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Les relations entre texte et musique passent le plus souvent par une coïncidence structurelle entre réitérations littéraires et mélodiques1. Or, nous avons vu que les répétitions dans les voix supérieures des motets peuvent exister sans être nécessairement générées par la teneur. Par conséquent, le principal argument contre l’existence de réitérations cohérentes au sein de ces pièces n’est pas recevable. D’autre part, les motets proviendraient à l’origine de clausules qui sont elles-mêmes issues des organa. G. Gross a démontré que la composition de ces derniers reposaient sur la maîtrise des colores, c’est- à-dire sur l’utilisation de répétitions structurantes2. Ces figures de rhétorique proviennent du trivium et ont été transposées dans les traités musicaux du XIIIe siècle pour servir à la

1Cf. le premier chapitre de la première partie.

2GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux 12eet 13esiècles, Turnhout, Brepols, 2007,

composition de ces polyphonies. La persistance de ces procédés de création dans les motets est donc tout à fait probable pour plusieurs raisons.

Premièrement, les compositeurs étaient sans doute des clercs3. Il est vrai que ce terme est peu précis mais il suppose un ensemble de connaissances minimales surtout à Paris au XIIIe siècle. À cette époque et dans cette zone géographique, l’Université naissante possédait une grande influence4. Or, les motets proviendraient plutôt de cette région. Il est vrai qu’aucun élément ne permet d’affirmer que les compositeurs des motets aient suivi des cours à l’Université. Néanmoins, il est tout à fait plausible que certains d’entre eux aient fréquenté la Faculté des Arts. Au XIIIe siècle, Adam de la Halle, clerc bigame, est l’un des rares compositeurs de motets connu : il aurait étudié à la Faculté des Arts5. Le Jeu du Pèlerin confirme cette hypothèse. Dans cette pièce, l’un des personnages,

Rogaus, désigne Adam de la Halle comme un maître et un clerc qui sait composer des

chansons et des motets6.

Or, dans cette faculté, les clercs étudiaient surtout le trivium et par conséquent la rhétorique. Néanmoins, dans les statuts universitaires de 1215, cette dernière est mentionnée très brièvement : elle était enseignée uniquement les jours fériés avec le

quadrivium7. Il semblerait donc qu’elle n’occupait pas une place essentielle dans le cursus. Pourtant, dans tous les compendia et guides des étudiants contemporains, la Rhetorica ad

3PAGE, Christopher, Discarding Images. Reflections on Music and Culture in Medieval France, Oxford, Clarendom Press, 1993, p. 43 et suiv. ; HUOT, Sylvia, Allegorical Play in the Old French Motet. The Sacred and the Profane in

Thirteenth-Century Polyphony, Stanford, Stanford University Press, 1997, p. 7 et suiv.

4LAFLEUR, Claude, « Les « Guides de l’étudiant » de la Faculté des arts de l’Université de Paris au XIIIesiècle » dans

Philosophy & Learning. Universities in the Middle Ages, Leiden, E. J. Brill, 1995, p. 137.

5LANGLOIS, Ernest (éd.), Adam Le bossu, Trouvère artésien du XIIIesiècle. Le Jeu de Robin et Marion suivi du jeu du

Pèlerin, Paris, Librairie Honoré Champion, 1984, p. v. Adam de la Halle, Œuvres complètes, BADEL, Pierre-Yves (éd.

et trad.), Paris, Librairie Générale Française, 1995 (pour la trad. la présentation et les notes), p. 11. P.-Y. Badel s’appuie notamment sur le Jeu de la Feuillée pour avancer ces propos (vers 6, 35 et 171). Selon lui et selon F. Gégou, Adam de la Halle aurait même obtenu la maîtrise ès arts. GÉGOU, Fabienne, Recherches biographiques et littéraires sur Adam de la

Halle accompagnées de l’édition critique de ses chansons courtoises, thèse d’État, Université Paris-Sorbonne, vol. 1,

p. 4 et note 2, p. 22.

