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Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, ce travail de recherche se situe dans le prolongement des questionnements des humanités environnementales, qui interrogent notamment le rapport entre les sociétés et leur environnement. Nous prenons donc le temps de développer le rapport particulier à la « nature » que l’on peut observer dans ces jardins.

Certains auteurs se sont penchés sur la relation à la « nature » qui s’y déploie (Rudolf et Taverne 2012, Demailly 2014b, Menozzi et al. 2014) montrant que ceux-ci sont devenus un objet légitime et reconnu comme incontournable dans les questionnements de la ville « durable » aussi bien « de la part des politiques, des urbanistes que des chercheurs » (Menozzi et al. 2014 : 19). Les réflexions tournent autour de différentes interrogations : les questions de paysage (Donadieu 2015), d’aménagement (Baudry 2014) de biodiversité (Clergeau 2014) entre autres. Les jardins étant un objet transversal et multifonctionnel, ils soulèvent de nombreuses problématiques. Nous nous attardons sur la dimension cultivée de cet environnement.

En effet, les jardins sont considérés par certains auteurs comme un moyen de réintroduire « la nature » en ville (Lawson 2005), celle-ci étant alors considérée comme une expérience positive, salutaire et épanouissante au milieu de la ville. Ces espaces sont des « oasis de verdure dans un monde dominé par le béton » (Ibid. : 290), en effet, en plus d’offrir un lieu pour se recueillir et se reposer de la ville, comme peuvent l’être d’autres formes d’espaces verts en ville (les parcs publics notamment), les jardins partagés offrent un lieu d’interaction, un lien continu et privilégié avec un espace cultivé92. En effet, dans les deux jardins que nous avons choisi d’étudier à Rome et à Strasbourg, la culture de légumes occupe une place importante (par rapport aux arbres et aux fleurs par exemple), d’une part au niveau spatial, mais aussi dans les pratiques et les discours des membres de ces jardins.

Ce rapport particulier implique une interaction avec le vivant non humain qui dépasse le rapport de « contemplation », de protection ou d’exploitation de la nature. Nous reviendrons là-dessus dans le chapitre 3. L’enjeu de la culture de la terre implique un passage par la question alimentaire. Les travaux de Pourias, Daniel et Aubry traitent cette dimension, notamment dans un article consacré aux jardins associatifs (Pourias et al. 2012). Les auteurs expliquent que la quantité produite est répartie d’un gradient allant du « grignotage » à l’autonomie (Ibid.). L’autonomie étant applicable à la production d’une culture pour une personne, mais très rarement pour la production globale. Des pratiques diversifiées peuvent être observées, des objectifs différents selon les jardins et parfois selon les

92 Pour éviter les généralisations, nous tenons à souligner que certains jardins partagés, du moins en France ne sont pas tous caractérisés par une dominante potagère. Par exemple, à Lille, où les premiers jardins partagés ont vu le jour en France, ils sont plus conçus autour de la question du lien social et de la biodiversité que de l’expérience horticole.

jardiniers interrogés. Outre la question quantitative qui permet rarement de couvrir l’ensemble des besoins en légumes dans ce type de jardins, la question de la qualité et de la diversité des cultures est soulevée montrant les effets bénéfiques du « jardinage associatif sur le régime nutritionnel des jardiniers » (Ibid. : 42).93 Cependant, le sujet sera évoqué ponctuellement dans ce travail lorsque cela s’avérera pertinent. Au-delà de l’aspect exclusivement matériel et alimentaire de la production de légumes, l’intérêt réside dans l’articulation entre la consommation et la production qui se développe dans ces espaces. La place que ces jardins « occupent dans le débat actuel sur la réappropriation de l’alimentation et des conditions de sa production » (Ibid. : 43) est remarquable. Ces jardins deviennent des « laboratoires territoriaux » (Consales 2000) où un lien s’opère entre les jardiniers et l’agriculture de manière plus générale, cette étape se réalise dans « l’acte de production, par le travail de la terre (…) en mobilisant des pratiques techniques, par l’expérimentation » (Scheromm 2013 : 4). Cet aspect est également valable pour les community gardens nord-américains, Lawson (2005) affirmant que ces jardins ne sont pas l’ultime solution pour la sécurité alimentaire, mais une partie d’une stratégie plus globale. Ce modèle plus global est appréhendé de manière différenciée allant de visions plus consensuelles comme la transition écologique (Den Hartigh 2013) à des visions plus critiques comme les autonomous food spaces94 [espaces alimentaires autonomes] (Wilson 2013).

