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Chapitre 1 : Présentation du corpus

V. L’étendue du corpus

La question principale est d’ordre temporel : sur quelle période s’étend notre corpus ? La réponse nous semble imposée par le corpus même et par la nature des événements ayant eu lieu tout au long du processus révolutionnaire, encore en cours.

Si nous reprenons les différentes pages Facebook qui composent notre corpus, la plus ancienne est celle de Nous sommes tous Khaled Saïd qui a vu le jour le 10 juin 2010. Les autres pages, qui sont essentiellement consacrées au street art, ne naissent que plus tard, puisque cet art est justement suscité par le mouvement révolutionnaire. L’ouverture de notre corpus s’effectue avec la fondation de cette page qui va se transformer en lieu de débats, de discussions, d’échanges, surtout lorsque les premiers appels à la manifestation le 25 janvier, dans l’optique d’une révolution, prendront place. Cette même page se clôture, de manière officielle, à la date du 3 juillet 2013, suite au renversement de Mohammad Morsi, président depuis un an à cette date. Wael Ghonim, qui a milité pour ce départ, provoqué voire fomenté par l’Armée, estime dans un texte de clôture que « le peuple a atteint ses objectifs initiaux »33 et que la Révolution est désormais parachevée. Il met fin, dès lors, à sa contribution politique et à son militantisme socionumérique. La page Nous sommes tous

Khaled Saïd s’étend donc sur une période qui dépasse tout juste les trois ans, du 10 juin

2010 au 3 juillet 2013. Ceci constituera le cadre temporel de notre corpus, que nous justifierons en recourant à l’herméneutique ricoeurienne du récit.

Paul Ricoeur, à travers ses trois ouvrages intitulés Temps et Récit34, innove en matière de constitution du récit en y intégrant la réception. Comparé au structuralisme greimassien, P. Ricoeur ajoute deux notions capitales dans notre compréhension et notre appréhension du récit, à savoir la complémentarité entre le muthos et la mimésis qu’il emprunte à la Poétique aristotélicienne. Avant toute chose, il nous faut préciser que P. Ricoeur développe une réflexion au sujet du récit, qu’il ne conçoit à un aucun moment de nature médiatique. A partir de ce constat, il conviendra donc d’extrapoler ces notions ricoeuriennes et de les

33

Texte de clôture de Wael Ghonim en annexe.

132 appliquer au récit médiatique grâce à la médiation d’auteurs tels que Marc Lits35

, Jocelyne Arquembourg et Frédéric Lambert36.

Le muthos désigne une mise en intrigue, un agencement du récit. Ses trois caractéristiques principales sont les suivantes : « la complétude, la totalité et l’étendue appropriée »37. Le récit est ainsi doté d’un début, d’un milieu et d’une fin. C’est pour ces raisons précises que nous fixons comme cadre temporel à notre corpus les dates d’apparition et de clôture du récit médiatique porté par la page Nous sommes tous Khaled Saïd. Celle-ci présente une complétude, une totalité et une étendue considérée comme appropriée. Ce récit est fait de nouements et de dénouements.

Par ailleurs, comme le résume parfaitement Jocelyne Arquembourg en citant Paul Ricoeur : « « Le récit, jamais éthiquement neutre, s’avère être le premier

laboratoire du jugement moral ». La délimitation des débuts, des principaux épisodes, des nouements, des dénouements et des fins, la mise en œuvre d’un réseau conceptuel de l’action et la dynamique narrative qui articule cet ensemble constituent à la fois, une opération de détermination du réel, une explication et un jugement moral. »38

Nous observerons donc l’agencement des faits, la mise en intrigue du récit fait par les différents médias de notre corpus. Nous sommes également conscients que notre sélection de corpus constitue une « opération de détermination du réel, une explication et un jugement moral » tout comme un récit médiatique.

Concernant les trois autres pages du corpus, le récit tenu par les auteurs nous valide dans notre approche. Elles ont un comportement relativement proche de celui de la page Nous

sommes tous Khaled Saïd, c’est-à-dire que la fin du récit s’accomplit avec la chute de Morsi.

