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LES JARDINS PARTAGES, DES ESPACES VECTEURS D’ENGAGEMENT ORDINAIRE

1. Des agricultures urbaines

Les jardins partagés que nous étudions dans ce travail sont caractérisés notamment par leur dimension potagère et sont donc classifiés depuis quelque temps dans la catégorie d’agriculture urbaine. Pour clarifier l’inscription des jardins étudiés dans ce domaine, nous exposons des informations liminaires pour appréhender la notion d’agriculture urbaine et présenter l’approche proposée dans la littérature récente. Elle a été l’objet de nombreux travaux (Fleury et Donadieu 1997, Moustier et M’baye 1999, Mougeot 2005, Duchemin 2012, Nahmias et Le Caro 2012) et la réflexion ne cesse de se développer. L’émergence de la notion d’agriculture urbaine s’insère dans un contexte marqué par une urbanisation croissante, en effet, la proportion entre la population urbaine mondiale et la population rurale s’est inversée. Selon les données de la Banque mondiale, la population urbaine mondiale aurait dépassé la part de population rurale en 200742, engageant une transformation profonde de nos sociétés vers un âge urbain (Brenner et Schmid 2014). Ainsi, bien que le phénomène ne soit pas récent, le terme « agriculture urbaine » émerge dans ce contexte.

Cette nouvelle terminologie cache un phénomène qui n’est pas original dans le sens où l’agriculture est historiquement liée aux cités et que la distinction entre urbain et rural, villes et campagnes constitue un héritage relativement récent (Champion et Hugo 2004). Cette notion d’agriculture urbaine trouve alors son sens par rapport à une histoire proche où les modes de consommation se sont retrouvés étrangers aux modes de production, « en émancipant la production vis-à-vis des besoins ressentis et en créant des besoins ainsi que leurs modes de satisfaction en fonction du seul critère de sa perpétuation » (Deléage 2010 : 17). En somme, ce système agroalimentaire a contribué, depuis le milieu du XXe siècle, à effilocher les relations sociales et à dégrader « la qualité de l’environnement et de la santé publique des agriculteurs et des consommateurs »43 (McClintock 2014 : 158). Dans ce contexte, l’agriculture urbaine est apparue comme un modèle « alternatif », « innovant », « écologique »44 qui serait la solution aux dérives du modèle de développement occidental, s’inscrivant progressivement à l’agenda de politiques publiques mondiales, nationales et locales.

42 Source : Estimations du personnel de la Banque mondiale utilisant les Perspectives des Nations Unies de l'urbanisation de la population mondiale.

43 Traduction faite par l’auteure.

44L’usage des guillemets souligne la distance vis-à-vis de ces affirmations qui se retrouvent notamment dans le discours des acteurs institutionnels et dans les politiques publiques.

a. Du global au local, l’imbrication des échelles

i. Un phénomène global, reconnu et étudié

Des expériences d’agricultures urbaines se retrouvent partout dans le monde. Au départ, plutôt configurées comme des initiatives auto-organisées nées « d’en bas »45 que comme activités institutionnalisées. Elles sont notamment valorisées depuis quelques années comme outils de développement par diverses organisations internationales principalement liées à l’ONU notamment la

Food and Agriculture Organisation (FAO)46. La FAO, en plus de financer des programmes liés à la production de nourriture en milieu urbain, a créé le réseau multidisciplinaire food for cities, qui promeut des « systèmes alimentaires durables et résilients »47. L’Union européenne encourage également les initiatives qui vont dans ce sens48, ainsi que des projets de recherche (COST49 Urban

Agriculture Europe, COST Urban Allotment Gardens). Soutenu par la FAO et l’Union européenne, le Pacte de politique alimentaire urbaine de Milan50 a vu le jour en 2015 mettant à l’agenda politique international la question des systèmes alimentaires, notamment en lien avec la dimension urbaine. Ainsi, ces initiatives se trouvent aussi bien aux Nords qu’aux Suds51(M’baye et Moustier 1999, Orsini

et al. 2013). Il y a des différences entre la conception de l’agriculture urbaine telle qu’elle s’est affirmée dans les métropoles états-uniennes et les configurations qu’elle a prises dans le Sud. Au Nord « l’agriculture urbaine a rapidement perdu sa fonction alimentaire » (Aubry, Dabat, Mawois 2010 : 2), se mélangeant régulièrement à des finalités politiques et sociales. Dans les pays du Sud du monde, la fonction alimentaire reste en revanche prédominante même si « on constate depuis la fin du XXe siècle une réactivation de la demande de produits locaux » également au Nord (Ibid. : 2). Dans de nombreuses villes nord-américaines, les formes d’agriculture urbaine dans les friches industrielles ont connu une grande diffusion, et divers programmes municipaux pour la culture en ville ont été créés, comme à Pittsburgh ou à Détroit (Ibid.). La fonction alimentaire représente donc également une part importante des raisons pour lesquelles l’agriculture urbaine se développe dans les métropoles du Nord, mais elle se révèle rarement être la seule dans les expériences réalisées. Dans le Sud du monde,

