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Au-delà de la question de la production au sein du jardin, les membres des jardins partagés développent une attention particulière à la saisonnalité, à la provenance des aliments qu’ils consomment en dehors du jardin. En effet, les activités de consommation étant « des pratiques sociales (entre contraintes et capacités d’action) » (Garabuau-Moussaoui 2010 : 3), nous évoquons ici la question de la consommation en nous appuyant plus particulièrement sur la littérature existante autour de la question de la « consommation engagée » (Balsiger 2009, Dubuisson-Quellier 2009). « La consommation engagée se décline sous des formes très diverses, individuelles et collectives, publiques et privées, sur le marché ou en dehors de celui-ci » (Balsiger 2009 : 6). Bien que l’ensemble des pratiques ordinaires ne soient pas érigées comme une revendication des associations de jardins partagés étudiés, elles correspondent dans les faits aux critères associés à la consommation engagée : « les principaux enjeux qui se trouvent attachés aux produits et qui font l’objet de mobilisations dans le marché sont ainsi, à côté des préoccupations consuméristes (qualité des produits, sécurité alimentaire, santé), des enjeux environnementaux, les conditions sociales de production, mais aussi des enjeux identitaires (acheter local, acheter ethnique) » (Balsiger 2009 : 3). En effet, nous avons vu précédemment que les jardiniers prêtent attention à la saisonnalité, à la provenance, au type d’agriculture utilisée pour produire. L’impact potentiel sur leur santé et la qualité de l’alimentation joue également un rôle dans leurs choix. Dans un premier temps, nous exposons la situation à Strasbourg où la pratique du jardinage renforce des pratiques de consommateurs « responsables » déjà en place. Ensuite, nous développons le modèle romain inséré dans un contexte favorable lié à un modèle agricole relativement ancré dans le territoire qui permet un accès facile à la production locale - kilometro zero notamment. Enfin, nous terminons ce chapitre en soulignant le fait que les jardins partagés constituent un lieu qui fait germer des interrogations sur le rapport entre consommation et production en reconnectant les enjeux liés à ces deux pôles.

i. Des acteurs déjà sensibilisés qui renforcent leurs pratiques

À Strasbourg, les fondateurs du jardin sont déjà engagés dans des démarches « critiques » de la façon de consommer et de produire et « agissent aussi en dehors du marché, dans des circuits marchands

alternatifs comme les systèmes d’échange alternatifs ou à travers des formes de résistance qui passent par une réduction de la consommation afin de promouvoir la décroissance » (Balsiger 2009 : 6) :

« Au début c’était pas une association c’était juste un groupe de permaculture ou il (Alain) partageait des trucs qu’il savait faire. Au fur et à mesure, moi je faisais une crème ou un déodorant ou d’autres produits comme ça qu’on pouvait montrer aux gens. Il y avait aussi la lactofermentation. Donc il faisait différentes soirées où il nous montrait comment faire ou quelqu’un d’autre montrait et partageait et après on s’entraînait à le faire soi-même. Donc c’était un partage de connaissances, et après je pense qu’il manquait un support, un sol pour faire de la permaculture vraiment à une échelle plus grande, en permettant à tout le groupe de s’impliquer. » (Fabienne, 11 octobre 2017, Strasbourg)

« C’est parce qu’on consomme déjà d’une certaine façon qu’on est allé au jardin aussi, c’est pas… voilà c’est pas parce qu’on a commencé à jardiner que tout d’un coup… enfin moi déjà dans la pratique perso, j’avais essayé déjà d’être végétarien ça faisait quand même quelques années que j’ai essayé d’être vraiment végétarien complètement. Je le suis pas parfaitement et puis surtout d’acheter de plus en plus local c’est venu crescendo, c’était le deuxième critère en fait : végé, local et puis bio après. C’est les trois critères. » (Benoit, 6 juin 2018, Strasbourg)