Concernant Rome, Mudu et Marini (2016) situent ces expériences dans la catégorie des alternative

food networks en considérant qu’au-delà de leur dimension locale, les initiatives qu’ils ont étudiées se situent dans une démarche critique situant la production alimentaire au sein de projets d’autonomie comme les centri sociali qui sont des lieux autogérés. Nous développons cette question déjà abordée dans certains de nos travaux sur Rome (Del Monte et Sachsé 2017) dans la partie suivante. À Strasbourg en revanche, la démarche à l’œuvre n’est pas la même, et appliquer la vision d’espaces alimentaires autonomes ne se révèle pas pertinent, cependant, ce qui unit ces deux cas, est leur position médiane « entre ville, nature et agriculture (…) des micro-territoires, où l’agricole vient dialoguer avec l’urbain sous des formes plurielles » (Scheromm 2013 : 5). Ainsi, les jardins étudiés dans ce travail sont caractérisés par cette dimension cultivée. Une autre caractéristique identifiée dans le choix des terrains ethnographiques est leur inscription dans le paysage urbain. La particularité des

93 La question des risques alimentaires liés à la pollution des sols n’est pas écartée (Baudelet 2015). En effet, le programme JASSUR est constitué d’un volet sur ces questions que nous ne détaillerons cependant pas ici.

94 Tout un pan de la littérature traite la question des systèmes agroalimentaires alternatifs, Deverre et Lamine (2012) fournissent une revue de la littérature anglophone détaillée qui met en avant l’aspect diversifié et foisonnant de la littérature sur le sujet. Ici, nous ne nous attarderons pas sur cette catégorie qui est un très globale et ne permet pas une analyse assez fine du phénomène. D’autres sont allés plus loin pour dépasser l’aspect trop inclusif du terme alternatif et pour affirmer une dimension plus radicale, par exemple, Wilson (Ibid.) choisit de parler d’espaces alimentaires autonomes, pour décrire des territoires où des activités de production alimentaire sont produites qui situent la question de la nourriture au sein d’une critique plus ample du modèle capitaliste.

jardins étudiés, à Rome et à Strasbourg est qu’ils se situent en pleine terre, choix que nous détaillons ici.

c. Des jardins en pleine terre : le sol, source de nombreux enjeux en milieu urbain

Nous avons commencé à nous intéresser de près aux expériences d’agriculture urbaine en 2014 lors de la réalisation du projet de recherche sur l’agriculture urbaine à Rome évoqué en introduction. Après avoir rencontré, observé et étudié différentes initiatives, notre choix s’est tourné, lors de la conception du projet de thèse, vers les jardins en pleine terre. Intuitivement, ce critère s’est imposé, écartant les initiatives d’agriculture dans des bacs, sur les toits ou verticales, tout au long du travail empirique et théorique, ce choix a pris son sens pour diverses raisons.

D’une part à Rome, les jardins observés naissent dans des contextes de résistance à des projets d’aménagement ou d’occupation pour valoriser un terrain abandonné. Les jardins occupent des espaces au sol qui empêche d’autres usages potentiels, ils entrent ainsi en concurrence avec d’autres formes d’aménagement et soulèvent la question foncière. Nous nous penchons donc sur le rapport foncier - celui-ci étant entendu dans son sens large comme « l’ensemble des rapports sociaux ayant pour support la terre ou l’espace territorial » (Jouve et Vianey 2015 : 4), que ces expérimentations mettent en lumière. Les jardins étudiés se situent sur des sols qui appartiennent à la ville que ce soit à Rome ou à Strasbourg, la ville est propriétaire des terrains sur lesquels les jardins sont implantés, nous développons dans ce travail les différentes implications que cela a ou a pu avoir sur la mise en place de ces initiatives, leur gestion et leur pérennisation.

Dans les deux jardins, des plans ont été élaborés pour concevoir l’aménagement de ceux-ci. Concernant le jardin strasbourgeois le dessin correspond à un design de permaculture, thématique qui sera abordée dans le chapitre 3, alors que le plan du jardin romain (Figure 11) est plus utilitaire et sert à délimiter des espaces, finalement cette représentation ne fournit qu’une information sommaire de l’occupation de l’espace et ne rend pas compte de la diversité et de la vie qui habite ce lieu.

