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Aucune relation entre texte et musique n’est explicitement évoquée dans les traités du XIIIe siècle à propos des motets. Néanmoins, ce n’est pas l’objet de ces écrits et la simple observation des pièces conservées dans les sources les plus anciennes met en évidence des relations structurelles entre texte et musique. Le plus souvent, un vers correspond à une période ou une phrase musicale qui coïncide en général avec deux ordines de la teneur61. Dans ce cas, il y a donc une correspondance des périodes musicales et des vers, c’est-à-dire un lien formel entre la longueur du vers et celle de la mélodie. Une telle relation peut donc exister dans le motet sans contestation possible. En revanche, peut-elle subsister à une échelle plus petite ? Et comment se définit cette relation ?

61MARTINEZ-GÖLLNER, Marie-Louise, « Poetic Line and Musical Structure in the 13th-Century Motet »,

Certains articles donnent des exemples isolés de coïncidence structurelle entre texte et musique. En effet, les différentes caractéristiques mélodiques comme les hauteurs, le rythme, les répétitions mélodiques peuvent être utilisées par les compositeurs à des fins rhétoriques et poétiques. Néanmoins, dans ces études, la question sous-jacente du rôle des textes dans le motet persiste.

Place du texte dans le motet

Dans un article The Significance of Text in Thirteenth-Century Latin

Motets publié en 198662, D. Pesce pose d’emblée la question de la place des textes dans les motets. Pourtant, elle expose, en tout premier lieu et de manière assez paradoxale, l’idée de l’incompréhension des textes dans ces pièces à cause de la pluritextualité. De son point de vue, la présence de plusieurs poèmes différents chantés en même temps rendrait le texte inintelligible et empêcherait de comprendre le sens de ces poèmes. Elle définit en effet le motet comme un genre musical qui peut obscurcir n’importe quel texte à cause de la pluritextualité. Or, ce dernier terme est équivoque. Nous pouvons en effet le comprendre de trois façons.

De manière simple, ce mot fait référence à plusieurs textes chantés simultanément, qu’ils soient courts ou longs. Or, si les musicologues entendaient pluritextualité de cette manière, il n’y aurait pas besoin de mentionner les « motets-conduits » comme des exceptions63. Plusieurs textes ne signifient pas plusieurs textes différents. Une deuxième manière de comprendre cette notion serait donc d’entendre pluritextualité comme le fait d’employer plusieurs textes différents mais toujours chantés simultanément. Cependant, si D. Pesce affirme que la « nature pluritextuelle » du motet empêche de comprendre ces mêmes textes, c’est qu’elle entend par pluritextualité une troisième définition : plusieurs textes chantés simultanément et de façon syllabique64. Par conséquent, la teneur,

62PESCE, Dolores, « The Significance of Text in Thirteenth-Century Latin Motets », Acta Musicologica, 58 (1986), p. 97-116.

63 Les motets dits « conduits » sont des pièces dont les voix supérieures chantent le même texte. Les spécialistes de la littérature n’utilisent pas à notre connaissance le terme de pluritextualité. Le terme

polytextuality utilisé par S. Huot fait plus particulièrement référence aux liens entre les différents textes

énoncés dans un même motet.

souvent mélismatique, serait exclue de la notion de pluritextualité. D. Pesce ne propose pas d’interprétation vocale particulière des motets et de leur teneur mais son interprétation du terme pluritextualité amènerait à écarter un grand nombre de compositions. Par sa définition, elle omet en effet tous les motets à deux voix composés d’une teneur mélismatique et d’un duplum alors que ces pièces sont nombreuses parmi les motets conservés dans les sources les plus anciennes. Ces compositions reposent sur une teneur mais ne peuvent avoir plusieurs textes différents aux voix supérieures puisqu’il n’y a évidemment qu’une voix supérieure. L’ensemble des textes est alors tout à fait compréhensible. La pluritextualité comme l’entend D. Pesce n’existe pas dans ces motets.

