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Chapitre 2 : Du street art au street artivisme

I. Origines, à la croisée du writing et du situationnisme

Afin de mieux comprendre d’où provient cette confusion terminologique, il convient de se pencher sur l’étymologie de « graffiti ». Pluriel de « graffito », il serait issu du mot italien « sgraffio »1, qui pourrait se traduire par « gratter ». L’apparition de ce terme serait reliée à la redécouverte de Pompéi, entre la fin du 18e et le début du 19e siècle : selon Kristina Milor, des touristes commencent à employer ce mot pour définir les inscriptions murales qu’ils pouvaient admirer en visitant la cité antique2. A l’époque romaine, ces inscriptions étaient principalement de nature politique et avaient pour but de transmettre un message aux autorités en préservant son anonymat. Les risques encourus par ce type de critique politique poussaient des citoyens à faire des murs urbains un médium nouveau leur permettant de s’exprimer sans mettre leur intégrité physique en péril.

Hormis ses origines étymologiques, le « graffiti » pourrait également renvoyer à des pratiques qui auraient existé « en Orient bien avant que l’Occident ne découvre l’écriture »3,

1

GANZ Nicholas, Graffiti world: street art from five continents, Abrams, New York, 2006, p. 8.

2

LEWISOHN Cedar, Street Art, the graffiti revolution, Abrams, New York, 2008, p. 26.

45 à condition toutefois de définir le graffiti4 par le fait d’« écrire son nom sur un mur et [de] laisser une trace sur un mur »5. Il s’agirait alors d’une pratique quasi antagoniste à la précèdente. L’anonymat n’est plus au cœur de cet acte, et la motivation n’est plus nécessairement politique mais davantage égocentrique. Le « graffiti » oriental serait fortement influencé, selon Pascal Zoghbi et Don Karl, par la calligraphie. Le graffiti et la calligraphie seraient « frère et sœur » car :

« Ils sont tous deux basés sur l’usage des lettres, des alphabets, et leur centre de gravité est la beauté de l’écriture. Pour l’un comme pour l’autre, une lettre n’est pas simplement une lettre, c’est un vecteur d’émotion. Ils ont également en commun l’utilisation d’un espace vide et la composition au sein de ce même espace. »6

Parmi leurs similitudes s’ajoute la latitude offerte par ces deux arts à leurs créateurs. Une grande liberté, laissant place à la créativité et à l’innovation, côtoie des codes inhérents à la pratique. Les codes et les formats imposés ne sont accessibles qu’à un cercle d’initiés, des pairs ou des passionnés. La calligraphie orientale serait donc l’ancêtre du « tag ». Le souci esthétique sous-jacent à l’inscription d’un nom est une caractéristique commune à ces deux pratiques artistiques. Toutefois, les motivations ne sont pas toujours identiques. Le « tag » n’est qu'une pratique parmi tant d’autres au sein du « graffiti » et la calligraphie nominale, souvent consacrée à Dieu ou des êtres de nature sacrée, n’est également qu'un pan du champ calligraphique.

Ce que nous entendons par « tag », aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, renvoie à la culture hip-hop qui s’est développée aux Etats-Unis d’Amérique à partir des années 1960. Inspiré du marquage de territoire des gangs, qui inscrivaient les signes de leurs armoiries sur

4 A distinguer à ce sujet deux acceptions du terme, l’une restreinte et l’autre plus ouverte.

Au sens étroit, nous entendrons par graffiti l’écriture du nom ou du pseudonyme d’un « graffeur » dans une codification stylistique inaccessible aux non-initiés.

Au sens large, nous entendrons par graffiti toute inscription ou toute installation, de tout type d’objet sur tout type de support dans tout type d’emplacement public, effectuée par un « graffiteur ».

Pour ces définitions, nous avons puisé dans deux références :

GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013 ;

LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris, 2012.

5

ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 7.

46 les murs aux marges du territoire qu’il revendiquait sous leur contrôle7

, le tag ou le writing aspire à remettre en cause le monopole de l’espace public urbain qui revient exclusivement à l’Etat et aux annonceurs commerciaux, en somme au pouvoir financier. Ce rejet de la domination spatiale s’exprime par l’occupation de l’espace grâce à l’emploi d’un « logo » qui représente un writer ou un crew, composé de plusieurs writers associés. Ceci étant dit, ce mode d’expression ne s’adresse qu’à des initiés qui se partagent l’espace public urbain. Chacun tentant de devenir le king, il s’agit avant tout de maîtriser son propre territoire et ensuite de se répandre dans toute la ville jusqu’à empiéter sur le territoire de ses concurrents. Le writer ne peut prétendre au titre de king que lorsqu’il atteint des spots qui n’ont jusqu’alors jamais été occupés. Ses pairs lui confèrent ce titre lorsqu’ils estiment que son style est supérieur et inimitable. A partir de cet achèvement, un respect s’installe et aucun

writer n’est censé le toyer, c’est-à-dire recouvrir ses tags. Il devient alors une source