Figure 10. Plan du jardin permaculture partagée Saint Gall. Source : dessin d’Alain, initiateur du projet et premier président de l’association, réalisé en 2013.

Au-delà de l’aspect foncier, que nous développons dans le chapitre 6 autour de la question des communs, la culture en pleine terre apporte une notion d’ancrage, d’enracinement, contrairement aux bacs par exemple, qui peuvent être déplacés. Cependant, cette dimension d’ancrage se voit minimisée par les règlements qui encadrent souvent ces expériences et en font parfois des projets temporaires (Demailly 2014) et amovibles. Les conventions entre les villes et les jardins partagés sont d’une durée limitée et stipulent que les villes ont le droit de se « réapproprier » ces espaces en de brefs délais. En effet, ils sont conçus comme des objets facilement démontables, rappelant la mouvance qui émerge et se développe autour de l’urbanisme éphémère ou temporaire95. Cet élément est présent dans la convention signée entre la Ville de Strasbourg et les jardins partagés (annexe 4) qui stipule que « la ville met à disposition de l’association à titre précaire et révocable, un terrain ». Au-delà de l’aspect légal, le discours est approprié par les services techniques de la ville, comme on peut le lire dans l’extrait suivant :

« le souci aussi c’est que ce soit toujours enfin que le montage de l’opération soit facile, c’est que ce soit aussi, enfin que l’investissement soit pas trop important et que ce soit réversible, ça veut dire que le jour où finalement bah il dit nous finalement on trouve que c’est chiant ou que c’est pas marrant ou que on n’est plus motivé, ou des fois ça repose sur une personne, ou deux trois personnes qui sont motrices là-dedans, finalement, ils déménagent, la vie fait que ils sont plus dans les parages, finalement le jardin est moins suivi et finalement arrive au bout d’un moment en friche, c’est pas compliqué on démonte, c’est rapide, il n’y a rien, pas de bâtiment, côté réversibilité, il est important pour moi. (…) C’est très peu d’argent, on remet quelque chose de différent et sans que ce soit un impact important. » (Chargé de mission service espaces verts et de nature de l’Eurométropole, 25 août 2016, Strasbourg)

Finalement, ces jardins se trouvent pris en tension entre l’ancrage dans le territoire par un usage du sol sous une forme cultivée et la « menace » de se voir retirer le terrain par la Ville. Nous gardons à l’esprit cette tension pour s’interroger sur la dimension contingente ou non de ces jardins.

Les jardins partagés posent la question de l’aménagement et certains se penchent sur la question en termes de paysage96 (Consalès 2000, Donadieu 2015). Nous ne détaillons pas cette notion dans nos travaux, cependant, nous soulignons ici que l’horizontalité des potagers en pleine terre contraste avec

95Voir par exemple les travaux menés autour de l’usage temporaire des espaces vacants dans le cadre du projet Refill, financé par Urbact - the URBACT programme has been the European Territorial Cooperation programme aiming to foster sustainable integrated urban development in cities across Europe. It is an instrument of the Cohesion Policy, co-financed by the European Regional Development Fund, the 28 Member States, Norway & Switzerland.

96 Dans ce modèle, les deux instances d’infrastructure forment la matérialité du tissu géographique. Leur unité tient au fait qu’elles traduisent ensemble, dans les paysages, c’est-à-dire dans ce qui est visible et sensible, les résultats tangibles d’une action humaine permanente et concrète de transformation de la nature. Guy Di Méo, « Une géographie sociale », Cybergeo : European Journal of Geography[En ligne], Les 20 ans de Cybergeo, mis en ligne le 18 août 2016, consulté le 09 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/27761

la verticalité des immeubles. Les jardins partagés se présentent comme des espaces ouverts entendus comme des espaces non bâtis dans une aire urbanisée (Banzo 2009), des espaces disponibles à un autre usage qui entrent en contradiction avec l’urbain dans sa conception traditionnelle. Ce sont des espaces qui s’opposent à l’artificialisation des sols, mais sont souvent localisés sur des espaces qui ont connu des contaminations (Douay 2008, Schwartz 2013). La question de la pollution resurgit puisque la culture en pleine terre en milieu urbain se fait souvent sur des sols qui ont été exposés à de nombreuses pollutions, industrielles notamment. Concernant, Strasbourg, la Ville « garantit la qualité des sols et l’absence de pollution au-delà des normes admises sur le terrain mis à disposition » (Article 1 de la convention, annexe 4) et s’engage à réaliser des tests pour mesurer les niveaux de pollution, cette démarche est réalisée en théorie avant l’installation de chaque jardin partagé.

