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Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et collectifs

I. La « mêmeté » de la communauté

Prenant comme point de départ les « communautés virtuelles » d’Howard Rheingold et leurs limites, ou le vague qui les entoure, puisque celles-ci sont principalement fondées sur le « nombre suffisant d’individus »2, Michel Marcoccia, avec une approche sociolinguistique interactionnelle, démontre comment cette conceptualisation communautaire est désormais bien éloignée de la réalité des communautés en ligne contemporaines. Pour y remédier, il adopte un angle dialectique et discursif. Il préfère ainsi emprunter la notion de « communautés en paroles » (« speech community ») de John Joseph Gumperz afin de s’approcher des communautés en ligne grâce à une performativité du langage, en français celle-ci a été reformulée comme une « communauté discursive » par Dominique Maingueneau. Ce cheminement théorique entre en corrélation avec notre objet de recherche compte tenu de la difficulté à appréhender des entités aussi vastes et matériellement diffuses et invisibles.

1 MARCOCCIA Michel, « Les communautés en paroles : l’apport de la sociolinguistique interactionnelle à

l’étude des « communautés virtuelles » », Groupe de travail « Formes du collectif », 31 octobre 2003. www.irit.fr/ACOSTIC/docs_ACOSTIC/diapos Marcoccia.ppt, dernière consultation le 15 septembre 2016.

58 La communauté virtuelle pourrait se définir de la manière suivante, selon les critères constitutifs ci-dessous :

1) sentiment d’appartenance : une forme d’entre-soi et donc un phénomène d’exclusion de ce qui est externe (Nous vs Eux), il y a un intérieur et un extérieur. Développement d’un code commun d’élocution avec un certain registre de langage qui devient une norme ;

2) possibilité de construire une identité dans la communauté, pas nécessité d’apparaître sous son identité réelle ;

3) dynamique des échanges : adopter les normes/rituels et surtout participer. Puis forme d’égalité entre les membres ; 4) engagement réciproque, chacun s’exprime en son propre nom et réagit aux autres. C’est la réciprocité qui marque l’engagement, créant un sentiment d’appartenance et surtout de gratification ;

5) partage des valeurs et objectifs du groupe. Valeurs énoncés dans une charte à respecter par tout un chacun ;

6) émergence d’une histoire commune : la mémoire est conservée il y a donc possibilité de référer aux échanges précédents ceci impliquant un autocontrôle ou une auto- surveillance. Cela ne dit rien de l’histoire personnelle mais seulement des interactions entre membres ;

7) durée des échanges, modification du rapport au temps, plus de périodicité à mettre en œuvre ni de rendez-vous à fixer ; 8) principes de pilotage des comportements : régulation, rôle du modérateur, résolution des conflits au sein du groupe ; 9) réflexivité à soi et à autrui : double-registre de projection « Nous » en tant que prise de conscience du groupe et de chaque individu comme membre du groupe.

Nous remarquons donc que ces neuf conditions d’existence se situent avant tout sur le terrain des interactions langagières ou du moins se concrétisent à l’évidence sous une forme

59 éminemment discursive. Ceci étant dit, nous opterons pour une appellation tierce tout au long de notre travail pour les besoins de notre recherche à savoir la « communauté socionumérique ». Comme nous travaillerons sur des communautés qui se constituent sur des réseaux socionumériques, uniquement Facebook pour des raisons qui seront étayées ultérieurement, nous les qualifierons de la sorte lorsqu’il s’agira d’observer leur comportement en tant que « communauté ». L’inscription dans une page Facebook portant un intitulé précis constituera la condition sine qua none pour désigner ces communautés de cette façon. Leur engagement et la performativité de leurs propos interagissant les uns avec les autres nous mèneront vers d’autres qualificatifs mettant en jeu l’agir de ces communautés. Lorsque nous opterons pour le terme « communauté socionumérique » il sera seulement question de définir un cadre désignant une entité plurielle composée d’individus ayant souscrit à la création d’un avatar (d’un profil socionumérique, pas nécessairement en concordance avec l’identité réelle de l’individu) et à l’inscription de celui-ci dans cette communauté avec tout ce qu’elle véhicule en termes de valeurs et d’image.