« Fin du récit » est un terme quelque peu excessif, au sens où ces pages demeurent ouvertes et actives, mais cette activité n’est pas comparable à celle qu’elles avaient jusqu’à ce point précis. A titre indicatif, Graffiti in Egypt ne poste que deux photos tout au long de l’année 2014. Autant dire que son administrateur ne s’occupe plus de la page. Parallèlement

MadGraffitiWeek ne publie que 32 images en 2014 et 8 pour toute l’année 2015.

35 LITS Marc, Du récit au récit médiatique, De Boeck, Bruxelles, 2008.

36ARQUEMBOURG Jocelyne, LAMBERT Frédéric, « Présentation », in Réseaux n°132, Les récits

médiatiques, CNET, 2005.

37

Ibid., p. 14.

38

ARQUEMBOURG Jocelyne, « Comment les récits d’information arrivent-ils à leurs fins ? » in Réseaux n°132, Les récits médiatiques, CNET, 2005, p. 35.

133

Nous sommes tous Khaled Saïd clôture tout simplement son récit, même si la page demeure

ouverte et que tout participant peut toujours contribuer en commentant. Cependant, elle ne reçoit quasiment plus aucune visite ce qui s’explique bien évidemment par une activité et un rôle quasi inexistants. Les autres pages préservent une activité mais presque réduite à néant. Seule exception à la règle : Keizer qui continue à promouvoir son art et son activité sur sa page publique. Néanmoins son activité diminue fortement avec la chute de Morsi et des Frères Musulmans. Désormais, son récit s’apparente principalement à une page de promotion. Ses revendications, toujours existantes, ne sont plus que ponctuelles après le 3 juillet 2013.

Hormis cette décroissance d’activité, nous notons que Mona Abaza, professeure de sociologie à l’Université américaine du Caire (AUC), l’une des premières à s’intéresser scientifiquement au street art en Egypte, commence à rédiger des articles à ce propos, à travers la plateforme militante Jadaliyya.com, uniquement à partir de mars 201239. Elle publie un article intitulé « Is Cairene Graffiti Losing Momentum? »40, le 25 janvier 2015, et ne republiera plus rien à ce sujet. Considérant le street art comme le « baromètre » de la Révolution, elle constate, début 2015, qu’il s’essouffle, voire qu’il n’a plus aucune existence publique à cause notamment de la violente répression des autorités et de l’émigration de nombreuses figures éminentes de cette pratique artistique. Dans les faits, à la suite du coup d’Etat de juillet 2013, une légère résistance street artiviste persistera mais sera rapidement étouffée par le pouvoir, de nouveau militaire.

Après avoir mis à plat l’étendue temporelle du corpus, il s’agit dorénavant de préciser notre démarche quant à la répartition des chapitres au sein de notre partie empirique. Nous sommes partis d’une approche narrative. Les nouements et les dénouements du processus révolutionnaire, s’étalant sur environ trois ans, seront à l’origine de la mise en place de notre plan d’analyse. Un ordre chronologique sera donc suivi à partir de trois périodes distinctes qui déterminent le militantisme et le street artivisme égyptiens de cette période – la lutte anti-Moubarak, la lutte anti-CSFA, et enfin la lutte anti-Frères (Musulmans) :

39 ABAZA Mona, « An Emerging Memorial Space ? In Praise of Mohammed Mahmud Street », Jadaliyya, 10

mars 2012

http://www.jadaliyya.com/pages/index/4625/an-emerging-memorial-space-in-praise-of-mohammed-m, dernière consultation le 7 juin 2016.

40

ABAZA Mona, « Is Cairene Graffiti Losing Momentum ? », Jadaliyya, 25 janvier 2015.

http://www.jadaliyya.com/pages/index/20635/is-cairene-graffiti-losing-momentum, dernière consultation le 7 juin 2016.

