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Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et collectifs

IV. Emergence et « maintenance » du collectif

Enfin le collectif s’exprime en deux moments selon Laurence Kaufmann : celui de la constitution suivi de la maintenance.

Le premier temps dépend principalement d’une configuration triadique où la transformation « du multiple en un » se réalise. En suivant les traces de Georg Simmel, la transformation passe par l’étape où les « Je et Tu se définissent en référence à un Nous »29

. Un monde tiers, et conjoint aux individus qui composent le collectif, émerge et s’impose en seuil commun au collectif pour y déployer un agir.

« Une telle triangulation offre en effet à ceux et à celles qui y participent l’opportunité de valider l’existence et l’intérêt de

l’objet de leur attention conjointe (Il), d’éprouver une communauté d’intérêt et d’attention relativement à un référent

extérieur (Nous) et de contraster potentiellement les

expériences subjectives que ce même référent suscite (Je et Tu). »30

Les expériences de chacun servent donc à une subjectivation générale que le « Nous » convoque pour exprimer des intérêts collectifs fondés sur tous ces particularismes, tout en soulignant des objectifs communs qui doivent dépasser les subjectivités de tout un chacun. Ce double-processus peut être un obstacle, ou un frein, à la constitution d’un collectif mais est nécessaire pour sortir d’une conception additionnelle du collectif, c’est-à-dire de la composition d’un « Nous » constitué d’une addition d’individus : des « Je » et des « non- Je ».

Au sein de ce moment de la constitution deux « procédures idéal-typiques complémentaires l’une de l’autre » sont nécessaires à l’apparition d’un collectif. La première concerne la 28 Ibid., p. 341. 29 Ibid., p. 349. 30 Ibid., p. 351.

70 constitution en interne, c’est-à-dire l’auto-constitution entre les individus qui fondent le collectif. Cette procédure consiste en une collectivisation et une mise au pluriel afin de connecter de l’intérieur l’ensemble du collectif. A l’issue de cette procédure, il s’agira d’« assembler les volontés et fédérer les différentes opinions » dans le cadre d’un « double contrat tacite de coopération et de subordination »31. La cohésion et l’harmonie du collectif en interne dépendent de la mise en place et du succès de cette procédure. Cependant, cette phase interne ne suffit pas à l’existence du collectif. Il doit apparaître en externe, il se doit d’exister pour un « Eux », ces process sont qualifiés par Laurence Kaufmann de « procédure d’individuation et descente en singularité »32

. Le « Nous » s’institue en un « Eux » ou « Ils » pour d’autres « Nous ». En d’autres termes, le collectif acquière une homogénéité et une singularité en tant qu’entité une et unique auprès d’autres instances. C’est son apparition et sa reconnaissance en externe qui complète sa construction en collectif. Son émergence ne peut s’opérer qu’au prix de la reconnaissance par des acteurs qui lui sont externes et qui le voient comme une entité non plus plurielle mais singulière qui se présente sous une identité unique. En résumé :

« le Nous ne prend corps que grâce à un détour par d’autres

Nous de même grandeur qui lui permettent, en retour, de se

produire, de se percevoir et de s’affirmer comme un individu collectif. »33

Si le collectif parvient à se constituer en validant ces deux procédures il devient donc une « entité bi-faciale » qui se constitue dans une version a priori en interne et dans une approche a posteriori pour les collectifs externes, c’est dans cette seconde phase qu’il accède à sa dimension nominaliste, abordée précédemment. Afin de rendre ce double processus plus clair :

« Sous l’angle du double processus d’individuation et de collectivisation […], le collectif n’est jamais une entité substantielle. Le procès toujours inachevé de sa constitution repose sur la production continuelle d’un « entre Nous » qui est à prendre dans les deux sens du terme : l’« entre Nous » qui renvoie à la reconnaissance mutuelle des Je en tant que membres d’un seul et même Nous (processus de collectivisation interne) et l’« entre Nous » que déploie l’espace de visibilité et de compétition mutuelle des Nous qui 31 Ibid., p. 352. 32 Ibid., p. 353. 33 Ibid., p. 353.

71 se reconnaissent mutuellement, à leur échelle, comme des

entités pertinentes d’action et de pensée (processus d’individuation externe). »34

En ce qui concerne le moment de la maintenance, il est nécessaire à la survie d’un collectif mais présente de nombreux risques. Il s’agit d’un moment délicat que rencontre tout collectif constitué. La première problématique se situe au niveau de l’institutionnalisation plausible du collectif. Cette solution étant la plus facile pour s’inscrire dans la durée, celui-ci permet à une « communauté d’enquêteurs », terme emprunté à John Dewey, de basculer dans la « politique normale ». Par conséquent, le collectif « entre en institution » afin de traiter en égal avec toute autre institution. Il accède dès lors à une reconnaissance et une visibilité publique mais par là même se réifie. En prenant un nom figé, en acquérant une cohésion en interne et en externe, il peut peiner à évoluer dans le temps et subir le lourd handicap de l’immobilisme. Ce premier risque ne suit en rien une quelconque logique déterministe, il fait seulement partie d’un certain nombre de probabilités.