Figure 12. Préparation du terrain, jardin partagé Tre Fontane. Source : page Facebook de l’association, mars 2013

Figure 13. Préparation du terrain, Jardin permaculture partagée de Saint Gall. Source : page Facebook de l’association, octobre 2013

À Rome, au moment de l’installation du jardin, le sol était visiblement altéré, toutes les personnes à l’origine du projet racontent les quantités de gravats et de déchets ménagers qu’ils ont retirés lors des premières journées de travaux communs.

Étant donné qu’il n’existe aucune procédure fixe pour la mise en place de ce type de projet et que l’installation s’est faite dans la semi-légalité, les jardiniers se sont installés et ont, par la suite demandé à ce que des tests soient effectués. La question de la pollution du sol et de la responsabilité de la gestion de celle-ci est présente dans le document officiel :

« Au département Protection de l’environnement est du ressort, revient et

Au Municipio revient là où il est consignataire des zones de potagers/jardins urbains :

Au cas où des données des analyses du sol et des eaux qui au paragraphe 4 du présent article viendraient mises en évidence des taux de pollution qui ne permettent pas l’usage alimentaire des produits, le département si consignataire de la zone, bloque les productions agricoles destinées à la consommation alimentaire, évalue la possibilité de réalisation de productions alternatives à but didactique et pour des cultures non comestibles, ainsi que la réalisation de potagers surélevés avec de la terre ou de la biomasse apportées et culture d’espèces végétales comestibles à racine courte, et éventuellement autorise l’assainissement mécanique de la zone concernée. »

(Règlement pour la garde et la gestion d’espaces verts de propriété de Roma Capitale pour la réalisation de potagers/jardins urbains)

Au jardin Tre Fontane, des analyses ont été effectuées, les résultats n’ont pas inquiété les jardiniers qui ont poursuivi leurs pratiques de culture sur cet espace, la récupération de l’espace étant le moteur principal de cette initiative.

La plupart du temps, les jardins partagés sont caractérisés par des pratiques de culture « respectueuse » de l’environnement. De manière générale, les jardins partagés en France et en Italie ont tous un règlement qui interdit l’usage de pesticides, d’engrais chimiques et promeuvent des pratiques « durables ». Dans certains cas, comme le jardin étudié à Strasbourg, des pratiques inspirées de la permaculture, vont encore plus loin dans le respect des cycles « naturels ». Ces pratiques contribuent à dépolluer bien que ce soit un processus de long terme. S’il n’est pas pollué, le sol est souvent pauvre, il est parfois nécessaire d’apporter de la terre extérieure ou de nettoyer et préparer le terrain (Figure 12 pour Rome et Figure 13 pour Strasbourg). Un technicien du service espaces verts et de nature de l’Eurométropole de Strasbourg témoigne :

« L’espace public, il est pas toujours sain entre guillemets, il est soit pollué, soit il est compacté, soit la terre elle est pas mise en route, enfin elle est… c’est un milieu mort aussi souvent et donc… on a mis au point, vraiment alors c’était un petit peu un pari fou, mais à partir de compost, de redémarrer un sol avec du compost pur et on l’active en un mois c’est opérationnel. » (Chargé de mission espaces verts et de nature de l’EMS, 25 août 2016, Strasbourg)

Les deux points précédents ont permis de mettre en évidence la dimension potagère des jardins étudiés et cela nous permet d’évoquer les questions liées à l’alimentation et à la production agricole de manière plus générale que nous développons dans le troisième chapitre. En outre, le rapport au sol apport également des informations sur les enjeux liés au foncier et à la possibilité de penser des nouveaux rapports à la propriété de la terre (Vanuxem 2018).

Après avoir présenté les caractéristiques concernant le rapport à la « nature » qui s’instaure dans ces jardins et leur implantation physique dans l’espace public, nous nous intéressons au public qui les compose. Ces questions constituent l’amorce de la réflexion des formes d’engagement et de conception du politique qui se déploient au sein de ces initiatives.