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Le color dans les traités de musique

Comme R. Flotzinger l’avait fait dans certaines clausules à deux voix, G. Saint-Cricq repère, dans les motets, des figures de répétitions à plus petite échelle, c’est-à-dire des colores86. Ces derniers sont des figures de rhétorique ou de grammaire. Elles évoquent, pour les clercs du XIIe et du XIIIe siècle, un vocabulaire technique emprunté au trivium et répertorié dans les arts poétiques87. Dans ces écrits très répandus, le color désigne un embellissement du discours qui contribue à son efficacité88. G. Gross fait une étude poussée de ces procédés et de leur utilisation dans les organa dans son ouvrage Chanter en polyphonie à Notre-

84SAINT-CRICQ, Gaël, Formes types dans le motet du XIIIesiècle, op. cit., p. 298-299.

85 Ibid., p. 27. « L’examen des sources du corpus corrobore cette représentativité des pièces AAX, puisqu’elles sont conservées dans tous les principaux libri motetorum et chansonniers comportant des motets. »

86 FLOTZINGER, Rudolph, « Vorstufen der muskalisch-rhetorischen Tradition im Notre-Dame- Repertoire ? » dans De ratione musica : Festschrifts E. Schenck zum 5 mai 1972, Kassel, Bärenreiter, 1975, p. 1-9 ; SAINT-CRICQ, Gaël, Formes types dans le motet du XIIIesiècle, op. cit., p. 94.

87 GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux 12e et 13e siècles, Turnhout, Brepols, 2007, p. 126 et suiv.

Dame de Paris aux 12e et 13e siècles. Notre étude succincte s’appuie en grande

partie sur ses travaux et sur les écrits médiévaux.

Aux XIIIe et XIVe siècles, le terme color a été transposé dans les traités musicaux. Il apparaît notamment dans quatre ouvrages : le traité de Saint- Emmeram, le De mensurabili musica de Jean de Garlande, le De mensuri et

Discantu ou Anonyme IV et le Summa de speculatione musicae de Walter

Odington.

Dans tous ces écrits, le color est toujours attaché à la notion de beauté comme dans les traités de rhétorique contemporains. Aussi, dans le De

mensurabili musica, Jean de Garlande le définit ainsi :

« Le Color est la beauté du son ou d’un phénomène auditif par l’intermédiaire de quoi le sens de l’ouïe prend plaisir. »89

Cette définition précise l’aspect mélodique du color. Pourtant, il n’y a aucune évocation de la notion de répétition caractéristique de celle du motif. Or, les exemples donnés ensuite par Jean de Garlande sont tous liés à l’idée de réitération. G. Gross s’appuie ainsi sur cette définition pour confirmer les liens existants entre le concept de beauté attaché au color et l’idée de répétition90. La reconnaissance d’un son déjà entendu grâce aux colores permet d’éprouver du plaisir et de rendre la mélodie plus belle :

« La troisième règle est : faites des colores plutôt que des sons inconnus et plus il y aura de colores, plus le son sera connu, et s’il est connu, il plaira. »91

Le color en musique est donc intrinsèquement lié à l’idée de répétition mélodique et sans doute aussi rythmique.

89La traduction est celle de G. Gross qui commente également les différentes traductions existantes. GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 113-114. REIMER, Erich (éd.), Johannes de Garlandia, op.

cit., vol. 1, p. 95. Color est pulchritudo soni vel obiectum auditus, per quod auditus suscipit placentiam. Base

de données en ligne TML consultée le 10 juin 2012,

<http://www.chmtl.indiana.edu/tml/13th/GARDMM_TEXT.html>. 90GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 117.

91REIMER, Erich (éd.), Johannes de Garlandia, op. cit., vol. 1, p. 97 cité par GROSS, Guillaume, Chanter

en polyphonie op. cit., p. 117. Tertia regula est : pone colores loco sonorum proportionatorum ignotorum, et quanto magis colores, tanto sonus erit magis notus, et si fuerit notus, erit placens. Base de données en ligne TML consultée le 10 juin 2012, <http://www.chmtl.indiana.edu/tml/13th/GARDMM_TEXT.html>.