6LANGLOIS, Ernest (éd.), Adam Le bossu, op.cit., p. 72-73 et Adam de la Halle, Le Jeu de Robin et Marion précédé du

Jeu du Pèlerin, VARTY, Kenneth B.A. (éd.), Harrap & Co., Londres, 1960, p. 66. Vers 80-81 et 90-91 : Taisiés vous, Warnier, il parole / De maistre Adan, le clerc d’onneur, […] Nenil, ains savoit canchons faire, / Partures et motès entés.

7WEIJERS, Olga, Le Maniement du Savoir : Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités : XIIIe-XIVe

Herennium est évoquée voire résumée tout comme le De inventione8. Ces deux ouvrages étaient donc considérés comme des livres de base.

Ainsi, malgré la pauvreté des références dans les statuts, les membres de la faculté des Arts devaient posséder des notions de rhétorique et connaître les colores. L’enseignement dans ce domaine était même sans doute plus riche que ce que les chartes laissent à penser. En effet, au XIIIe siècle, beaucoup de théoriciens ont composés des Ars

Poeticae. Jean de Garlande, le grammairien, a enseigné la rhétorique à Paris pendant la

première partie du XIIIe siècle9. Son traité Parisiana poetria évoque des figures de répétitions similaires à celles de la Rhetorica ad Herennius. De même, Alexandre de Villedieu a donné des cours à Paris et a composé son ouvrage Doctrinale Puerorum en 120910. Il y a donc eu une persistance et un renouvellement de ces enseignements.

La preuve la plus flagrante des connaissances en rhétorique des compositeurs des motets provient des poèmes eux-mêmes. D’une part, les textes ont tendance à respecter la disposition rhétorique évoquée entre autre dans la Rhetorica ad Herennium ou dans l’ouvrage de Jean de Garlande, Parisiana Poetria : l’exorde ou introduction, la narration sur l’exposition des faits, la division ou proposition qui annonce le sujet, la confirmation, la réfutation et la conclusion11. D’autre part, les textes latins utilisent beaucoup de figures de répétitions comme l’annominatio ou paronomase12.

L’ensemble de ces éléments permet donc de confirmer les quelques connaissances en rhétorique des compositeurs des motets et la possibilité de la transposition des colores dans ces pièces. Effectivement, la technique du color est attestée dans les motets par W. Odington. Le théoricien emploie le terme pour évoquer une entorse aux règles des consonances. Une dissonance peut-être excusée si un color est chanté au

8LAFLEUR, Claude, « Les « Guides de l’étudiant », op. cit., p. 171 ; WEIJERS, Olga, Le Maniement du Savoir, op. cit., p. 14.

9LAWLER, Traugott (éd. et trad.), The Parisiana poetria of John of Garland, London, Yale university press, 1974, p. XI.

10 REICHLING, Dietrich (éd.), Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, kritisch-exegetische Ausgabe, mit

Einteilung, Verzeichniss der Handschriften und Drücke nebst Registern, Berlin, K. Kehrbach, 1893, p. IV et suiv.

11ACHARD, Guy (éd. et trad.), Rhétorique à Herennius, Paris, Les Belles Lettres, 1989, livre I ; LAWLER, Traugott (éd. et trad.), The Parisiana poetria, op. cit., notamment p. 66-67.

12Comme dans les textes de Gautier de Coincy : KUNSTMANN, Pierre, « L’Annominatio chez Gautier : vocabulaire et syntaxe » dans KRAUSE, Kathy M. et STONES, Alison (dir.), Gautier de Coinci. Miracles, Music, and Manuscripts, Turnhout, Brepols, 2006, p. 101-112.

double dans le motet. En d’autres termes, s’il existe une répétition dans la voix supérieure, l’intégrité de la ligne mélodique prime sur les règles du contrepoint. Cette remarque confirme l’idée que les répétitions des voix supérieures ne sont pas nécessairement générées par la teneur. Une cohérence horizontale est possible. Elle permet également de valider l’utilisation des colores dans les motets.