45 Par initiatives d’en bas, nous entendons l’ensemble de pratiques d’occupation, d’entretien, de transformation et d’animation collective des territoires qui s’organise en groupe pour agir directement et créer des espaces qui ne soient pas produits par des acteurs institutionnels ou par une planification verticale (Scandurra, Attili 2013).

46 Food and Agriculture Organization - http://www.fao.org/ag/agp/greenercities/

47 http://www.fao.org/fcit/fcit-home/fr/

48 http://www.sustainable-everyday-project.net/urbact-sustainable-food/

49 European Cooperation in science and technology, COST Action is a network dedicated to scientific collaboration, complementing national research funds.

50 http://www.milanurbanfoodpolicypact.org

51 Nous reprenons ici les termes employés par les auteurs de ces articles, bien qu’étant consciente des limites des catégories créées pour qualifier des aires géographiques avec des caractéristiques économiques et politiques variées. Nous tenions à signaler la présence de ces initiatives au niveau global et dans des contextes très différents.

les expériences se multiplient également comme en témoigne le travail de recensement réalisé en 2013 par une équipe de chercheurs (Orsini et al. 2013) qui s’intéresse à l’Afrique de l’Est, à l’Amérique du Sud et à l’est de l’Asie. On peut noter que la dimension critique de la littérature concernant l’agriculture urbaine « au Sud » est moins développée que celle qui s’intéresse au phénomène dans les villes occidentales. Hormis la première définition de base, proposée par M’baye et Moustier (2000) et inspirée de leurs travaux en Afrique de l’Ouest, nous mobiliserons principalement la littérature produite sur des terrains occidentaux (Amérique du Nord et Europe).

ii. Une définition qui s’enrichit et se complexifie

Comme point de départ, il existe donc plusieurs définitions à l’agriculture urbaine, domaine qui est en mouvement perpétuel. Nous pouvons retenir celle proposée par M’Baye et Moustier (Ibid.) qui décrit l’agriculture urbaine comme l’ensemble des activités agricoles qui existent sur le territoire urbain et périurbain et dont les produits sont consommés par les habitants des communautés urbaines. Les activités agricoles sont généralement associées à la nourriture et aux fonctions alimentaires qu’elles sous-entendent, cependant, l’agriculture urbaine dont la multifonctionnalité a été démontrée (Duchemin et al. 2008), implique de nombreuses autres sphères, en posant des questions territoriales, sociales, environnementales et paysagères. Mougeot souligne que l’agriculture urbaine est une « activité localisée à l’intérieur (agriculture intra-urbaine) ou sur les bords (agriculture périurbaine) d’une ville, cité ou métropole. Elle produit, élève, transporte ou distribue une diversité de produits (aliments ou non-aliments), et fait un large appel aux ressources humaines et matérielles (parfois les réutilise), produits et services trouvés dans et autour de la ville. À son tour elle offre des ressources humaines et matérielles, des produits et services, principalement à l’espace urbain »52

(Mougeot 2000 : 11). Cependant, ces définitions ne sont pas suffisantes pour saisir le phénomène dans toute sa complexité (Duchemin 2012), car elles font « abstraction du fait que l’agriculture urbaine est un mouvement social urbain qui s’approprie l’espace urbain » (Ibid.). En effet, ces définitions restent descriptives et cachent la diversité « d’espaces (intra ou périurbains), d’acteurs (citoyens, administrateurs, aménageurs, agriculteurs professionnels) et d’activités et de pratiques qui sont porteuses de fonctions différentes et résultats de motivations multiples » (Giacchè 2014 : 19). Approfondissant cela, Nahmias et Le Caro (2012) distinguent trois perspectives politiques qu’ils considèrent pertinentes pour traiter la question : le lien entre la question de la production agricole et les enjeux de développement durable, une évolution vers une « meilleure maîtrise qualitative et