Dans le chapitre XV du De mensurabili musica, Jean de Garlande énumère quatre types de colores avec trois exemples musicaux dont deux sont monodiques92. Le dernier est appelé repetitio diversae vocis. Cette figure de répétition consiste en un échange d’un motif entre deux voix différentes93. L’analyse par A. Butterfield du motet En non Dieu (51) / Quant voi la rose (50) /

NOBIS (M2) démontre que ce color peut être utilisé dans un motet à trois voix94. Néanmoins, dans les chapitres XV et XVI du De mensurabili musica, le théoricien restreint l’utilisation du color aux pièces avec triple et quadruple alors même que certains de ces exemples sont monodiques95. De même, dans l’Anonyme IV, le

color est lié à la notion de beauté mais dans des chants à trois et quatre voix96. L’Anonyme IV cite nommément deux organa.

Walter Odington est le seul à utiliser le terme color spécifiquement pour les motets et leurs voix supérieures dans son traité Summa de speculatione

musicae97. Le théoricien, sans doute un moine bénédictin de l’abbaye d’Evesham

en Angleterre au début du XIVe siècle, achève son ouvrage en traitant de la polyphonie et s’appuie notamment sur Jean de Garlande et Francon98. Dans ce traité comme dans les précédents, le color permet de déroger aux règles de consonances. Le plus souvent, une dissonance ne peut intervenir que sur la deuxième partie d’une perfection, c’est-à-dire sur les notes impaires. Néanmoins, elle peut être justifiée sur la première partie d’une perfection lorsqu’elle résulte de l’utilisation d’un color :

92GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 114-115.

93Ibid., p. 116 et REIMER, Erich (éd.), Johannes de Garlandia, op. cit., vol. 1, p. 95. 94BUTTERFIELD, Ardis, « The language of medieval music », op. cit., p. 1-16.

95 GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 91 et REIMER, Erich (éd.), Johannes de

Garlandia, op. cit., vol. 1, p. 95.

96 RECKOW, Fritz (éd.), Der Musiktraktat des Anonymus 4, op. cit., vol. 1, p. 84 ; traduction : YUDKIN, Jeremy, Notre Dame Theory : A study of Terminology including a New Translation of the Music Treatise of

Anonymous IV, PhD, Stanford University, 1982, p. 75. Pour les organa : RECKOW, Fritz (éd.), Der Musiktraktat des Anonymus 4, op. cit., vol. 1, p. 46 et ROESNER, Edward H. (dir.), Le « Magnus Liber Organi » de Notre-Dame de Paris, Monaco, Éd. de l'Oiseau-lyre, 1993, vol. 1, p. XIV.

97 G. Saint-Cricq l’avait déjà remarqué. Formes types dans le motet, op. cit., p. 92 et suiv. HAMMOND, Frederick F. (éd.), Summa de speculatione musicae, [Rome], American Institute of Musicology, 1970, p. 21- 22. Le nom de l’auteur apparaît dans un comité pour l’administration du Collège de Gloucester, établissement bénédictin à Oxford pour les moines de la province de Canterbury. PINEGAR, Sandra, Textual and

conceptual relationships, op. cit., p. 308 et suiv.

« Une dissonance est excusée lorsque, dans les motets « colorés », une certaine partie du chant est répétée sur une teneur certaine »99.

L’intégrité de la répétition mélodique prime donc parfois sur les règles de consonances. L’exemple musical donné par le théoricien montre la teneur et la voix supérieure qui forment un intervalle de seconde sur la première partie d’une perfection.

