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Les initiatives d’agriculture urbaine émergent dans un contexte politique dominé par le néolibéralisme, et se constituent et prennent forme dans ce cadre. Elles se définissent en rapport à ce modèle et nous explorons les caractéristiques qui émergent de ces rapports.

Le propos se déploie en trois temps : premièrement, la définition du néolibéralisme permet d’expliciter le contexte global dans lequel s’inscrivent les expériences d’agriculture urbaine. Dans un deuxième temps, la mise en évidence et l’interrogation de certaines dichotomies (marchand/non marchand par exemple) qui traversent le champ des agricultures urbaines (Granchamp-Florentino 2012) permettent d’illustrer les tensions qui traversent ce champ. Enfin, nous présentons les débats récents qui animent la littérature concernant les agricultures urbaines. Une partie des auteurs propose une lecture radicale61 (Wilson 2013, Mudu et Marini 2016), alors que d’autres adoptent une lecture progressiste et réformiste62 (Den Hartigh 2013), ces courants ont parfois eu tendance à idéaliser la dimension subversive de ces initiatives. À l’opposée, certains auteurs soulignent l’ancrage de certaines expériences d’agriculture urbaine comme dérivant de stratégies néolibérales (Pudup 2008, Rosol 2012). Finalement, certains auteurs se positionnent au-delà de ce clivage montrant que la

60 Association nationale pour la protection du patrimoine historique, artistique et naturel de la nation. Ce projet relève plus de la sensibilisation que de la mise en place ou de l’accompagnement de projet.

61 Ici, sans entrer dans la richesse du débat autour des notions « critique » et « radicale » nous faisons référence au mouvement de la géographie radicale qui nait dans les années 1960 permet de rassembler « les courants divers (marxises, anarchistes, anti-colonialistes,…) et de se poser en opposition à la géographie conventionnelle, au service des pouvoirs dominants » (Gintrac 2012 :).

62 Le réformisme correspond à une approche qui promeut des réformes légales et progressive, désirant aller vers plus de justice sociale. Dans notre cas, la littérature autour de la transition écologique semble être critique du modèle économique actuel sans pour autant promouvoir une transformation radicale mais plutôt transition qui passerait par des changements progressifs.

plupart des initiatives « font avec » les éléments en présence et peuvent, par certains aspects, être appréhendés comme critique ou comme reproduisant certains mécanismes propres au modèle néolibéral. Les jardins partagés sont également traversés par ces dynamiques.

i. Le néolibéralisme comme modèle dominant et contexte de développement de ces initiatives

Nous tenons à souligner les spécificités du modèle de société dans lequel nous évoluons pour expliciter le prisme par lequel nous entendons les étudier. En effet, comme l’ont démontré Dardot et Laval (2009) le néolibéralisme constitue la rationalité du capitalisme contemporain qui se distingue d’un capitalisme classique en s’appuyant « sur l’action de l’État pour créer un marché et faire de l’entreprise le modèle du gouvernement des sujets » (Delmas 2010 : 1). Ce terme étant parfois utilisé dans une rhétorique vague et imprécise, que ce soit dans les milieux militants ou scientifiques, expliciter la définition du néolibéralisme semble nécessaire, d’autant plus que les initiatives se créent dans ce contexte global dont elles questionnent les valeurs et le fonctionnement comme c’est le cas au jardin Tre Fontane.

Nous utiliserons le terme néolibéralisme comme défini par Dardot et Laval (2009) qui défendent l’idée que l’État, loin d’être en retrait, joue en réalité un rôle central dans la mise en œuvre des principes de « libre » compétition. Ils estiment également que l’État nourrit ce système en favorisant des relations ancrées dans une idéologie néolibérale dans laquelle les individus se perçoivent comme en compétition permanente (Dardot and Laval 2009). Ainsi, le « néo»-libéralisme démultiplie et généralise « le modèle économique et social de la concurrence au champ social tout entier, y compris dans les domaines qui n’étaient pas d’ordinaire sanctionnés par des échanges monétaires » (Sauvêtre 2015 : 6). Ces aspects impactent la vie démocratique puisque « les politiques étatiques décidées par les gouvernants se plient à une normativité économique de l’action publique qui est imposée en dehors de toute délibération démocratique et qui vide de son sens l’exercice de la souveraineté populaire » (Ibid.).