Nous nous sommes donc appuyée sur les travaux de G. Gross. Ce dernier a répertorié les figures de répétition employées dans la Rhetorica ad Herennium : la

repetitio, la conversio, la complexio, la conduplicatio, la conpar ou isocolon, la gradatio

et la commutatio13. La repetitio désigne une réitération au début de différents membres de phrases tandis que la conversio évoque une répétition à la fin. Quant à la complexio, elle associe ces deux figures et répète un motif au début et à la fin d’un même membre de phrase. La conduplicatio désigne la répétition d’un motif dans un membre de phrase et la

gradatio, celle d’un motif semblable sur différentes hauteurs. Pour la figure de l’isocolon,

nous avons préféré employer les termes « membres de phrases parallèles » ou « parallélisme ». En effet, étant donné la multiplicité des mots employés pour décrire un tel phénomène, nous ne voulions pas lier ce procédé aux termes d’« ouvert-clos » ou d’« antécédent-conséquent » comme le fait G. Gross14. Ces dénominations ne sont pas nécessairement adaptées à la complexité des parallélismes employés dans les motets. De plus, cette figure résulte le plus souvent de l’utilisation de repetitio, conversio ou

complexio. Pour finir, la dernière figure évoquée par G. Gross, la commutatio ou repetitio diversae vocis ou encore chiasme, ne sera pas évoquée ici. Elle n’est pas employée dans

notre corpus puisque nous avons choisi d’étudier les pièces à deux voix.

G. Gross ajoute à cette liste l’epanodos et l’anadiplose définie par Mathieu de Vendôme et Alexandre de Villedieu15. Cette dernière figure qualifie la répétition d’un même motif en fin de phrase puis au début de la suivante. L’epanodos, proche de la

repetitio et de la conversio, n’est pas clairement définie dans les traités. Néanmoins,

13GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 159 et suiv. et p. 337 pour un récapitulatif. 14Ibid., p. 90.

15 Ibid., p. 333 ; MUNARI, Franco (éd.), Mathei Vindocinensis Opera. Ars versificatoria, Roma, Ed. di storia e letteratura, 1988, vol. 3, p. 168 ; REICHLING, Dietrich (éd.), Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, kritisch-

exegetische Ausgabe, mit Einteilung, Verzeichniss der Handschriften und Drücke nebst Registern, Berlin, K. Kehrbach,

G. Gross l’observe dans plusieurs textes notamment dans la Vulgate : Finis venit, venit

finis16. Nous avons donc employé ce terme dans certains cas. Enfin, nous avons également utilisé le terme florificatio vocis cité par Jean de Garlande, le théoricien de la musique. Ces termes désignent la répétition d’une ou plusieurs notes dans un mouvement mélodique conjoint.

La seconde partie de notre étude nous permettra donc d’observer de telles figures dans les motets de notre corpus. Nous verrons également si ces répétitions sont liées au texte et si les compositeurs emploient d’autres moyens pour créer une relation structurelle entre texte et musique.

Cette seconde partie se compose ainsi de quatre chapitres ordonnés selon une complexité croissante des réseaux de motets. Le premier chapitre regroupe les pièces qui sont des réécritures de chansons. Dans ces monodies originelles, les répétitions formelles et motiviques sont liées au texte. Nous verrons ainsi si ces liens persistent dans les motets. Dans le deuxième chapitre, les motets sont tous liés à une clausule et dans le troisième, à une clausule et au moins une réécriture. La question sera donc de savoir si une relation entre texte et musique existe et ce, même lors de la création du deuxième ou troisième

contrafacta. Enfin, le dernier chapitre regroupe les pièces sans clausule ni réécriture.

L’analyse y est d’autant plus complexe que nous ne pouvons, dans ce cas, mesurer l’impact réel de la teneur sur la voix supérieure.