Les différents colores

Dans les organa, ces colores sont absolument nécessaires à la structuration des vocalises et à la construction des phrases musicales100. Ces techniques de composition proviennent des procédés utilisés pour la création du discours. G. Gross s’appuie ainsi sur le traité de grammaire le plus répandu et étudié à l’Université, pour répertorier les différents colores utilisés101. La

Rhetorica ad Herennium classe ainsi soixante-cinq figures de rhétorique dont

trente-cinq figures de mots102. G. Gross isole ceux qui concernent la répétition et en dénombre sept : la repetitio, la conversio, la complexio, la conduplicatio, la

conpar ou isocolon, la commutatio et la gradatio. Il ajoute encore à ces figures

l’anadiplosis défini par Mathieu de Vendôme et Alexandre de Villedieu103 ainsi que l’epanodos proche de la conduplicatio répertoriée dans La Rhetorica ad

Herrenium104.

G. Gross reprend donc la définition de chaque figure de répétition utilisée dans les traités pour analyser les organa. Ainsi, la repetitio est la reprise

99 HAMMOND, Frederick F. (éd.), Summa de speculatione musicae, [Rome], American Institute of Musicology, 1970, p. 140. Alio modo excusatur discordia ut in motetis coloratis quum scilicet super certum

tenorem aliqua pars cantilenae iteratur […].

100GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 55, p. 60, p. 107 et p. 162-192.

101 WOLINSKI, Olga, Le Maniement du Savoir : Pratiques intellectuelles à l’époque des premières

universités (XIIIe-XIVesiècles), Turnhout, Brepols, 1996, p. 25.

102MURPHY, James J., Rhetoric in the Middle Ages : a history of rhetorical theory from Saint Augustine to

the Renaissance, Berkeley, University of California press, 1974, p. 170-172 cité par GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 128. ACHARD, Guy (éd. et trad.), Rhétorique à Herennius, Paris, Les

Belles Lettres, 1997, livre IV.

103 GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 333 ; MUNARI, Franco (éd.), Mathei

Vindocinensis Opera. Ars versificatoria, Roma, Ed. di storia e letteratura, 1988, vol. 3, p. 168 ; REICHLING,

Dietrich (éd.), Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, kritisch-exegetische Ausgabe, mit Einteilung,

Verzeichniss der Handschriften und Drücke nebst Registern, Berlin, K. Kehrbach, 1893, p. 164.

104 GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 313-314 ; ACHARD, Guy (éd. et trad.),

d’un motif identique au début de différentes phrases105. La conversio est une répétition mélodique en fin de phrases différentes. La complexio organise les répétitions de motifs en début et fin de phrase. La conduplicatio est le fait de répéter un ou plusieurs motifs dans un même membre de phrase. La gradatio permet la répétition d’un motif sur différents degrés. L’epanodos est un procédé qui consiste à reprendre un mouvement mélodique dans un sens contraire. Enfin, l’anadiplosis est la reprise d’un motif semblable en fin de phrase et au début de la suivante.

L’antécédent-conséquent, ouvert-clos, isocolon

Dans sa thèse, G. Saint-Cricq s’appuie également sur le travail de G. Gross mais critique le manque de clarté de la figure de l’isocolon, de l’« ouvert-clos » ou de l’« antécédent-conséquent »106. Selon G. Gross, ces termes sont quasiment synonymes. L’isocolon ou parallelum membrum désigne une organisation parallèle de deux membres de phrases avec des cadences différentes107. Lorsque le premier est suspensif contrairement au deuxième conclusif, G. Gross, comme de nombreux chercheurs avant lui, qualifie ces propositions d’ « ouvert-clos » ou encore d’ « antécédent-conséquent »108. G. Saint-Cricq se positionne différemment109. Il critique, dans un premier temps, l’utilisation des termes « ouvert-clos » pour la polyphonie du XIIIe siècle. En effet, ce vocabulaire est utilisé par certains traités du XIVe siècle pour décrire des cadences particulières dans les ballades110. Les termes apertum et clausum sont également utilisés par Jean de Grouchy dans son traité écrit vers 1300 pour qualifier la ductia et les stantipes, c’est-à-dire pour des genres monodiques

105GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 160 et suiv. qui cite ACHARD, Guy (éd. et trad.),

Rhétorique à Herennius, op. cit., livre IV.