quantitative de l’approvisionnement alimentaire urbain » (Ibid. : 66)53, et enfin toutes les dimensions liées à l’aspect social dans le sens large du terme. Ces définitions révèlent le rapport complexe et les « liens fonctionnels réciproques » que les agricultures entretiennent avec la ville, faisant apparaître des formes agri-urbaines très diversifiées. Ainsi, les auteurs proposent un schéma qui illustre l’étendue et la diversité des rapports des expériences d’agriculture urbaine à l’espace urbain (Figure 3). Ce schéma bien qu’il ne soit pas exhaustif met en évidence la diversité des initiatives au niveau spatial notamment en montrant qu’aux interstices les domaines de définition se superposent. Il permet également de révéler le continuum (Giacchè 2014) dans lequel s’inscrivent les agricultures urbaines. L’auteure explique que la notion de continuum a permis de prendre en compte les différents « types d’acteurs investis, depuis les citadins qui pratiquent l’agriculture jusqu’aux agriculteurs professionnels (Ejderyan et Salomon Cavin 2012), le gradient des espaces concernés (du centre-ville à la périphérie lointaine) ainsi que les relations établies entre les consommateurs et les producteurs et entre acteurs et espaces » (Giacchè 2014 : 19).

53 Parfois les pages ne sont pas indiquées parce que les versions consultées en ligne ne sont pas toujours paginées. Lorsque les articles sont en ligne avec numérotation des paragraphes, nous indiquons le paragraphe duquel est extraite la citation.

D’une autre manière, McClintock propose un tableau (Figure

4

) qui récapitule les principales formes d’agriculture urbaine qu’il a pu recenser. L’analyse, ici, ne se fait plus en termes spatiaux, mais plutôt en types d’organisation, fonctions remplies et rapport au marché. L’auteur insiste donc sur le fait qu’il ne propose pas des catégories fixes et rigides, mais tient plutôt à souligner « la diversité des relations entre production, sol, travail et marchés » (McClintock 2014 : 149).

iii. Les agricultures urbaines dans les contextes nationaux français et italien

Nous avons vu que les agricultures urbaines se développent au niveau global, prennent de nombreuses formes et se font à l’initiative d’acteurs variés porteurs d’objectifs divers. Étant donné l’importance des législations et dispositifs d’intervention publique aux différentes échelles d’action, de l’Europe au local, pour impulser, soutenir ou pérenniser les initiatives habitantes (Blanc et Emelianoff 2007), il nous paraît pertinent de proposer une approche comparative pour montrer à la fois « la convergence des objectifs d’action publique et les décalages entre les actions prescrites et les dynamiques locales » (Soulard, Margetic et Vallette 2011 : 9). C’est pourquoi nous nous intéressons à une autre échelle pour voir comment le sujet est approprié dans des cadres plus restreints, ici, la France et l’Italie, pays dans lesquels se situent les terrains étudiés.

En France, comme ailleurs, les expériences d’agricultures urbaines prennent des apparences multiformes et sont engagées à différents niveaux. Si on s’intéresse à des acteurs nationaux, le rapport publié par l’ADEME (2017) montre que cette diversité (Figure 5) est prise en compte par les acteurs institutionnels.

Figure 5. Représentation des différents types d’agriculture urbaine par l’ADEME. Source : ADEME, Villatte Magali (2017 : 6)

Elle est visible notamment « à l’échelle des agglomérations et dans les instances de représentation du monde agricole » (Nahmias et Le Caro 2012 : 12). En 2016, l’Association Française d’Agriculture Urbaine Professionnelle (AFAUP) a vu le jour afin de rendre compte de toutes les initiatives, a décidé de « fédérer les professionnels de l’agriculture urbaine et de faciliter les liens avec les autres acteurs de la ville, le monde agricole et le grand public »54. Ainsi, différents acteurs émergent autour de l’agriculture urbaine, pour prendre l’exemple parisien, étudié de manière exploratoire, la DRIAAF (Direction Régionale de l’Agriculture et de la Forêt) a publié un guide pratique d’information et d’orientation intitulé « Mon projet d’agriculture urbaine en Île-de-France ». En outre, la ville de Paris a une section dédiée sur son site55, et l’Agence régionale pour la nature et la biodiversité en Ile-de-France a mis en place l’Observatoire de l’agriculture urbaine et de la biodiversité illustrant encore une fois l’intérêt de la part des institutions pour ces thématiques et leur développement56. La Ville de Paris a lancé en 2016, le projet Paris-culteurs qui incite les habitants à végétaliser ou à cultiver certains espaces définis par la ville. Dans le même esprit, la ville de Strasbourg a lancé l’initiative « Strasbourg ça pousse » en 2017. À Strasbourg, l’Eurométropole encourage également les initiatives, par exemple

