• Aucun résultat trouvé

Du consommateur au producteur : la consolidation des pratiques et de l’engagement par l’expérimentation

b. Prendre soin de soi par l’alimentation

3. Du consommateur au producteur : la consolidation des pratiques et de l’engagement par l’expérimentation

Nous explorons les jardins partagés à l’aune des autonomous food spaces [espaces alimentaires autonomes]. Ce concept est développé par Wilson (2013) pour décrire des territoires où des activités de production alimentaire sont mises en place situant la question de la nourriture au sein d’une critique plus ample du modèle capitaliste. Ces espaces sont créés par des communautés qui cherchent à ouvrir des intervalles d’expérimentation indépendants par rapport aux modèles capitalistes, tentant de construire des relations d’aide mutuelle et d’échanges non marchands. Par non marchand, nous entendons ici des relations qui, bien qu’entraînant parfois de la circulation monétaire et pratiquant des échanges, n’obéissent pas à la logique mercantile (Latouche 2004). Toutes les activités menées au sein des jardins sont basées sur le partage et des rapports d’échanges et de socialités qui ne sont pas définis par une valeur monétaire (Del Monte et Sachsé 2017 : 197). Ces modalités d’échange se distinguent donc du marché capitaliste, mais aussi du modèle de redistribution étatique, créant de nouvelles logiques dont nous proposons une lecture au prisme des communs à la fin de cette thèse. Un des éléments qui permet de considérer les jardins partagés comme des espaces alimentaires autonomes est que, bien qu’ils ne puissent être totalement isolés du système capitaliste dans lequel ils s’inscrivent, comme nous l’avons souligné avec McClintock (2014), ces espaces proposent des réalités sociales et économiques (Wilson 2013) particulières à travers les pratiques ordinaires et les cultures politiques exposées ci-dessus. Dans un premier temps, nous mettons en évidence la tension qui émerge entre l’envie d’autonomie alimentaire et le jardin comme lieu d’expérimentation, dans un deuxième temps, nous montrons que les jardins partagés sont avant tout un outil pertinent pour reconnecter les questions de consommation et de production à plusieurs niveaux.

a. Du projet d’autosuffisance alimentaire au lieu d’expérimentations

« Il y a certaines personnes qui sont vraiment sur des objectifs et d’autres personnes qui sont plutôt dans le processus en fait. Donc d’abord c’est l’activité de jardiner et peu importe le résultat. » (Anna, 6 juin 2018, Strasbourg)

Le témoignage d’Anna révèle la présence d’approches différentes au jardin entre certains membres qui ont des objectifs de production et l’envie d’être « efficaces » et d’autres qui vivent le jardin plutôt comme un lieu d’expérimentation et où l’activité prime sur la production. Nous déclinons ici les différentes approches et rapports à l’activité de jardinage comme activité horticole au sein des jardins partagés.

i. L’autonomie alimentaire : projet réaliste ou utopie ?

La question de l’autonomie alimentaire171 est une question récurrente concernant les agricultures urbaines. Cependant, comme évoquée dans le chapitre 1, la « fonction alimentaire quantitative peut être déclinée selon un gradient, l’autosuffisance complète n’étant qu’une extrémité de ce gradient » (Pourias, Daniel, et Aubry 2012). En effet, certains jardiniers (des jardins partagés) atteignent l’autosuffisance parfois pour un type de production, mais jamais pour l’ensemble de la production alimentaire. Lors des entretiens, un membre du jardin Tre Fontane soulève cette question estimant qu’il a atteint une forme d’autosuffisance dans la production de légumes.

« Nous sommes arrivés à la quasi-autonomie végétale avec les légumes du potager. Et surtout, nous avons appris quelque chose sur la question de la saisonnalité. » (Lorenzo, 5 juillet 2017, Rome)

Rarement considéré comme étant réalisable à court terme, l’autosuffisance reste un horizon désiré même chez certains profils de jardiniers « dilettantes » comme Mélanie :

« Moi ce que j’aimerais bien m’enfin ça c’est complètement impossible, c’est un jour être autonome complètement en fruits et légumes ; de toute façon c’est impossible. » (Mélanie, 12 juin 2018, Strasbourg)

Au moins trois membres172 du jardin strasbourgeois entretiennent un imaginaire survivaliste revendiqué comme une motivation pour atteindre l’autosuffisance.