106SAINT-CRICQ, Gaël, Formes types dans le motet, op. cit., p. 52 et suiv. 107GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 90.

108Ibid., p. 199. Par exemple, le terme est appliqué au motet par ROKSETH, Yvonne (éd.), Polyphonies du

XIIIe siècle, op. cit., vol. IV, p. 209 ; à la chanson de trouvère par STEVENS, John, Words and Music,

op. cit., p. 39 ou encore VAN DER WERF, Hendrik, The Chansons of the Troubadours and the Trouvères : a study of the melodies and their relations to the poems, Utrecht, A. Oosthoek's Uitgeversmaatschappij, 1972,

p. 64.

109SAINT-CRICQ, Gaël, Formes types dans le motet, op. cit., p. 53 et suiv.

110 Selon G. Saint-Cricq, ce terme est utilisé pour la ballade par Egidius de Murino et l’Anonyme de Philadelphie au XIVesiècle (Musica est motus vocum rationabilium). SAINT-CRICQ, Gaël, Formes types

dans le motet, op. cit., p. 52 ; DULONG, Gilles, « Ouvert et clos : Les formes de la ballade au XIVesiècle »,

instrumentaux et dansés111. Dans ce cas, les explications de Jean de Grouchy soulignent la dissymétrie des phrases. Ces termes ne seraient donc pas adaptés à la polyphonie du XIIIe siècle. G. Saint-Cricq réfute ainsi l’utilisation de cette idée pour l’appliquer aux motets et retient l’expression de « cadences différenciées » qui ne s’appuie sur aucun vocabulaire contemporain.

Il en est de même pour le problème de l’antécédent-conséquent. G. Gross l’appelle également isocolon ou parallelum membrum et en donne une définition précise fondée sur le texte de Jean de Garlande et les exemples de l’Anonyme IV et du traité de Saint-Emmeram112. Selon lui, l’antécédent- conséquent utilisé dans la copula ne nécessiterait pas une répétition stricte mais un parallélisme mélodique entre deux membres dont le premier serait suspensif et le second conclusif. G. Saint-Cricq souligne qu’il n’existe pas de définition si précise dans les traités. La notion de répétition est absente de la définition de Jean de Garlande. En revanche, les exemples donnés par l’Anonyme IV et le traité de Saint-Emmeram sur ce sujet éclaircissent cette définition assez obscure : chaque exemple procède par répétition113.

Nous conserverons donc les termes « membres parallèles » lors de la présence d’au moins une répétition dans deux membres de phrases. Dans les cas plus particuliers, nous emploierons les termes cadences différenciées pour désigner des membres de phrases parallèles dont le premier est suspensif et le second conclusif. Or, comme nous le verrons, les procédés existant dans le motet sont extrêmement riches. Certes, le parallélisme peut naître d’une repetitio, c’est- à-dire d’une réitération d’un motif en début de phrase qui finirait différemment. Néanmoins, il existe également des parallélismes entre les différents membres de phrases grâce aux conversio, c’est-à-dire à la répétition d’un motif en fin de phrases. La différence entre les deux membres réside alors dans le début de phrase le plus souvent ascendant, puis descendant.

111PAGE, Christopher, « Johannes de Grocheio on secular music: a corrected text and a new translation »,

Plainsong and Medieval Music, 2, 1, p. 32-33 cité par SAINT-CRICQ, Gaël, Formes types dans le motet, op. cit., p. 53.

112GROSS, Guillaume, Chanter en polyphonie, op. cit., p. 64-67.

Les liens formels entre mélodie et texte peuvent donc exister dans le motet. Ils peuvent se fonder sur les caractéristiques de la mélodie : hauteurs, rythmes, répétitions. Or, cette dernière caractéristique est beaucoup plus présente dans les premiers motets parisiens du XIIIe siècle. Nous nous sommes donc intéressée à ces pièces en particulier. De plus, nous avons considéré le poids de la teneur et son influence possible et supposée sur les répétitions de la voix supérieure et nous avons ainsi décidé de fonder notre corpus sur une seule mélodie.