54 http://www.afaup.org

55 https://www.paris.fr/agricultureurbaine

56 Lagneau, A., Barra, M., & Lecuir, G. (2015). Agriculture urbaine : vers une réconciliation ville-nature. Le Passager clandestin.

les 48 h de l’Agriculture Urbaine ont lieu dans la ville depuis 2016. La ville possède certains services (Espaces verts et de nature, Jardins familiaux, Parc Naturel Urbain) dédiés aux questions de nature cultivée en ville. Certains élus et services de la ville traitent ces questions, en plus des missions d’animation et de promotion de l’agriculture urbaine déléguées à Eco-conseil57.

Ces quelques exemples permettent d’illustrer la diversité des acteurs qui développent des initiatives d’agricultures urbaines. Nous reviendrons en fin de chapitre plus précisément sur l’émergence du phénomène des jardins partagés et sur les imbrications d’acteurs notamment entre élus, services techniques et associations.

En Italie, la question de l’agriculture urbaine se pose également, bien que dans un prisme différent, étant donné le rapport particulier qu’entretient l’Italie, et en particulier la ville de Rome58, au monde agricole (Cavallo et al. 2015). Nous nous appuyons principalement sur le travail réalisé par des chercheurs dans le cadre de la Cost Action « Urban Agriculture Europe » (Uae) (2012-2015)59. Leurs travaux ont mis en évidence les formes actuelles les plus diffuses, les acteurs et les politiques ainsi que les qualités spatiales des expériences d’agriculture urbaine en Italie. Dans l’article de Branduini et Laviscio (2016), qui proposent une synthèse des résultats clefs qui émergent de ce projet, les chercheurs font la distinction entre les espaces intra-urbains et les espaces périurbains. Étant donné que nous travaillons sur les espaces urbains et non sur les périphéries, nous ne retiendrons que les éléments concernant la première catégorie. Les principaux promoteurs des initiatives sont donc les administrations publiques ou les citoyens seuls ou en association (Ibid.). Les projets d’agriculture urbaine naissent dans le cadre de politiques variées : ici politique d’inclusion sociale, éducative, environnementale et de requalification urbaine. Les auteurs prennent deux exemples principaux : le premier est celui de Slow Food, qui a mis en place un programme, « Orti in condotta », qui a vu le jour en 2004. Cet instrument est conçu comme activité d’éducation alimentaire et environnementale dans les écoles. Le deuxième projet, national, est celui « Orti Urbani » [Potagers Urbains] lancé par Italia

57 "Créée en 1987, l’institut ECO-Conseil a pour but de promouvoir le métier d’éco-conseiller et mène des actions de conseil dans le champ de l’environnement et du développement durable. En partenariat avec la Ville de Strasbourg, l’association assure, après avoir initié la première « fête des jardins partagés » depuis octobre 2010, l’animation du réseau des jardins collectifs de Strasbourg et environs et est correspondant régional du JTSE avec une volonté de faciliter la mise en réseau des jardins partagés du Grand Est ».

58 « Rome is the largest city in Italy in terms of surface area and population, and was the largest agricultural

municipality in Europe until 1992, when Fiumicino became a distinct municipality. (…) Two thirds of the urbanised land has been built up over the last fifty years, mostly on agricultural land. Despite this, the last census data showed that urban farms increased by 44% and agricultural land by 16% over the last decade » (Cavallo et al. 2016 : 2).

59 Signe de l’intérêt pour le phénomène, un réseau (Réseau italien en Agriculture Urbaine et Planification Alimentaire) de chercheurs s’est créé autour de la thématique en 2014, composé de 68 chercheurs appartenant à 20 institutions différentes.

Nostra60avec l’accord de l’Association nationale des Communes d’Italie (Anci) et du Ministère des politiques agricoles, alimentaires et Forestières (Mipaaf).

Les caractéristiques les plus marquantes qui distinguent le contexte français du contexte italien sont l’implication des pouvoirs publics dans l’incitation, le soutien ou la promotion d’initiatives liées aux agricultures urbaines. Ces enjeux concernant les jardins partagés en particulier sont approfondis plus loin dans ce chapitre.

Après avoir vu que les expériences d’agricultures urbaines prennent des formes variées dans le monde entier et sont encouragées par des acteurs divers, allant des organisations internationales à des initiatives très locales en dehors des cadres institutionnels, nous mettons en lumière les différentes approches qui peuvent se rencontrer dans le champ scientifique concernant les agricultures urbaines.