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Les jardins partagés bien qu’ils se distinguent d’autres formes de jardinage urbain, se situent dans la grande famille des initiatives visant à promouvoir la nature en ville et s’inscrivent dans la filiation de certains mouvements passés en accord ou en tension avec ceux-ci. Dans la littérature sur les jardins partagés on peut distinguer plusieurs approches en termes de filiation, certains les intègrent dans la grande famille des jardins collectifs qui existent depuis le XIXe siècle (Baudelet-Stelmacher 2018,

70 Nous employons le terme de citoyens pour distinguer les participants des jardiniers employés par la Ville pour entretenir les espaces verts publics.

Vandenbroucke et al. 2017), d’autres insistent sur ce qui les distingue, en particulier des jardins ouvriers et familiaux (Frauenfelder 2014).

i. Les jardins partagés : héritiers des community gardens

Nous focalisons notre propos sur la filiation des community gardens qui s’en rapprochent le plus en termes d’organisation, de pratiques et de rapport à la nature. Il existe une littérature abondante sur le sujet (Schmelzkopf 1995, Ferris et al. 2001, Lawson 2005, Baudry 2010, Guitart et al. 2012), nous traitons donc la catégorie des community gardens non pas pour en faire une revue exhaustive, mais pour souligner les continuités et ruptures avec les jardins partagés observés. Nous considérons sous cette catégorie principalement les community gardens nord-américains qui naissent dans les années 1970 après un mouvement de Green Guerillas organisées en 1973 pour implanter des jardins dans des espaces vacants (Lawson 2005). Lawson retrace en détail l’histoire du jardinage communautaire soulignant les différents facteurs sociaux et individuels qui ont favorisé l’émergence du phénomène. Du côté des raisons globales, l’émergence du jardinage et en particulier collectif accompagne une période d’augmentation du prix de l’alimentation à cause de l’embargo pétrolier, l’inquiétude pour les questions environnementales en général (suite à la sortie de livres comme Silent

Spring de Rachel Carson) et leur impact sur la santé (pesticides). Du côté des motivations individuelles,

des travaux mettent en évidence l’impact positif sur les personnes qui jardinent : de la détente à la santé mentale en passant par le plaisir esthétique et le sens de l’accomplissement (Kaplan 1973). Le contexte états-unien dans les années 1970 reste malgré tout très différent, les community gardens s’implantent dans des quartiers marqués par la pauvreté, parfois la criminalité. Une étape est passée lorsqu’en 1978 l’« American Community Gardening Association » est reconnue comme le réseau national et l’organisation de soutien aux initiatives de jardins. Déjà la littérature est diversifiée et souligne la multifonctionnalité de ces jardins, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Certains jardins partagés se réfèrent explicitement à l’imaginaire des community gardens new-yorkais comme en témoigne un des fondateurs du réseau « Jardin dans Tous Ses États71 » (JTSE)

« (…) puisqu’elle (la Fondation de France) a permis d’organiser plusieurs voyages d’étude en Amérique du nord de façon à ce qu’un certain nombre de militants puissent voir comment ça se passait là-bas et adapter le modèle new-yorkais à la vieille Europe. » (Extrait de la conférence introductive du rassemblement national des jardins partagés 12 octobre 2017, à Lille)

Le réseau à l’époque de son émergence se positionne comme un acteur central et précurseur en France, en effet, « les échanges vont se développer durant toute la décennie suivante entre les acteurs des jardins partagés français et leurs homologues nord-américains, invités à témoigner de leur

expérience lors des forums organisés par le Jardin dans tous ses états dans différentes villes » (Baudelet-Stelmacher 2018 : 15).

Dans le cas italien, l’influence est moins directe, nous reviendrons dans la section suivante sur la naissance des potagers urbains partagés italiens, en particulier à Rome. En effet, ceux-ci partagent des dynamiques similaires à la naissance des community gardens new-yorkais bien que la filiation ne soit pas revendiquée en tant que telle. Par ailleurs, une large part de la littérature anglophone a adopté le terme community garden pour qualifier toutes les formes de jardinage partagé qui existent aujourd’hui. Nous choisirons cependant de ne pas utiliser ce terme, d’une part parce qu’il ne s’est pas transféré sur les terrains étudiés, ni en France, ni en Italie, d’autre part, pour des raisons de terminologie puisqu’on peut noter également que le terme comunitario en italien et communautaire en français, évoque un modèle de fermeture - closure pattern (Mudu et Marini 2016 : 11) et ne restitue pas l’idée des community gardens nord-américains.

« Pourquoi c’est passé de communautaire à “partagé” ? On m’avait montré le community gardens, je me disais on va pas réinventer, on l’appelait comme ça là-bas, on va l’appeler comme ça ici aussi. On va pas commencer à créer des confusions et ici beaucoup de gens confondent communautaire et communautariste pourtant c’est deux mots différents qui veulent pas dire la même chose et donc, pendant très longtemps on a essayé d’être pédagogue… (…) “Partagé” est celui qui s’est imposé... c’est toujours difficile de savoir d’où viennent les termes, mais ça amène une confusion, “partagé” qu’est-ce que ça veut dire ? (…) maintenant, on s’oriente vers une nomenclature » (entretien avec un des fondateurs du réseau JTSE, Lille 13 octobre 2017)

ii. Multifonctionnalité des jardins partagés : un champ d’étude pluridisciplinaire

Les jardins partagés à l’instar de l’agriculture urbaine représentent une catégorie assez riche puisque les acteurs se l’approprient de manière diversifiée, certains disent qu’il y a autant de types de jardins partagés qu’il en existe. En effet, la multifonctionnalité des jardins partagés n’est plus à démontrer. Pour illustrer les différentes fonctions que l’on peut trouver autour des jardins partagés, nous avons adapté le schéma de Duchemin (Figure 7) ci-dessous.