Cette conception de la néolibéralisation se retrouve dans la littérature anglophone, en effet McClintock considère que celle-ci « has entailed Rolling back of safety net and government oversight,

and rolling out of new social and economic relationships that further fuel capitalist accumulation »

(McClintock 2014 : 154). Ernwein (2015) réalise dans son travail de thèse une synthèse fournie de l’histoire du néolibéralisme et met en lumière la contribution de Harvey (2005) qui s’intéresse plutôt aux modes de mise en œuvre et aux conséquences de ce courant : « Harvey (2005) comme Jessop (2002) mettent en avant les continuités dans lesquelles il s’inscrit. Jessop pose ainsi que le néolibéralisme est l’une des “stages and forms of capitalism” (Jessop 2002 : 110). Il considère que le néolibéralisme est dans la droite ligne de la philosophie des sociétés capitalistes dont il reprend certains principes, en particulier celui de la propriété privée, qui est à la base de l’idée même de

marché, les échanges qui y prennent place consistant en fait à s’échanger non seulement des biens, mais aussi les titres de propriété attenants ; ainsi que celui du libre choix, dont les néolibéraux pensent qu’il est le garant de l’intérêt collectif. Pour Harvey, c’est moins la structure de la société bourgeoise qui est reprise par le projet néolibéral, que le principe de l’accumulation, diffusé et étendu à des domaines jusque-là épargnés par cette logique (Harvey 2005 : 159). En tout cas, cette posture a le mérite de montrer les dynamiques puissamment inégalitaires du néolibéralisme qui met le marché au fondement de toute action humaine » (Ernwein 2015 : 109). Ces éléments sont critiqués par les partisans des communs qui critiquent la définition de la propriété telle qu’elle est conçue dans nos sociétés et proposent une approche différente, focalisant les enjeux autour des usages, ce que nous développons dans le dernier chapitre.

ii. Des visions antagonistes : des agricultures urbaines incompatibles ?

Ainsi, l’agriculture urbaine peut être porteuse de nombreuses visions, elle ne se cantonne pas uniquement aux projets collectifs, mais prend des formes qui lui permettent de s’intégrer dans le modèle économique dominant. Parfois, la dimension marchande ou non marchande devient un élément de définition prégnant. Parmi les exemples d’agriculture urbaine à finalité commerciale, la ferme Lufa63 à Montréal est connue comme la première entreprise agricole et technologique qui a créé, en 2011, des serres sur le toit d’un immeuble. Dans ce cas, la dimension alimentaire est la principale impliquée et, la nourriture est alors conçue comme un produit dans le sens classique de l’économie de marché. Une autre forme de culture en ville qui est en train de se diffuser dans les métropoles est l’agriculture verticale. Il s’agit d’un modèle qui entend notamment répondre au manque d’espace qui caractérise souvent le tissu urbain. L’idée est née en 1999, portée par le Professeur Dickson Despommier, universitaire états-unien de santé environnementale et de microbiologie, sous le nom de fermes-immeubles, farmscrapers.