Il sera question, pour notre part, de valider deux fonctions qui apparaissent dans le mode de fonctionnement de ces réseaux socionumériques, au sens de Bernard Stiegler :

« Fonction d’autoprofilage, qui pourrait devenir l’occasion

d’un exercice réflexif…engage le nouveau membre de ce type de réseau à déclarer son appartenance sociale […] en déclarant et écrivant ses réseaux d’appartenance…à travers un dispositif

d’écriture numérique.

[….] Fonction d’auto-indexation (amitié, centre d’intérêt…) »3

Ce sont ces deux fonctions, d’une teneur proprement déclarative quant aux appartenances d’un webnaute, auxquels nous associerons notre définition de « communauté socionumérique ». Cette appartenance se traduira également par le respect des normes, souvent sous forme de charte ainsi que de positions éditoriale et politique, imposées par un ou des administrateurs qui agissent en fonction d’une légitimité historique fondée sur leur acte de création de la communauté ou de leur engagement politique reconnu de tous et par tous, ce que nous pourrions qualifier de « E-réputation »4.

3 STIEGLER Bernard, « Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies » in STIEGLER Bernard

(dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 22.

4

« L’E-Réputation désigne l’art de gérer l’identité numérique, de la stratégie à l’acte de communication, en passant par l’étude d’image et la veille, en vue de déployer une influence pérenne sur et avec Internet. »

60 Nous résumerons donc notre définition de la « communauté socionumérique » relative à notre corpus comme une entité plurielle fondée sur :

- l’inscription dans un réseau socionumérique, tel Facebook ;

- la souscription à une page à thématique précise résolument militante ou bien

street artiviste ;

- l’acceptation de certaines règles de fonctionnement, éditoriales et de positionnement politique, et d’un registre de langage émergeant parmi les membres de la page ;

- enfin la gestion de la communauté par un ou des administrateurs qui détiennent le pouvoir d’émettre un discours auquel les membres peuvent « seulement » réagir. Il.s possède.nt également le pouvoir d’exclure un quelconque membre qui aurait porté atteinte au règlement intérieur communiqué par une charte ou des règles intuitives qui se sont consolidées au fil du temps – tout ceci en dépit des stratégies de contournement déployées par certains membres ou encore par les appareils de surveillance numérique5.

Cette définition de la « communauté socionumérique » est propre à notre objet de recherche et demeure relativement vague et ce de manière intentionnelle étant donné que nous prenons le parti d’employer cette appellation pour des raisons pratiques lorsque nous souhaitons « seulement » qualifier ce type de communautés. La « communauté socionumérique » ne fait pas partie des questionnements au cœur de notre travail ainsi elle ne constitue « qu’un » qualificatif générique.

D’autant plus que nous ne pouvons pas nous contenter de la notion de « communauté » car celle-ci présente un écueil majeur pour notre travail à savoir la « mêmeté » des individus qui la composent ce qui serait contradictoire avec notre cadre pragmatiste et la « théorie de l’action » sur laquelle nous nous adossons.

Il nous faut néanmoins distinguer « la notion d’E-Réputation (un ensemble d’outils pour l’action, une forme de communication) de l’identité numérique (ici objet de l’action) et de la finalité (l’influence au sein d’Internet, et l’influence grâce à Internet). »

FILLIAS Edouard et VILLENEUVE Alexandre, E-Réputation, Stratégies d’influence sur Internet, Ellipses, Paris, 2011, p. 35. C’est nous qui soulignons.

5 A ce propos « les spécialistes de la répression de la criminalité, de la corruption, du terrorisme, toutes les

polices politiques du monde, les services de contre-espionnage s’intéressent toujours aux liens faibles, aux connaissances qui paraissent très éloignées des personnes qu’ils surveillent ou suspectent. »

MOULIER-BOUTANG Yann, « Les réseaux sociaux numériques : une application de la force des liens faibles » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 72.

61 Pour ce qui est de la notion de public politique, actif au sens de Dewey, nous avons estimé bon de trouver une passerelle nous y menant naturellement en convoquant la notion de « collectif » et de « collectif politique », selon les définitions de Laurence Kaufmann.