De son point de vue et face à la grande disparité que provoquerait la présence de plusieurs textes chantés de manière syllabique, la seule unité possible résiderait dans la structuration des poèmes. Seul le signifiant des mots, c’est-à- dire leur sonorité et leur musicalité, serait important. Les rimes, les figures de styles comme les répétitions de sons, de syllabes ou de mots seraient le seul moyen de rendre cohérent ce qui ne l’est pas. L’unique but de ces répétitions sonores serait de créer une homogénéité dans une pièce stylistiquement très disparate. Pourtant, si seul le rapprochement de sonorités semblables motivait la composition des motets, pourquoi les compositeurs auraient-ils créé des pièces pluritextuelles ? Une composition avec un texte propre à chaque voix n’est pas nécessaire si le seul intérêt du motet réside dans des jeux de sonorités textuelles semblables. Un seul poème aurait suffi.

Liens entre texte et musique

Dans la pièce étudiée, D. Pesce souligne d’ailleurs une exception particulièrement intéressante à ce qu’elle considère comme la prééminence des sons sur le sens des mots. Certaines expressions seraient compréhensibles. Dans le motet dédié à la Vierge Res nova mirabilis (582) / Virgo decus castitatis (583) /

ALLELUYA (M78), l’auditeur comprend très nettement « enlève nos péchés » et

« Ce motet révèle ainsi un traitement délibéré du texte en plaçant des expressions rhétoriques associées à la Vierge dans des positions liées musicalement. »65

Cela signifie que des mots ou expressions seraient reliés grâce à la musique. Cette remarque est cruciale de notre point de vue pour comprendre les principes de composition du motet. Néanmoins, D. Pesce emploie ces conclusions uniquement pour classer chronologiquement les pièces. Selon elle, dans une même famille, les compositions plus anciennes feraient montre d’un lien plus étroit entre le texte et les répétitions mélodiques66. Fonder ou confirmer une chronologie en se fondant sur ce présupposé nous semble critiquable. Dans notre étude, le motet Ave rosa novella / FLOS, réécriture polyphonique d’une monodie en langue vernaculaire, est un exemple de liens rhétoriques plus étroits entre la mélodie de la voix supérieure et du nouveau texte67.

Pour finir, D. Pesce ne met pas en avant la dimension rhétorique de la pluritextualité en lien avec les mélodies des voix supérieures dans le motet. Au contraire, elle confirme son hypothèse de départ à savoir l’incompréhension des poèmes. Si ces derniers n’occupent pas une place essentielle dans la composition du motet, un lien entre musique et texte ne peut alors exister.

Le travail de D. Pesce a toutefois la qualité de s’intéresser aux rapports entre texte et mélodie et de définir cette relation. Elle commence en effet par rejeter une étude qui se concentrerait uniquement sur l’expression musicale du texte. De son point de vue, la musique dans les motets ne servirait pas simplement à mettre en valeur le poème en renforçant son potentiel expressif. Pourtant, les explications qu’elle donne sur ce lien ne s’éloignent guère de cette idée :

« Le profil similaire de ces phrases dans deux motets différents, les deux traitant du sujet du sacrifice du Christ sur la Croix, suggère, si

65 PESCE, Dolores, « The Significance of Text », op. cit., p. 98. This motet thus reveals a deliberate

treatment of text by placing rhetorical expressions associated with the Virgin in musically related positions.

66Ibid., p. 101.

ce n’est une façon de peindre musicalement les mots, au moins une tentative de donner de l’expression musicale aux mots. »68

La musique exprimerait alors le texte par l’utilisation répétée d’intervalles disjoints et de longues valeurs rythmiques. L’idée d’une portée symbolique musicale est même suggérée. De notre point de vue, deux motifs semblables présents aux voix de deux motets consacrées au même sujet n’impliquent pas nécessairement une telle valeur. Par exemple, l’utilisation d’intervalles plus grands à chaque occurrence du mot mortificata dans le motet

Cruci Domini (277) / Crux, forma penitencie (274) / SUSTINERE (M22) n’est pas

nécessairement l’expression musicale de la Passion du Christ. Ces intervalles peuvent être simplement un moyen de mettre en évidence des mots afin de les rendre compréhensibles sans figuralisme particulier.