Ensuite, dans la catégorie non marchande, on peut trouver les expériences de jardins communautaires, les community gardens qui ont commencé à se développer, au départ dans de nombreuses villes des États-Unis, pour ensuite se propager dans le monde entier. La dimension collective semble être centrale, ces initiatives naissent en effet de la volonté de réunir les membres d’un quartier autour d’un projet « environnemental ». Une autre forme d’agriculture urbaine qui, en revanche, n’est pas liée à un lieu fixe est la pratique de la guerilla gardening (Hardman et al. 2012, Black 2013) également largement diffusée au niveau mondial. Il s’agit d’une typologie d’agriculture urbaine pratiquée par des activistes qui définissent des zones urbaines vertes particulièrement dégradées ou situées dans des

contextes socialement fragiles et densément construits. Dans ces zones, ils plantent des arbres et des fleurs, pour essayer de s’opposer au bétonnage galopant et de façonner de nouveaux espaces d’agrégation sociale. C’est un mouvement constitué d’individus ou de groupes de citoyens qui réalisent des actions de jardinages collectifs dans des zones urbaines hautement bétonnées avec des modalités « spontanées, volontaires et souvent anonymes » (Crane 2011 : 6). Il existe différentes mouvances politiques et visions parmi les jardiniers guerilleros, cependant, la dimension constante au sein de ces groupes est la volonté d’impliquer les citoyens pour qu’ils s’approprient l’espace public environnant (Tracey 2009).

Cependant, les catégories de marchand/non marchand ou professionnel/amateur ne sont pas suffisantes pour saisir la complexité des initiatives d’agriculture urbaine qui remplissent de nombreuses fonctions (Duchemin et al. 2008). Pour illustrer notre propos, nous tenons à souligner que certaines initiatives marchandes telles que des coopératives64 qui s’insèrent dans des réseaux de l’économie sociale et solidaire peuvent être plus proches en termes de valeurs d’un jardin partagé que d’une ferme urbaine qui fait de la monoculture verticale avec des méthodes high-tech dans un environnement uniquement sous contrôle humain65.

Ces éléments illustrent les ruptures et continuités entre les différentes formes d’agriculture urbaine et permettent de situer et d’identifier progressivement où se situent les jardins partagés étudiés. Ceux-ci émergent dans un contexte global riche d’expériences et d’initiatives autour des questions écologiques, il est intéressant d’observer comment les mêmes motivations autour de l’écologie peuvent être porteuses visions différentes.

iii. Évolution de la littérature : dépasser l’analyse clivée radical/néolibéral pour appréhender les changements à l’œuvre

Les initiatives d’agriculture urbaine sont donc très variées en termes d’objectifs, de valeurs et de modèles. C’est pourquoi la lecture proposée par McClintock (2014) semble pertinente pour embrasser la complexité de ce champ. En effet, celui-ci défend l’idée non seulement que les expériences d’agriculture urbaine sont à la fois radicales et néolibérales, mais qu’elles doivent l’être. Ainsi, l’agriculture urbaine serait par définition prise dans ces contradictions et le but n’est plus alors de décider si elle est subversive ou néolibérale, mais de voir comment les initiatives évoluent et négocient leur position au sein de ces contradictions. En effet, il n’existe pas d’approches purement radicale ou purement néolibérale, en effet, le terrain révèle la complexité des imbrications et les contradictions qui émergent. L’évolution récente de la littérature sur le sujet permet de mettre en lumière ces enjeux.

64 http://vergersurbains.org/projet/scic-ville-comestible/

Après un premier engouement sur l’aspect novateur et « positif » de ces initiatives, une littérature plus critique est apparue, permettant de souligner qu’elles s’insèrent dans le modèle néolibéral en place. L’article de Pudup (2008) est emblématique, l’auteure met en évidence le fait que les expériences actuelles d’agriculture urbaine reposent sur une certaine vision de l’individu considéré comme étant responsable de ses choix et d’une société où la transformation du système alimentaire repose plus sur l’engagement individuel que sur l’action collective (McClintock 2014). Rosol (2012), à travers l’exemple berlinois, souligne également le fait que derrière ces initiatives bénévoles et volontaires peut également se lire un retrait de l’État et en particulier de l’« État local » dans la fourniture de services adéquats. Ainsi, le manque d’entretien d’espaces verts publics à cause du manque de financement a mené à une acceptation progressive de la prise en charge de ces espaces par d’autres acteurs. Ces espaces vacants sont donc parfois appropriés par des acteurs privés à des fins de commercialisation, d’autres par des communautés qui s’autogèrent.