134 - Un premier chapitre s’étendra du décès de Khaled Saïd aux manifestations et à l’occupation de la place Tahrir entre le 25 janvier et le 11 février 2011.

- S’ensuivra un chapitre traitant de la période allant de février à novembre 2011 lors de laquelle une question latente se pose : la poursuite de la Révolution ou l’arrêt du mouvement suite à la démission de Moubarak.

- Un troisième temps concernera ce qui a été dénommé la « Deuxième Révolution » lors des événements de la rue Mohammad Mahmoud en novembre 2011 et son extension jusqu’au prochain événement majeur qui aura lieu en février 2012.

- Un quatrième chapitre sera consacré à un événement majeur : Février 2012, le premier de ce mois plus précisément, 74 supporters ou Ultras du club al-Ahly décèdent à Port Saïd suite à des affrontements avec des supporters du club d’al-Masry, localisé dans cette ville, le tout sous le regard impassible des policiers, qui ne sont intervenus à aucun moment. Ils auraient même fermé les yeux sur l’entrée d’armes blanches à l’intérieur de l’enceinte sportive afin de se venger des Ultras ayant eu une activité primordiale lors des affrontements du début d’année 2011 autour de la place Tahrir. L’Ancien Régime prouve par cette occasion qu’il est toujours en place et plus puissant que jamais.

- Cette période s’étendra jusqu’à la transition démocratique souhaitée par la tenue d’élections présidentielles. En juin 2012, Morsi remporte le poste suprême de l’exécutif égyptien au détriment d’Ahmad Shafik (partisan et membre actif de l’Ancien Régime), il cristallisera pendant un an la colère des Egyptiens qui vont réinvestir les rues.

- Ce qui mène au dernier chapitre, où il s’agira d’étudier les revendications du public qui mèneront à la chute de Morsi, à une énième « révolution » ou « coup d’Etat » et un retour au pouvoir militaire d’avant 2011. Le public s’est-il réuni une dernière fois sur la place afin de se désintégrer en remettant sa souveraineté aux mains de son oppresseur ? Enfin, en partant du corpus, les événements dénombrés ci-dessus correspondent à des pics d’activités sur nos quatre corpora. Les six événements majeurs41

des trois ans que nous étudions constituent des périodes d’activité accrue de la part des administrateurs, en premier lieu, et des membres des pages, dans un second. Les nouements et dénouements du récit

41

Pour récapituler, nous axerons notre approche chronologique sur les événements suivants : Mort de Khaled Saïd, Départ de Moubarak, manifestations de novembre 2011, mort de supporters en février 2012, élections présidentielles durant l’été 2012 et enfin l’emprisonnement de Morsi durant l’été 2013.

135 médiatique, s’il y en a bien un, correspondent à cette recrudescence des commentaires, essentiellement.

En abscisse la chronologie de notre corpus avec les périodes de pic d’activités, en ordonnée le nombre de commentaires cumulés par jour

A vrai dire la démarche s’est faite simultanément dans les deux sens. Lorsque nous avons commencé à nous poser des questions quant à l’ordonnancement de nos chapitres dans une approche narrative, le corpus s’est révélé plus qu’éclairant. En se concentrant sur le rythme de publications et sur les réactions des Facebookers, nous avons rapidement constaté que ces six événements émergent comme des périodes de pics autour desquelles l’attention se focalise. Une recrudescence des publications et un accroissement des commentaires s’opèrent à chacun de ces événements en particulier. Une grande corrélation est observable entre l’activité des pages et le cours des événements, ce qui nous conforté dans notre décision de mener une analyse régie par le temps et la succession chronologique des faits, « les uns après les autres », ou « les uns à cause des autres », pour rester dans une terminologie temporelle et ricoeurienne.

0 500 1000 1500 2000 2500 3000 3500 2.11 9.11 2.12 5.12 6.12 6.13

136

« C’est notre souffrance qui leur fera comprendre

leur injustice. » « C’est mon cadavre qui leur appartiendra et non pas mon obéissance. » Gandhi.