Dans les années 1990, A. Butterfield, spécialiste de la littérature médiévale, a également travaillé sur les liens entre texte et musique dans les voix supérieures des motets69. Son analyse musico-poétique de plusieurs pièces démontre les liens structurels entre mélodie et poème. Elle s’appuie sur l’existence de relations reconnues entre texte et musique dans la monodie médiévale pour comprendre comment la mélodie peut être liée aux textes dans la polyphonie. Elle cite notamment J. Stevens qui a travaillé sur le chant monodique et a démontré que la mélodie souligne la structure des textes70. A. Butterfield compare alors la monodie à une forme de ponctuation :

« De ce point de vue [celui de J. Stevens], la mélodie est une forme de ponctuation : elle ne peut pas avoir de contenu sémantique elle-

68PESCE, Dolores, « The Significance of Text », op. cit., p. 97. The similar setting of these two phrases in

two different motets, both of which treat the subject of Christ’s sacrifice on the Cross, suggests, if not word- painting, at least an attempt to give musical expression to the words.

69BUTTERFIELD, Ardis, « The language of medieval music », op. cit., p. 1-16.

70STEVENS, John, Words and Music in the Middle Ages : Song, Narrative, Dance and Drama : 1050-1350, Cambridge, Cambridge University press, 1986, p. 292-307 et TREITLER, Leo and JONSSON, Ritva, « Medieval Music and Language : A Reconsideration of the Relationship », Studies in the History of Music, vol. 1, p. 22 cité par BUTTERFIELD, Ardis, « The language of medieval music », op. cit., p. 3.

même, mais elle sert au moins la sémantique du texte, en participant à sa forme rhétorique. »71

Dans son article, elle étudie donc les liens structurels entre polyphonie et textes par cet intermédiaire pour ainsi comprendre jusqu’où cette relation peut exister.

Dans le motet En non Dieu (51) / Quant voi la rose (50) / NOBIS (M2), elle montre dans un premier temps les relations existant entre les textes des voix supérieures et souligne la similarité structurelle du texte et de la mélodie. Certaines répétitions de vers correspondent à des répétitions mélodiques. La voix de double Quant voi la rose espanie, l’erbe vert et le tens cler débutent par deux vers qui sont chantés à nouveau à la fin du triple. Cette répétition est également audible musicalement : les deux voix chantent la même mélodie lors de la reprise de ces deux vers. Il existe aussi une autre réitération littéraire et musicale du vers

et le roussignol chanter72. La voix de double chante d’abord ces mots puis la troisième voix reprend très exactement le même vers avec la même mélodie une perfection plus tard. Les répétitions poétique et mélodique coïncident. Une interdépendance structurelle existe donc ici entre la mélodie et le texte.

D’autres exemples existent de relations rhétoriques entre texte et musique ; elles sont le plus souvent fondées sur la répétition mélodique73. Néanmoins, ce n’est pas le seul paramètre qui peut être employé à ces fins. Le rythme des différentes voix peut également être utilisé dans ce but comme dans le motet S’amours / Au renouveler / ECCE de Pierre de la Croix74. Dans ce motet, les textes des voix supérieures développent des thèses opposées. Tandis que le double chante dans le registre de la fin’amor, le triple argumente contre l’amour. G. Clément-Dumas et I. Fabre démontrent en autre chose que l’utilisation d’un rythme plus rapide au triple renforce la véhémence de l’argumentation contra. La

71BUTTERFIELD, Ardis, « The language of medieval music », op. cit., p. 3. From this point of view, melody

is a form of punctuation : it may not have semantic content in its own right, but it at least serves the semantics of the text, which it does by participating in its rhetorical form.

72Ibid., p. 8.

73En plus des articles cités ici, on peut ajouter notamment ANDERSON, Michael A., « Enhancing the Ave

Maria in the Ars Antiqua », Plainsong and Medieval Music, 19 (2010), p. 35-65.

74CLÉMENT-DUMAS, Gisèle et FABRE, Isabelle, « Saint-Étienne et l’amant courtois. Jeux sur la figure du martyr dans le motet S’amours /Au renouveler / Ecce de Pierre de la Croix », Études grégoriennes, 36 (2009), p. 1-20.

répétition n’est donc pas le seul moyen de lier les textes et les mélodies dans le motet mais cette relation est la plus communément employée dans les relations entre texte et musique.