D’après le questionnaire réalisé (annexe 2), les membres du jardin font majoritairement leur course dans des magasins biologiques (81,25 % des répondants) et au marché local (56,25 %), alors que 50 % disent aller au supermarché « traditionnel ». Enfin, parmi les répondants, 25 % achètent leurs légumes au sein d’une AMAP. Les témoignages recueillis lors des entretiens illustrent également ces questions et montrent la diversité de provenance des produits alimentaires des jardiniers dont certains vont favoriser l’agriculture biologique comme premier critère à l’instar d’Henry :

« Mais l’idée c’est d’adhérer à un panier bio quand même et de faire des courses de temps en temps et dans l’idéal sur le marché, mais de temps en temps on va au supermarché… je suis pas dogmatique. Parfois je vais au magasin et j’achète pas bio, j’achète, on essaie quand même d’acheter bio, la plupart du temps, je vais souvent à la Biocoop. » (Henry, 7 septembre 2018, Strasbourg)

D’autres, comme Mélanie, insistent sur la dimension locale qui prime sur le biologique : « Non, en général, j’essaie de faire mes courses au marché, de choisir ceux qui sont producteurs. Si je bosse le jour du marché bah je vais au supermarché, j’essaie essentiellement de prendre du bio. Après je suis pas stricte je vais pas faire un caca nerveux si c’est pas bio ou… » (Mélanie, 12 juin 2018, Strasbourg)

Les répondants du jardin strasbourgeois sont des consommateurs qui se fournissent principalement en agriculture biologique et qui ont des comportements « responsables » (Dubuisson-Quellier 2013,

Makaoui et Taphanel 2018) 175. L’arrivée au jardin en particulier permet d’acheter moins de légumes en supermarché, et de transformer plus, d’être attentifs à la saisonnalité et au régime nutritionnel.

« Comment dire je crois que déjà avant, on achetait des légumes que de saison et maintenant comme on est au jardin, on est de plus en plus sensibles au fait que par exemple… juste pour dire qu’on se rend bien compte quand on jardine que c’est pas encore, dans nos contrées, la saison des tomates. » (Anna, 6 juin 2018, Strasbourg)

Ils opèrent « consciemment un choix personnel de changer (leurs) manières de consommer et d’organiser (leur) vie quotidienne » (Dobré et Juan 2009 : 297)176.

« Moi ça m’apporte des réponses à des questions spirituelles, disons où que je me pose moi vis-à-vis de ce que j’ai fait en faisant des enfants… Faut qu’on les nourrisse avec la meilleure des nourritures que la terre produise donc on paye 800 € de bouffe par mois. C’est “Vivre bio”. (…) en fait, on dépense beaucoup d’argent parce que c’est une école payante177, mais c’est la bouffe qui coûte plus cher. » (Jérôme, 21 juin 2018, Strasbourg)

La pratique du jardinage partagé s’insère donc dans un ensemble de pratiques de consommation critiques, du moins ayant une orientation particulière dictée par des considérations écologiques et une sensibilité à l’impact environnemental de ces modes de consommation. On peut encore noter la diversité des profils certains étant plus exigeants et ne se fournissant qu’en alimentation issue de l’agriculture biologique, d’autres alternant entre alimentation biologique, locale ou issue des filières « classiques ».

ii. Un contexte favorable et la découverte de pratiques durables

Historiquement, Rome est caractérisée par un lien fort entre la population urbaine et l’agriculture locale jusqu’aux dernières décennies quand l’industrie agroalimentaire avec des circuits longs s’est imposée (Cavallo, Di Donato et Marino 2016). Un réseau alimentaire local remarquable y existe, animé par différents acteurs : associations, coopératives, AMAP notamment qui mettent en place des marchés de producteurs locaux et des points de distribution avec les groupes d’achat solidaires. La présence de nombreuses coopératives agricoles et sociales représente un système de production

175 La question du consommateur responsable a été traitée en détail dans l’article de Makaoui et Taphanel (2018) ici nous n’entrons pas dans le débat mais nous fournissons des éléments qui soulignent également les convergences ou les tensions qui peuvent exister entre les représentations et les pratiques des jardiniers.