Figure 7. Multifonctionnalité des jardins partagés. Source : Victoria Sachsé d’après Duchemin et al. (2008).

En France, signe de l’intérêt dans le monde académique pour ce phénomène en expansion, le programme de recherche JASSUR72 (JArdins ASSociatifs URbains et villes durables : pratiques, fonctions et risques) s’est penché notamment sur les fonctions, usages et modes de fonctionnement des jardins urbains. Les dimensions alimentaire (Pourias et al. 2012) et agricole (Scheromm 2015) interrogent puisque la majorité des jardins partagés sont organisés autour de l’activité potagère et donc de la production de légumes, de fruits, et parfois d’« élevage » (certaines poules ont pu être observées dans des jardins partagés à Lille). Bien que la contribution en termes de production ne soit pas souvent significative (sur la quantité notamment), les jardins partagés sont intégrés à des réflexions plus globales autour de système agroalimentaires alternatifs (Deverre et Lamine 2010, Mudu et Marini 2016) ou encore autonomous food spaces [espaces alimentaires autonomes] (Wilson 2013). Les questions environnementales sont traitées de différentes manières, certaines vont souligner les effets

72 Projet ANR débuté en janvier 2013, financé sur 3 ans, qui réunissait un consortium de 12 partenaires du monde de la recherche et associatif dans 7 villes différentes.

bénéfiques, la contribution des jardins à la biodiversité locale (Menozzi 2014), l’intégration de ceux-ci dans les trames vertes et bleues par exemple (Glatron 2016). D’autres sont tournés autour de la question de la pollution, en effet, la localisation en milieu urbain, connoté comme un environnement contaminé à cause des transports, mais aussi pour la pollution des sols pose problème (Baudelet-Stelmacher 2015). La dimension thérapeutique de certains jardins est également mise en lumière par certains auteurs (Bories et al. 2018), cette question peut d’ailleurs s’élargir à de nombreuses formes de thérapie par un contact avec « la nature » (Michalon 2007). De même la dimension pédagogique de la culture est présente dans différents modèles éducatifs « alternatifs » comme dans les écoles Montessori, Freinet ou encore Steiner. Dans certains jardins partagés étudiés, des parties sont dédiées à la dimension pédagogique pour un public jeune avec la volonté de créer du lien avec les écoles du secteur, notamment à Rome. La question économique a été également posée et semble plus être revendiquée par les acteurs de développement comme levier contre la pauvreté qu’un discours qui émane des jardiniers eux-mêmes (Wegmuller et Duchemin 2010).

La question politique des jardins partagés a également été abordée notamment autour des community

gardens de New York (Baudry 2012), principalement parce que leur dimension subversive était à

l’origine de leur création. Comme évoqué plus haut, toute la littérature qui inscrit les jardins partagés et les initiatives d’agriculture urbaine dans une démarche « radicale » met en lumière la dimension politique de ceux-ci dans le sens où ces auteurs lisent ces initiatives comme étant des alternatives au système dominant, des propositions de modèles autonomes (Wilson 2013), des critiques au système néolibéral dominant (Mudu et Marini 2016). Différentes approches peuvent être relevées, certains auteurs s’intéressent à la partie « politique publique », locale notamment, comme le font Mousselin et Scheromm (2015) pour Lisbonne et Montpellier. D’autres s’intéressent plutôt aux jardiniers, à leurs pratiques et à leurs discours. Différentes propositions sont faites sur le type d’engagement à l’œuvre dans ces initiatives, d’un engagement radical et subversif (Mudu et Marini 2016) à des pratiques quotidiennes ordinaires (Boudes et Glatron 2016) qui s’inscrivent dans un environnementalisme ordinaire (Blanc et Paddeu 2018). Nous explorerons ces différentes conceptions de l’engagement dans le chapitre suivant.

Nous empruntons ici la définition de Certomà, Sondermann et Noori qui synthétisent les nombreuses dimensions et questionnements qui traversent la question du jardinage urbain sur l’espace public notamment : « Focusing on the social dimension of gardening, we can define urban gardens as

multimodal spaces, i.e. a convivial space where ‘social events and activities make the gardens function more than a place to grow food and facilitate social interactions and building of social bonds between gardeners and non-gardeners’. This condition leads to the enhancement of cultural experiences because ‘the diversity of gardens […] enables gardeners to express and experience their culture collectively, rather than privately’ providing opportunities for different people, plants and traditions to

integrate. Most importantly for our investigation, collective gardens are experiments of democracy because ‘through collective decision-making and sharing of responsibilities, gardens can serve as a space for democratic practices […]. In all of these instances, regardless of conflicts or collaboration, community gardens serve as important sites for social mobilization and political engagement – a critical component of active democracy”» (Certomà, Sondermann et Noori 2019b : 12 et 14).

Les enjeux politiques étant prégnants dans le cas romain qui nous a servi de terrain exploratoire et d’élaboration du sujet, nous avons décidé d’analyser autant les formes d’engagement au sein des associations à travers les pratiques ordinaires (Boudes et Glatron 2016) que l’insertion de ceux-ci dans des enjeux plus complexes (Vandenbroucke et al. 2017) et en particulier « à la croisée des mouvements citoyens et des politiques d’urbanisme et d’environnement » (Scheromm 2013 : 1). Pour donner les premiers éléments de contexte des jardins partagés étudiés, nous exposons ici, des repères chronologiques des jardins partagés en France et en Italie.