Figure 6. Urban agriculture’s multiscalar (and often contradictory) processes. These processes are plotted at various levels of political economic organisation (y-axis), ranging from the individual to

global, and along a neoliberal–radical gradient (x-axis).

Notes: Dotted lines indicate that processes occur across levels and at multiple scales. Source : McClintock, N. (2014 : 160)

À l’aide de ce schéma (Figure 6), McClintock (2014) montre que les différentes contradictions qui traversent l’agriculture urbaine peuvent se situer à différentes échelles. Il existe des tensions entre les valeurs portées au niveau d’initiatives individuelles et l’échelle macro dans laquelle elle se situe et la logique plus globale à laquelle elle pourra contribuer sans forcément le vouloir. Ce que l’auteur entend également mettre en avant est la dimension spatiale de l’agriculture urbaine, soulignant que ces expériences ont la possibilité de voir le jour dans des contextes économiques particuliers, notamment de crise sur la valeur du foncier. Nous n’entrerons pas dans les détails en termes économiques, ce que l’auteur met en valeur est donc que l’agriculture urbaine « représente simultanément une conséquence à et une réaction aux crises du capital » ie. un bon nombre des initiatives voient le jour sur des terres dévaluées qui sont le fruit des phases d’expansion et de dépression du marché.

Comme le soulignent divers auteurs, le capitalisme crée une société civile qui « s’active » et contient la crise sans aller vers sa résolution ni la fin des contradictions (McClintock 2014 citant Burawoy 2003). Ainsi, certains auteurs encouragent à ne pas penser l’agriculture urbaine comme un monde à part, déconnecté des autres éléments qui animent la société : « we should instead view urban agriculture

as simply one of many means to an end, one of many tools working in concert towards a unified vision of food justice, and of just sustainability, more broadly. Ultimately, new forms of value must be ascribed to urban agriculture at the policy level. (…) In short, use value must be privileged over exchange value if urban agriculture is to scale up in any significant way. The expansion of urban agriculture is a complex process that is continually evolving. Integrating urban agriculture into broader, multiscalar discussions of political economic structure, redistributive equity, or just sustainability will not make this any less complex an endeavour, but is a necessary first step in envisioning a more just food system. With time, such an approach may remain subversive, but interstitial no longer » (McClintock 2014 : 166). Dans ce travail, plutôt que de postuler que les jardins partagés comme forme d’agriculture urbaine sont subversifs ou au contraire exclusivement porteurs de valeurs néolibérales, nous tâchons d’observer les dynamiques à l’œuvre au sein des organisations, entre les acteurs, postulant même que les individus mêmes peuvent être porteurs de certaines contradictions (Ernwein 2017).

Après avoir exposé les enjeux actuels dans le champ des agricultures urbaines, nous nous focalisons sur les jardins partagés comme forme particulière de culture en ville fournissant des éléments de définition pour cerner l’objet étudié ici et préciser les contextes dans lesquels les jardins observés s’inscrivent.

2. Des jardins multiformes, des appellations significatives

Dans cette partie, nous décortiquons la définition des jardins partagés pour délimiter au mieux cet objet riche et varié. En effet, en raison de leur développement aux quatre coins du monde sous des formes diverses et hybrides (Vandenbroucke et al. 2017), les jardins partagés constituent un objet dont les contours sont difficiles à cerner précisément, nous faisons donc un tour d’horizon de ce que sont et ne sont pas les jardins partagés pour fournir des caractéristiques qui permettent de les qualifier dans différents contextes. Ensuite, un aperçu de ce que sont les jardins partagés en France et les orti

urbani condivisi [potagers urbains partagés] en Italie permettra d’exposer le contexte large de notre étude. À la fin de cette section, nous fournirons des éléments de définition tirés des terrains étudiés dans ce travail pour ancrer la réflexion qui sera développée par la suite.

a. Disparité du jardinage urbain : les emprunts et différences des jardins partagés aux