176 Nous tenons ici à rappeler la dimension sociale qui accompagne ces pratiques, en effet, ces modes de consommation ne sont pas accessibles à toutes les couches de la population. Certains auteurs sans analyser de manière précise les niveaux de vie et les modes de consommation soulignent les enjeux de repenser la pauvreté au sein des questions de « développement durable » (Ballet, Dubois et Mahieu 2011). D’autres comme Comby (2015) que nous mobilisons dans le chapitre 6 explore les rapports de classe et l’appropriation des questions écologiques.

alternatif fourni. Ainsi, le contexte romain offre des possibilités de se procurer des produits frais localement.

Concernant le jardin étudié, les jardiniers vont toujours beaucoup au supermarché (80 %), mais diversifient les lieux de consommation pour l’alimentation : 66 % fréquentent le marché de quartier, environ 30 % des magasins biologiques et 11 % ont recours aux groupes d’achat solidaires (plus ou moins équivalent des AMAP françaises). Dans la sélection des produits alimentaires, les jardiniers accordent plus d’importance à la saisonnalité, ensuite vient la provenance (lieu de production) ce qui est confirmé par le contenu de certains entretiens, comme Lorenzo qui explique l’attention qu’il porte à la provenance de ses aliments :

« Au marché à Garbatella qui est ouvert le samedi et le dimanche. Il y a des producteurs du Latium, ils font partie de la Coldiretti178. Par exemple si tu veux acheter du parmesan, tu ne le trouves pas parce que ce n’est pas un produit du Latium. Tout est lié au territoire. C’est un peu parce que nous étions déjà sensibles à l’argument et avec le jardin on s’est retrouvé à l’approfondir. » (Lorenzo, 5 juillet 2017, Rome)

En outre, Fabio, le président de l’association, lui, considère pleinement le jardin partagé comme un outil qui devrait permettre de sensibiliser l’ensemble des membres à la question de la production agricole. Il s’appuie sur l’idée que le faire et l’expérience permettent d’asseoir le discours, de fournir des preuves que produire local et biologique est plus pertinent que de passer par l’industrie agroalimentaire.

« Ils ont l’occasion de manger la fraise de leur potager et la fraise qu’ils achètent au marché et ils comprennent la différence parce que c’est immédiat. Nous devrions avoir la capacité de communiquer sur ce discours de la fraise (et de sensibiliser). » (Fabio, 14 juillet 2017, Rome)

De la même manière qu’à Strasbourg, certains jardiniers sont déjà sensibilisés à la question de la consommation. À Rome, les membres sont très nombreux et leurs motivations sont plus ou moins connectées à la question environnementale ; le lien avec la production naît également de la pratique comme nous l’exposons dans le point suivant.

iii. Reconnecter production et consommation

Nous partons du constat exposé par Lamine et Chiffoleau qu’« au cours des dernières décennies, le processus de modernisation agricole a généré une dissociation croissante des enjeux agricoles et alimentaires, qui se traduit notamment par le fait que, malgré leurs interdépendances, l’agriculture et l’alimentation sont le plus souvent traitées séparément tant par les disciplines scientifiques que par

178 La Coldiretti (Confederazione Nazionale Coltivatori Diretti – Confédération Nationale de Cultivateurs Directs) est l’association principale de représentation et d’assistance de l’agriculture italienne.

les politiques publiques » (Ibid. : 1). À l’encontre de cette tendance, les jardins partagés sont des lieux qui permettent de reconnecter ces deux dimensions. Ces éléments corroborent les résultats d’autres études selon lesquels « les jardins associatifs participent à retisser un lien entre production et consommation » (Pourias, Daniel et Aubry 2012 : 43).

« Pourquoi c’est important toute la démarche ? Comment expliquer ça ? C’est que je pense que, vue la situation actuelle des choses dans le monde, il faut commencer à avoir un autre mode de consommation et un autre mode d’agriculture. On doit arrêter de balancer des pesticides partout et pas forcément faire de la permaculture je pense que tout le monde peut pas adhérer à ça, mais au moins arrêter de balancer de la merde partout. » (Mélanie, 12 juin 2018, Strasbourg)

Des discours critiques du modèle de production agricole intensif émergent et illustrent l’insertion de la pratique de jardinage dans une vision d’ensemble qui interroge les modes de production et remet en cause les pratiques des agriculteurs.

