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À Chartres, la fête de la Nativité occupe une place particulière mais pas unique dans la liturgie occidentale. Cette célébration s’inscrit dans un essor plus vaste de la piété mariale15. Dès la fin du Haut Moyen Âge, le développement du culte s’accompagne d’une affirmation progressive de la Vierge en tant que

15De nombreuses études existent sur ce thème mais nous avons observé une certaine carence pour le XIIIe siècle. De très nombreux ouvrages traitent de l’évolution de la figure de la Vierge du Haut Moyen Âge jusqu’au XIIesiècle et ne vont pas au-delà. Voici néanmoins quelques références importantes : MANOIR, Hubert du (dir.), Maria. Études sur la Sainte Vierge, Paris, Beauchesne, 1949, notamment vol. 1, p. 217-245 ; LAURENTIN, René, Court traité sur la Vierge Marie, Paris, P. Lethielleux, 1968, 224 p. ; PALAZZO, Éric et JOHANSSON, A.-K, « Jalons liturgiques pour une histoire du culte de la Vierge dans l’Occident latin (Ve- XIe s.) » dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.), Marie : Le culte de la

Vierge, op. cit., p. 15-43 ; IOGNA-PRAT, Dominique, « Le culte de la Vierge sous le règne de Charles le

Chauve » dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.), Marie : Le culte de la

Vierge, op. cit., p. 65-107 ; BALTZER, Rebecca A., « The Little Office of the Virgin and Mary’s Role at

Paris » dans FASSLER, Margot E. et BALTZER, Rebecca A. (dir.), The Divine Office in the Latin Middle

Ages, New York, Oxford University press, 2000, p. 463-484 ; RUBIN, Miri, Mother of God. A History of the Virgin Mary, New Haven, Yale University Press, 2009, 532 p.

figure personnalisée16. Alors que la mère de Dieu était essentiellement glorifiée pour son rôle auprès du Christ, elle devient une figure plus sensible dès le IXe siècle17. Ce changement provient en grande partie de la place particulière de Marie, femme élue, à la fois mère et fille de Dieu par son humanité. Grâce à sa position, la Vierge transcende l’ordre naturel de la parenté et stimule la réflexion généalogique18. Au XIIIe siècle, Marie devient une mère pleine de tendresse dans ses relations avec son fils19. Elle est la femme qui a donné chair à Dieu, qui a permis l’incarnation divine. Elle est donc la médiatrice naturelle entre son fils et l’humanité. Marie est également un exemple à suivre20. En réparant la faute d’Ève, elle redonne un espoir de rédemption à tous les hommes. L’humanité est sauvée grâce à son élection.

Cette transformation progressive de la figure de Marie dans le sens d’une dévotion plus intime et sensible s’accompagne d’une multiplication des messes votives et de la création de célébrations propres à la Vierge21. À la fin du

VIIesiècle, le Pape Serge Ierinstitue la fête de la Nativité, le 8 septembre. Elle est l’une des quatre fêtes dédiées à Marie avec la Purification (le 2 février), l’Annonciation (le 25 mars) et l’Assomption (le 15 août). Selon M. Fassler, cette fête subit de profonds bouleversements dans la liturgie gallicane22. Aux VIIIe et IXesiècles, les lectures des nocturnes ont notamment été modifiées. Les liturgistes carolingiens ont en effet abandonné le récit de la Visitation selon l’Évangile de Luc (I, 39-45) qui narre la visite de Marie à Élisabeth. Ils l’ont remplacé par une lecture issue de l’Évangile de Matthieu (I, 1-18) sur la généalogie du Christ :

16 RUPALIO, Georges, « La Vierge comme système de valeurs » dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.), Marie : Le culte de la Vierge, op. cit., p. 7.

17PALAZZO, Éric et JOHANSSON, A.-K, « Jalons liturgiques pour une histoire du culte de la Vierge dans l’Occident latin (Ve-XIe s.) », dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.),

Marie : Le culte de la Vierge, op. cit., p.18.

18 RUPALIO, Georges, « La Vierge comme système de valeurs » dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.), Marie : Le culte de la Vierge, op. cit., p. 11 et IOGNA-PRAT, Dominique, « Le culte de la Vierge sous le règne de Charles le Chauve » dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.), Marie : Le culte de la Vierge, op. cit., p. 68.

19RUBIN, Miri, Mother of God, op. cit., p. 211. FULTON, Rachel, « Mimetic Devotion, Marian Exegesis, and the Historical Sense of the Song of Songs », Viator. Medieval and Renaissance Studies, 27 (1996), p. 87. 20RUBIN, Miri, Mother of God, op. cit., p. 200 ; GRAEF, Hilda, Mary, A History of Doctrine and Devotion, London and New York, Sheed and Ward, 1963, vol. I, p. 265.

21PALAZZO, Éric et JOHANSSON, A.-K, « Jalons liturgiques pour une histoire du culte de la Vierge dans l’Occident latin (Ve-XIe s.) », dans IOGNA-PRAT, Dominique, PALAZZO, Éric et RUSSO, Daniel (dir.),

Marie : Le culte de la Vierge, op. cit., p.18. Cf. Liber Pontificalis, texte, introduction et commentaire, Paris,

L. Duchesne, vol. I, 1981, p. 396.

«1 Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils

d’Abraham :

2Abraham engendra Isaac, […]

Jobed engendra Jessé,

6Jessé engendra le roi David. […]

16Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie,

de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ. […]

18Or telle fut la genèse de Jésus Christ. Marie, sa mère, était fiancée

à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit saint. »23

Toujours selon M. Fassler, ce changement de lecture modifie en profondeur la fête de la Nativité24. Le choix de ces textes met en effet l’accent sur l’ascendance de Marie. Par une habile transposition, cette dernière est alors considérée comme la descendante directe de David. Alors que, dans Matthieu, Joseph est l’héritier de cette lignée, le rôle du patriarche dans la liturgie et l’exégèse s’efface progressivement au profit de la Vierge. Elle devient l’héritière directe de la lignée royale, la personne élue par Dieu pour s’incarner sur terre.