« C’était l’idée aussi de produire ses propres légumes et j’ai un peu le côté survivaliste… enfin un fantasme qui est sous-jacent qui est de pouvoir en vivre et d’être autosuffisant. C’est un peu une histoire qu’on se raconte et à laquelle on croit pas complètement à 100 %, mais le jour où il y aura la guerre, le jour où il y aura une grande famine, nous, au moins, on arrivera à cultiver nos légumes. » (Benoit, 6 juin 2018, Strasbourg).

En effet, cette vision proche des mouvements de la collapsologie émerge du discours de Benoit comme une raison de « se préparer » (Tasset 2019).

« Ça dépend des années, il y a des années ça représente pas grand-chose et il y a des années où ça marche. Je sais plus si c’était il y a un an ou il y a deux ans où j’avais l’impression que ça diminuait quand même vraiment la quantité de nourriture qu’on achetait au marché. Parce qu’on fait le marché toutes les semaines. (…) du coup, je me disais on pourrait quasiment tenir toute la semaine avec les productions du jardin (…) c’est peut-être deux mois seulement où on arrive à être presque autosuffisants. » (Benoit, 6 juin 2018, Strasbourg).

171 Dans ce paragraphe nous employons de manière indistincte le terme autonomie et autosuffisance alimentaire puisque les jardiniers utilisent l’un ou l’autre sans effectuer de distinction. Bien les termes soit distinct, le sens qui ressort des entretiens par l’usage de ces termes relève de la capacité à répondre à ses besoins.

172 Dont un en entretien et deux rencontrés lors de moments de participation qui ont évoqué les enjeux de survivalisme.

Ainsi, l’autosuffisance peut exister soit pour un type de production ou pour des périodes de l’année, mais la question de l’autosuffisance — parfois assimilée à l’autonomie — comme horizon est présente.

« On va être frustrés quand ça marche pas. On essaie d’améliorer la façon de faire pour réussir à produire. Donc on voit la difficulté que c’est de produire toutes les espèces qu’on voudrait sur un terrain qui a des particularités. On mesure au fur et à mesure des années tout ce qu’il faut faire pour amender des terrains, rajouter de la terre, la fertiliser. On voit aussi que les promesses de la permaculture, du jardinage facile entre guillemets, bah sont complètement fausses enfin c’est, on voit bien, les inconvénients de la permaculture. » (Benoit, 6 juin 2018, Strasbourg)

Par ailleurs, le jardin est aussi et surtout un lieu d’expérimentation qui permet aux membres de se confronter à la production horticole par la pratique, avec les difficultés que cela engendre. Le témoignage de Basile, ci-dessous, souligne les enjeux d’une autonomie « totale », tout au long de l’année qui demande une organisation certaine. Cela illustre, qu’en l’état actuel des choses, les jardins partagés, à l’instar d’autres formes de jardinage urbain, ne fournissent pas les conditions d’une autonomie réelle173, mais sensibilisent les jardiniers à ces enjeux et aux difficultés de créer les conditions de l’autosuffisance.

« Le problème c’est que si tu veux être autosuffisant avec un jardin il faut savoir comment consommer en hiver et faut être à même de préparer la nourriture d’été pour la conserver pour l’hiver, du moins à mon sens. Déjà faudrait se rendre compte de ce que ça veut dire être autosuffisant donc essayer de jauger la consommation et ensuite tripler à mon avis cette production pour ensuite avoir des apports suffisants en hiver. Donc pour moi le jardin est très intéressant pour jauger une autoconsommation. » (Intervention de Basile, pendant l’entretien avec Guillaume, 7 juillet 2018)

Comme il le met en évidence, en plus de l’expérience agricole, le jardin sert à « jauger » les besoins. Le jardin est un lieu qui permet par la pratique d’expérimenter, de faire des essais, de rater pour comprendre et s’entraîner.