« En fait c’est ça, les agriculteurs, s’ils labourent — et ils labourent de plus en plus profondément — c’est parce qu’ils utilisent des engins qui sont de plus en plus lourds et c’est ça qui crée des vrais problèmes, c’est pour ça qu’ils font des concours de labour, en fait c’est des concours de génocide de vers de terre. » (Guillaume, 30 septembre 2017, Strasbourg)

D’un côté, émerge la critique du modèle agroalimentaire industriel, de l’autre l’apprentissage d’alternatives par la pratique. Comme nous l’avons vu tout au long de ce chapitre, les jardins partagés sont « des espaces d’apprentissage des pratiques agroalimentaires pour les citadins qui prennent conscience des efforts et du travail nécessaire pour cultiver la terre » (Giacchè et Le Caro 2018 : 59). Tout en restant un loisir, le jardinage urbain permet de soulever des interrogations sur le système de production, la prise de conscience des aléas, des difficultés des métiers liés à l’agriculture :

« J’ai toujours aimé être dans la nature. J’ai commencé à acheter seulement des choses biologiques et j’ai commencé à penser que si je les cultivais moi-même ce serait mieux, je ne pensais pas que ce serait fatigant. C’est très fatigant. Ils me l’avaient dit, mais je ne pensais pas à ce point-là. » (Andrea, 6 juillet 2017, Rome)

La plupart ont aussi conscience de ce que représente le travail d’agriculteur. Cependant, ils reconnaissent que le jardin reste un plaisir étant donné que la productivité n’est pas vitale dans un jardin partagé et que leur subsistance n’en dépend pas179 :

« Ça te relaxe beaucoup. C’est très fatigant, mais c’est un petit morceau donc on ne se tue pas. Au contraire, c’est plaisant. À ces niveaux c’est plaisant, et puis si tu devais en faire un travail pour pouvoir en vivre alors ça devient plus

179 Les jardins partagés étudiés, comme nous l’avons évoqué dans la section 3.a., se révèlent être plus des lieux d’expérimentation. Il serait intéressant de comparer le rapport à la production et à la productivité en fonction des types de jardinage urbain observé et notamment avec les jardins familiaux où les profils sociaux des participants diffèrent de ceux observés dans les jardins partagés.

exigeant et alors tu dois atteindre l’objectif, tu dois en vivre. Alors qu’ici si ça pousse ça pousse, sinon patience. » (Giacomo, 28 juin 2017, Rome)

Le lien à la production, la satisfaction de voir pousser ce qu’ils ont planté sensibilisent les jardiniers aux questions de la production agricole en général :

« Ça donne de la satisfaction de voir une plante qui pousse, que tu as plantée. L’année dernière j’avais ressenti de l’enthousiasme, je n’avais jamais eu mon blé avant. » (Alessandro, 15 juin 2017, Rome)

Nous soulignons ici que l’intérêt des jardins partagés réside notamment dans l’articulation entre gestes individuels et action collective (Dubuisson-Quellier et Barrier 2007). En effet, la « reconnexion des enjeux agricoles et alimentaires se joue dans l’interaction de différents mondes sociaux que sont les acteurs économiques, ceux de la société civile, ceux des politiques publiques. Cela se traduit par des modalités diverses de mise en œuvre d’une gouvernance alimentaire locale » (Lamine et Chiffoleau 2012 : 12). Ainsi, il serait intéressant de creuser les rapports entre critique et action par le marché (boycott, buycott) et action qui sollicitent les autorités politiques (mise en place de politiques publiques favorables à des modèles agricoles locaux par exemple) (Balsiger 2009) que développent ces associations et leurs membres. « Autrement dit, la question est posée de savoir comment producteurs et consommateurs peuvent se rassembler pour réfléchir et décider collectivement et souverainement quoi et comment produire et consommer » (Deléage 2010 : 18).