D’autre part, dans les liturgies carolingiennes, la lecture pour la célébration de la Nativité de la Vierge est tirée de l’Ecclésiastique (XXIV, 16-22). Dans ce dernier, la Sagesse personnifiée décrit sa propre croissance et se compare à une plante :

23Pour la traduction : La Bible de Jérusalem, op. cit., p. 1695-1696. WEBER, Robert (éd.), Biblia sacra, op.

cit., vol. 2, p. 1527. Liber generationis Iesus Christi / filii David filii Abraham /2Abraham genuit Isaac […] /

Obed autem genuit Iesse / Iesse autem genuit David regem […] /16Iacob autem genuit Ioseph virum Mariae

de qua natus est Iesus qui vocatur Christus […] /18Christi autem generatio sic eart cum esset desponsata

mater eius Maria Ioseph.

«12Je me suis enracinée chez un peuple plein de gloire,

dans le domaine du Seigneur, en son patrimoine.

13J’y ai grandi comme le cèdre du Liban,

comme le cyprès sur le mont Hermon.

14J’ai grandi comme le palmier d’Engaddi,

comme les plants de roses de Jéricho, comme un olivier dans la plaine, j’ai grandi comme un platane.

15Comme le cinnamome et l’acanthe j’ai donné du parfum,

comme une myrrhe de choix j’ai embaumé, comme le galbanum, l’onyx, le labdanum, comme la vapeur d’encens dans la Tente.

16J’ai étendu mes rameaux comme le térébinthe,

ce sont des rameaux de gloire et de grâce. »25

La fête carolingienne a ainsi réuni deux textes essentiels dans un contexte marial : l’ascendance royale et humaine du Christ et de la Vierge associée à l’allégorie végétale de la Sagesse26. Marie étant elle-même souvent associée à cette figure, la réunion de ces textes dans une même célébration est un ferment extrêmement propice aux commentaires exégétiques. Ce rapprochement a peut-être participé à l’assimilation de l’idée de lignée à celle de l’arbre.

Un autre texte fondamental a profondément influencé les célébrations mariales et la figure de la Vierge : le Libellus de Nativitate Sanctae Mariae27. Ce

texte est le résultat d’une tradition apocryphe qui s’étend sur plusieurs siècles et qui prend son origine dans le Proto-Évangile de Jacques28. Ce dernier, daté du IIe

25Biblia sacra, op. cit., vol. 2, p. 1058.16Et radicavi in populo honorificato / et in parte Dei mei hereditas

illius / et in plenitudine sanctorum detention mea /17quasi cedrus exaltata sum in Libano / et quasi cypressus

in monte Sion /18et quasi palma exaltata sum in Cades / et quasi plantation rosae in Hiericho /19quasi olive

speciosa in campis / et quasi platanus exaltata sum iuxta aquam in plateis /20sicut cinnamomum et aspaltum

aromatizans odorem dedi quasi murra electa dedi suavitatem odoris /21et quasi storax et galbanus et ungula

et gutta / et quasi libanus non incises vaporavi habitationem meam / et quasi balsamum non mixtum odor meus / 22 ego quasi terebinthus extendi ramos meos / et rami mei honoris et gratiae. Dans la Bible de Jérusalem les versets ne correspondent pas exactement. La référence n’est pas l’Ecclésiastique (XXIV, 16-22) mais l’Ecclésiastique (XXIV, 12-16), Bible de Jérusalem, op. cit., p. 1234.

26FASSLER, Margot E., « Mary’s Nativity », op. cit., p. 396 et suiv.

27 BEYERS, Rita (éd. et trad.), Libri de Nativitate Mariae, II. Libellus de Nativitate sanctae Mariae, Turnhout, Brepols, 1997, p. 22 et suiv.

28DAHAN, Gilbert (trad.), « Fulbert de Chartres, Sermon IV, sur la Nativité de la Vierge Marie, Vierge et Génitrice de Dieu. Étude et tradution », Société archéologique d’Eure-et-Loir, 94 (2007), p. 26-27.

siècle et écrit en hébreu, est un récit sur la naissance de la Vierge et l’enfance du Christ. Au VIIIe siècle, ce texte a été traduit en latin et renommé Évangile du

Pseudo-Matthieu. Puis, aux alentours de l’an 1000, un Pseudo-Jérôme l’a réécrit

sous le nom de Libellus de Nativitate Sanctae Mariae. Plus que des traductions, ces textes sont de véritables réécritures. Alors que l’Évangile du Pseudo-Matthieu évoque la naissance de la Vierge, son enfance et celle du Christ, le Libellus abandonne le récit des premières années de Jésus pour se consacrer à la naissance et à l’enfance de Marie. Ainsi, dans le Libellus, l’accent est mis sur la virginité de la Vierge, sur son ascendance royale issue de David, sa naissance à Nazareth et sur son enfance au temple de Jérusalem. Grâce à ce récit, Marie, considérée comme la descendante directe du roi David, devient également l’héritière de la lignée de Lévi, prêtre du temple. Elle forme à ce titre le réceptacle humain idéal pour le Christ, descendante à la fois d’une lignée spirituelle et régalienne. L’association de ces textes à l’Ecclésiastique (XXIV, 16-22) évoquant l’allégorie végétale de la Sagesse est alors extrêmement propice à de nouvelles créations.