ii. Lieu d’expérimentation et de formation

Comme cela a été évoqué, les jardiniers se forment à travers différentes sources, livres, internet (tutoriels YouTube, groupes Facebook, réseaux sociaux en ligne), mais explorent aussi eux-mêmes différentes techniques. La dimension exploratoire et le passage par l’expérience comme forme d’apprentissage nous semblent être un élément caractéristique du jardin. En effet, l’important réside dans l’expérience174 parce que le sujet est engagé (Zask 2015) :

173L’autonomie est entendue ici comme une production suffisante pour couvrir les besoins des membres du jardin.

174 Sans entrer dans un débat philosophique trop poussé, nous nous inspirons des travaux de Dewey tels qu’ils ont été mobilisés récemment puisque c’est l’écoute et la lecture des travaux de Zask (2015) qui nous ont inspiré

« J’étais allée chercher ce que c’était, mais c’est différent. Je regardais beaucoup de vidéos en fait sur YouTube parce que t’as quand même des gens qui t’expliquent ce qu’ils sont en train de faire, mais c’est quand même mieux d’y être, c’est quand même mieux de le vivre. C’est encore une autre dimension. » (Dalia, 26 juillet 2018, Strasbourg)

« Donc voilà c’est aussi une grande découverte, ça je savais pas trop, naïvement au début, je me suis dit il faut regarder des bouquins. Je pensais que ce qui était dans les bouquins était plus facilement applicable et plus facilement vrai, mais on se rend compte aujourd’hui que dans notre jardin c’est très difficile de cultiver des choux. Parce que les limaces adorent les choux et c’est les premières, enfin toute la famille pour roquette, radis, choux raves, choux rouges, brocoli, chou-fleur tout ce que j’aime enfin tout ce que j’aimerais cultiver, les limaces les ont très vite, c’est hyper compliqué de faire pousser tout ça et c’est hyper compliqué pour tout… on n’est pas les seuls. » (Benoit, 6 juin 2018, Strasbourg)

L’expérience se décline donc à travers la pratique personnelle dans le cadre d’interactions. Le jardin est un lieu d’observation où écouter, regarder et apprendre de ses erreurs. En effet, le jardin partagé est un lieu de transmission d’apprentissage sur l’alimentation (découverte de nos nouveaux aliments, de techniques de transformation, de vertus…) :

« Du coup je mange des légumes que je mangeais quasiment jamais avant, genre les blettes je connaissais, mais j’en mangeais je sais pas une fois tous les ans. Là j’en mange quand même régulièrement. » (Mélanie, 12 juin 2018, Strasbourg)

Sur la provenance des semences et les conséquences du choix de celles-ci :

« On achète surtout des semences commerciales, l’année dernière on a essayé de prendre les semences de nos plantes, le problème c’est que certaines sont hybrides, sur la deuxième génération tu ne sais pas ce qui sort. (…) j’avais fait une file expérimentale sur mon potager, parmi elles des tomates cerises sont sorties, d’autres des tomates jaunes et d’autres encore des tomates allongées type olivines. » (Giacomo, 4 juillet 2017, Rome)

ces réflexions sur l’expérience comme expérimentation. Truc (2005) introduit ainsi le texte de Dewey qui synthétise nos questionnements autour de l’expérimentation comme rapport à la réalité : « La réalité comme expérience » et la place qu’il accorde dans sa conception de l’expérience à l’interaction entre l’organisme vivant et son milieu. C’est bien parce qu’elle est d’abord active que l’expérience peut être interactive : comme le note à ce propos Joëlle Zask, « l’interaction est essentielle pour comprendre l’expérience dans sa complétude et sa dynamique ». » La réalité elle-même doit être conçue comme expérience. Chaque expérience, parce qu’elle est incomplète, en appelle d’autres, qui la vérifient et ce faisant, la complètent. La réalité est donc de part en part expérimentale : seule la multiplication des expériences, « l’accumulation des détails », peut nous permettre de connaître d’une manière toujours plus complète la réalité du monde qui nous entoure. Suivant une « logique » expérimentale, la réalité est toujours en « transformation-vers », en changement et production perpétuels. L’unité de la réalité et de l’expérience n’est donc pas « relative à un monde harmonieux et complet qui formerait l’arrière-plan, le substrat ou le fondement de la vie et de la connaissance humaine », mais plutôt à la « continuité qui s’instaure entre des phases, des objets ou des expériences, au développement cohérent d’une tendance » (Zask 2003). La réalité est toujours ouverte et inachevée. Les termes présents et anticipés de la réalité ne sont jamais réductibles à ses termes précédents : la continuité est sans cesse fabriquée au travers de l’expérience. » (Truc 2005 : 6).

