que la capacité de la mémoire de travail tend en effet à décliner avec l’âge (de Ribaupierre, 2001; Kausler, 1994; Zacks, Hasher & Li, 2000).

Les difficultés cognitives des personnes âgées tiendraient avant tout à un déficit d’inhibition qui aurait pour conséquence un dépassement fréquent de leur capacité en mémoire de travail (Hamm & Hasher, 1992; Zacks & Hasher, 1997). A ce propos, Hasher et Zacks (1988) mentionnent une limite que leur approche partage avec d’autres théories cognitives qui insistent sur la réduction des ressources de traitement au cours du vieillissement : « these views ignore the social and affective concomitants of aging and the impact these factors might have on performance in cognitive tasks » (p. 208). Ainsi, au contraire de la conception de Salthouse (1996), celle de Hasher et collaborateurs accorde davantage d’importance au rôle de facteurs sociocontextuels. Hasher et Zacks (1988, p. 216) indiquent par exemple que les « bruits » (« noise ») de l’environnement pourraient davantage perturber l’inhibition des âgés que celle des jeunes. Dans leurs études consécutives, ces chercheurs se sont cependant plus centrés sur une autre influence contextuelle, celle de la tâche. Ainsi, une approche adoptée par ces auteurs a été d’identifier les « conditions limites potentielles » pour les déficits d’inhibition liés à l’âge (Hasher, Quig & May, 1997; cités par McDowd & Show, 2000, p. 270). Ils tentent de fournir un

« support contextuel » en contraignant « l’activation d’informations non pertinentes et, en

20 Les résultats des recherches ont incité Hasher et collaborateurs à décomposer l’inhibition en différentes fonctions (Hasher et al., 1999), telles que le contrôle de l’accès (« access ») à l’attention focalisée, l’effacement (« deletion ») de l’information de l’attention et de la mémoire de travail ainsi que la suppression (ou « restrain ») d’une réponse inappropriée. Le test de Stroop, qui a souvent été présenté par Hasher et collaborateurs (e.g. Hasher & Zacks, 1988; Hasher et al., 2007) comme une bonne mesure de l’inhibition, solliciterait principalement la fonction de suppression (Hasher et al., 1999).

procédant de la sorte, améliorent le déficit d’inhibition lié à l’âge » (McDowd & Shaw, 2000, p.

271). Ils concluent alors que la présence ou l’absence d’un support contextuel constitue une condition limite dans l’observation des différences dans l’efficience de l’inhibition (McDowd &

Shaw, 2000). Cette perspective a cependant fait l’objet de critiques similaires à celles adressées aux premières théorisations en termes de ressources (McDowd, 1997), car elle laisse sans réponse les questions fondamentales des mécanismes en jeu, de la mesure, de la spécificité et de la circularité (Burke, 1997; Zacks & Hasher, 1997, pour une discussion de ces questions). Après la présentation de ces deux théories centrales du vieillissement cognitif, il nous faut plus spécifiquement examiner leur validité en ce qui concerne la compréhension des différences d’âge au test de Stroop.

3.3 Ressources impliquées dans les différences d’âge au test de Stroop

Bien que très différentes l’une de l’autre au plan conceptuel, les deux approches théoriques que nous venons de présenter conduisent néanmoins aux mêmes attentes quant à l’affaiblissement des ressources cognitives au cours du vieillissement, et sont donc in fine difficiles à départager. A un niveau purement statistique, l’hypothèse du ralentissement cognitif a reçu un support important de la littérature sur les différences d’âge au test de Stroop. La méta-analyse d’une grande partie des études sur les différences entre jeunes et âgés au test de Stroop par Verhaeghen et de Meersman (1998) a montré que de simples modèles de régression linéaire, dont les hypothèses étaient dérivées des théories de la vitesse de traitement, notamment celle de Cerella (1990; TR âgés = a + b TR jeunes)21, étaient bien ajustés à la description de la relation entre les temps de réponse des jeunes et ceux des âgés. Dans cette approche, l’hypothèse faite, de nature quantitative, est celle d’une relation linéaire entre les temps de réponse d’adultes jeunes et celui d’adultes âgés correspondant à une fonction linéaire dont la pente est supérieure à 1, la différence d’âge sera d’autant plus importante que les temps de réponse sont élevés, ce qui est typiquement le cas de la condition incongruente du Stroop. Ainsi, sur cette seule base, on est en

21 TR âgés = temps de réponse des personnes âgées; TR jeunes = temps de réponse des personnes jeunes; a = intercept; b = pente de régression. Cette valeur est prise comme un indicateur du ralentissement et le modèle prédit qu’elle est supérieure à un coefficient de 1. Pour examiner la pertinence de ce modèle pour expliquer l’interférence au Stroop, une équation plus complète est testée avec un coefficient de régression pour l’effet principal de la condition de test (Incongruent et ligne de base; a2 Cond) et pour l’interaction entre condition et groupe d’âge (b2 Cond x RTjeunes) (c.-à-d. RTâgés = a1 + b1 RTjeunes + a2 Cond + b2 Cond x RTjeunes).

droit d’attendre une interaction entre condition et âge, en d’autres termes un effet d’interférence plus élevé chez les adultes âgés. Lorsqu’on utilise, pour mesurer l’effet d’interférence, un autre indice que la différence brute des temps de réponse entre condition incongruente et condition contrôle, la différence d’âge tend alors à diminuer, voire à disparaître, que ce soit dans le test de Stroop ou dans d’autres épreuves cognitives (de Ribaupierre & Ludwig, 2003; Verhaeghen & de Meersman, 1998).

La méthodologie adoptée par Verhaeghen et de Meersman (1998), fondée sur des analyses de Brinley est très controversée et critiquée (Myerson, Adams, Hale & Jenkins, 2003;

Ratcliff et al., 2000; Ratcliff, Spieler & McKoon, 2004). De plus, les patterns empiriques mis en évidence reposent sur une modélisation excessivement réductionniste qui se centre sur un indicateur moyen de vitesse de réponse mais ne considère pas la distribution des temps de réponse et des erreurs (Ratcliff et al., 2000). Le débat à ce sujet demeure cependant ouvert, une controverse subsiste notamment sur la meilleure façon de contrôler la vitesse de traitement (e.g.

Spieler et al., 1996; Verhaeghen & Cerella, 2002). En dépit des débats sur la meilleure façon d’appréhender la réduction des ressources cognitives, ces deux théories « globales » du vieillissement ont implicitement en commun d’être interprétées en référence à un déclin cognitif biologiquement fondé (Hertzog, 1996; voir aussi Baltes & Staudinger, 1996). D’ailleurs, certains chercheurs (e.g. West, 1996; West & Baylis, 1998) considèrent que les différences d’âge au test de Stroop sont universelles et sont le reflet direct du fonctionnement cérébral déficitaire au fur et à mesure du vieillissement. Afin d’examiner la validité scientifique des hypothèses au niveau biologique, un détour s’impose, en référence aux neurosciences cognitives.

4. Vieillissement et effet Stroop: soubassements cérébraux