L’une des principales limites que peut présenter le moment de la maintenance se trouve être la tension « potentiellement polémique, voire polémologique », lorsque le collectif se met à « agir-contre » et non plus « agir-pour »35. Ce basculement présente de nouvelles difficultés pour le collectif qui peut commencer à agir non plus au nom de ses idées originelles mais seulement contre des concurrents ou des adversaires qui évoluent dans le même champ d’action et de pensée. Cette évolution représenterait donc une déperdition de l’esprit qui a motivé la constitution du collectif, il s’agirait là d’une altération bien souvent involontaire mais potentiellement persistante voire destructrice, phénomène que nous corroborerons dans la partie empirique.

Au-delà des procédures menant à la constitution et à la maintenance d’un collectif et les caractéristiques de celui-ci, Laurence Kaufmann termine son article par la présentation de la « spécificité » des collectifs politiques, ce qui nous concerne directement pour notre objet d’étude. En s’appuyant sur La Crise de la culture arendtienne et Le Public et ses problèmes

34

Ibid., pp. 354-355.

72 de Dewey, Laurence Kaufmann définit la spécificité du collectif politique de la manière qui suit :

« Conscient du pouvoir d’action qu’il a sur son propre devenir historique, le Nous proprement politique vise à dépasser l’horizon du « ici et maintenant », à réaliser des possibles encore non réalisés et à s’imaginer autre qu’il n’est »36

.

En ce sens, le collectif politique se rapproche énormément de la forme du public deweyien en sa capacité à passer au-delà de la résolution d’un seul problème public. Sa part prospective, à travers l’imagination, le rend pérenne et en fait une entité plurielle collective censée s’inscrire dans le long terme. Pour en revenir à la définition du collectif politique selon Laurence Kaufmann, celui-ci se distingue du collectif « ordinaire » par l’association entre un ressenti, une expérience dans la terminologie deweyienne, et un agir :

« Les collectifs politiques ont une dimension fondamentalement contrefactuelle et prospective. Ils sont fondés sur l’articulation potentiellement problématique entre « un être en commun », qui tend à s’imposer sur le mode de la nécessité, et un agir en commun qui prend acte »37.

Cette définition-ci est fortement semblable à ce que John Dewey qualifie de public politique. Et une dernière caractéristique chez L. Kaufmann achèvera de rapprocher étroitement les deux notions :

« c’est bien d’un travail perpétuel dont il doit s’agir ici : un collectif politique, au sens normatif du terme, ne doit pas

perdre la trace de la pluralité première qui est à son principe. Au contraire, il doit procéder à l’exploration réfléchie de la relation et donc de la différence potentielle entre le Je et le Nous, l’individuel et le collectif, le tout et ses parties, ou encore la cité et ses membres. »38

Le « travail perpétuel » est donc déterminant dans une approche à long terme du collectif politique et du public, que nous étayerons par la suite. D’autant plus que la pluralité de cette entité ne doit jamais être omise ou négligée, il en est de même pour le public deweyien qui peut également être qualifié d’« union sociale plurielle »39

.

36 Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons. 37

Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons.

38

Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons.

73 Ce qui distingue notablement le collectif du public, c’est le subir ensemble propre au public :

« Il existe ainsi, une manière de subir ensemble les choses, qui relève d’une connexion mentale un peu différente de l’engagement conjoint. En ce sens, le fait de subir ensemble quelque chose est tout autant créateur de lien que le fait de faire ensemble quelque chose. »40

Enfin, nous développerons un axiome englobant, faisant du public une entité regroupant potentiellement des collectifs ou des individus qui viennent à se mobiliser, en délaissant leur singularité au profit d’une action unitaire et commune.

Avant d’en arriver à la définition du public au sens de J. Dewey, il ne serait pas superflu de préciser que :

« Le « public » renvoie à des contextes divers, selon qu’il est pris comme un substantif ou un adjectif. Substantif, il semble pointer vers une « personne collective », au statut grammatical de sujet, actif ou passif, bien problématique à apercevoir. Il désigne un « être » doté de capacités d’auto-gouvernement, de délibération ou de participation ou de compétences de réception médiatique et culturelle. »41

C’est donc dans sa teneur proprement politique que nous aborderons le public, il ne s’agira à aucun moment de traiter de public médiatique sauf lorsque cela sera explicitement indiqué.

40 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats

publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 31.

41

CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique, « Introduction » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, CURAPP, 2003, pp. 13-14.

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Chapitre 4 : Le public chez Dewey, articulation entre une