Sur les techniques agricoles, les jardiniers apprennent les rudiments pour certains et développent des savoirs techniques pour d’autres.

« J’ai appris les rudiments sur comment on travaille la terre, comment on met les plantes, les distances… parce qu’ils te donnent tous des conseils » (Lorenzo, 5 juillet 2017, Rome)

« Les haricots, délicieux, en quantité… et donc on les a remis, et ils ont fait trois bourgeons et ils ont séché. Je ne sais pas si on a fait des erreurs ou si c’est l’année qui n’est pas bonne. On n’est pas experts. On met quelque chose et on voit si ça pousse. » (Beatrice, 5 juillet 2017, Rome)

Comme l’expérience est un élément clef de la formation du sujet et de sa transformation, la dimension pédagogique et la transmission aux enfants est un élément important. À Rome notamment où des accords sont passés avec les écoles du quartier :

« C’est important pour eux de savoir comment les plantes naissent, nous les éduquons à récupérer les choses, à faire le compost par exemple. À ne rien jeter, à chercher à trier le plastique, on essaie de leur fournir une éducation à l’environnement en somme. » (Giacomo, 4 juillet 2017, Rome)

« Nous sommes tous environnementalistes, mais dans les pratiques quotidiennes nous avons du mal à maintenir certains principes. Pour cela l’espérance est d’initier les plus petits — notre petit potager s’y prête très bien, non ? — à l’alimentation, la biodiversité, il y a tout ici pour le faire. » (Fabio, 14 juillet 2017, Rome)

Le fait de ne pas être obligé d’être rentable en termes de production laisse la liberté de faire des tentatives. La transmission à l’interne s’effectue entre les jardiniers notamment avec les figures d’expert et certaines pratiques se transmettent par mimétisme entre membres au jardin.

« Donc l’année dernière j’ai pris l’initiative d’acheter des parpaings pour les surélever. On a acheté des robinets, enfin on était à plusieurs, mais je l’ai fait d’abord dans mon jardin pour montrer l’exemple. Parce qu’il y a des dynamiques enfin c’est des dynamiques de groupe classiques. C’est pas parce que c’est du jardinage que ça change quelque chose dans les pratiques. Et moi je pense que dans la force de l’exemple. Parfois, ça débloque complètement une situation en deux trois semaines. (Benoit, 6 juin 2018, Strasbourg)

Ainsi, la question de l’autonomie (alimentaire, mais pas uniquement notamment pour les survivalistes) dans les jardins partagés plane comme un idéal à atteindre, un horizon qui inspire ces jardiniers et leur permet de développer un imaginaire autour de cette perspective. L’objectif d’autosuffisance pour certaines productions est déjà une première étape plus réaliste bien qu’elle soit atteinte uniquement en été et pour quelques productions. C’est pourquoi, à l’heure actuelle, la dimension exploratoire et expérimentatrice des jardins partagés est la plus intéressante à souligner puisqu’elle permet aux

participants de se confronter aux questions techniques et de pouvoir expérimenter sans risquer de manquer. Ils peuvent être plus audacieux et se mettre à l’épreuve. Le jardin urbain de manière générale, et partagé en particulier, permet de développer la sensibilité des consommateurs que sont les jardiniers, ce que nous étudions dans le point suivant.