d’inspiration pour les autres writers qui peuvent lui vouer une réelle admiration. Celle-ci s’obtient lorsque le style et l’occupation territoriale se rejoignent derrière un anonymat qui cultive une part mystérieuse enrichissant sa supériorité. Le tag consiste donc à avoir un « blaze », un surnom/pseudonyme qualifiant la personne au sein de son champ, et à le reproduire en milieu urbain le plus rapidement possible afin d’en apposer un maximum en un minimum de temps. Un lettrage spécial doit rendre à chaque tag une particularité afin qu’il soit reconnu par les concurrents. Tout writer tente d’occuper des spatialités nouvelles et s’engage dans des lieux risqués pour se faire respecter. Ainsi, les tunnels des transports métropolitains deviennent rapidement la cible des writers. Mais pour s’offrir une plus grande visibilité, les poids lourds deviennent un support de prédilection puisqu’ils vont faire voyager le blaze au sein d’une sphère que le writer ne peut couvrir physiquement. Enfin, les toits et façades d’immeubles acquièrent également une valeur inestimable pour ces artistes. La difficulté d’accessibilité et la visibilité accrue de ce type de spot expliquent la quête permanente d’écrire sur ce type d’emplacement urbain. Il sera d’autant plus compliqué pour les autorités ou les propriétaires d’effacer ces traces situées dans des lieux difficiles d’accès. L’émergence du writing aux Etats-Unis dans les années 1960 et 1970, importé en Europe dans les années 1980 par l’intermédiaire de quelques jeunes ayant séjourné outre-Atlantique,

7 Comme tout Etat moderne, les gangs américains avaient pour habitude de marquer, et ainsi de protéger, leur

territoire en inscrivant des signes iconographiques sur toute sa périphérie. Cela traduisait l’interdiction pour tout autre gang, ou membre de celui-ci, de franchir les limites territoriales sans autorisation préalable. Leur mode de fonctionnement se situait, et se situe toujours, à la croisée des frontières étatiques et du marquage territoriale animal.

47 ne se réduit cependant pas à une pratique scripturale. Le writing consiste en un mode de vie particulier et quelque peu nouveau. Il s’agit de vivre en marge de la société, en crew, et de rejeter le monde capitaliste. Squat, vol, et vie nocturne devenaient l’alpha et l’oméga de ces jeunes en manque de repères et refusant l’économie de marché. Ainsi, un writer achetant une bombe perdait définitivement toute crédibilité au sein de son environnement. Les nouveaux arrivants étaient d’abord testés sur leur aptitude à voler des bombes, de la nourriture, des boissons ainsi que sur leur aptitude à effectuer les tâches ingrates du graffeur, à savoir remplir les lettres une fois achevées par les plus anciens ou faire les contours des œuvres. Le nouveau venu devait se charger des tâches de première nécessité, indispensables à la survie du groupe. La réponse à ces exigences et l’acceptation du bizutage lui permettait d’intégrer un crew dans l’optique d’apprendre des plus expérimentés, et par la suite de prendre des initiatives et accéder à la création.

C’est dans cet environnement de vie, en périphérie de la société de consommation, que s’est développé le hip-hop en Occident. Mélange de danse, de musique, de rap et de graff, le hip- hop n’obtenait aucune reconnaissance sociale. Il ne pouvait qu’occuper des terrains vagues le temps d’un après-midi ou d’une soirée lors de laquelle des DJ (disc-jockeys), des MC (Master of Ceremony), des skateurs, des tagueurs et des graffeurs venaient s’affronter devant un cercle d’initiés. C’est ainsi que se transmettaient des normes, des codes, des formats mais les nouveautés circulaient également, permettant ainsi le développement de ces pratiques. Sans ces réunions essentiellement consacrées au graffiti et aux DJs, le rap n’aurait jamais pu s’implanter en Europe. La plupart de ces artistes ne se contentaient pas d’exercer une seule pratique. L’un des exemples les plus connus concerne les NTM. Ils ont commencé par le tag et le graffiti avant de s’intéresser et de se faire connaître à l’échelle nationale par le rap. De tagueur, qui ne fait que reproduire d’un trait de marqueur un blaze, au graffeur, qui développe ce blaze en une fresque colorée pouvant inclure même des personnages, il y a un lien quasi systématique. Le style s’est vite développé et le graffiti a rapidement pris l’ascendant sur le tag, même si les motivations de ces deux pratiques ne sont pas comparables. En graffant, ces jeunes imposaient un nouveau style plus sophistiqué et dont les codes se multipliaient indéfiniment. La concurrence s’en trouvait intensifiée. Le lettrage et les styles variaient, augmentant le travail nécessaire à la réalisation d’un graff. Le temps de travail et l’effort également s’allongeaient. En tagguant, il s’agissait d’impressionner par la multiplication et l’extension territoriale de sa production ; en graffant il est plutôt question de troubler la concurrence en créant de nouveaux styles, de nouvelles associations de

48 couleurs, des lettrages encore jamais vus et de mêler les lettres comme cela n’a jamais été encore fait. Le tag pourrait se définir par une « religion du nom »8 qui cherche à se reproduire autant de fois que possible, alors que le graff tend petit à petit vers un art qui opère ponctuellement par à-coups afin de marquer les esprits.

Le langage demeure ésotérique et s’adresse essentiellement à des pairs. Le graff reste inintelligible pour le grand-public et souvent inaccessible lorsqu’il se développe, par exemple, dans des usines désaffectées ou sur des terrains vagues.