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Chapitre 1: Comment l’Egypte a basculé ?

IV. La colère prend forme

La plupart des activistes n’en sont pas à leur premier coup d’essai durant la Révolution de 2011. Il y a forcément des antécédents pour expliquer que le mouvement ait pris une telle ampleur aussi rapidement et pour justifier que certaines modalités d’action étaient déjà bien rodées, puisant dans un répertoire qui s’est constitué au cours de la décennie écoulée. Le mécontentement n’est pas nouveau dans l’Egypte de 2011, cela fait quelques années que la situation devient insupportable pour une large frange de la population. Et cette colère s’est exprimée lors de certaines périodes cruciales même si la répression l’emportait sur les différents soulèvements.

Le mécontentement peut se résumer par la hausse magistrale des prix : « Le taux d’inflation moyen sur les produits de consommation courante s’élevait à 2,9 % en 2000-2003. En 2004, il atteint 16,5 %, un chiffre cinq fois plus élevé qu’au cours de la période précédente. »37

Mais ce n’est pas la première fois que les tarifs des denrées alimentaires s’envolent soudainement. Un autre facteur vient s’ajouter et décide certains Egyptiens à braver l’état d’urgence et à manifester. L’élément principal est la privatisation à grande vitesse du secteur public et la restructuration de ce qu’il en reste. Les ouvriers vont donc entrer dans le champ de la contestation.

« Le programme de privatisation s’accompagne d’une restructuration des entreprises publiques afin de les rendre plus compétitives et d’attirer les potentiels investisseurs. L’une de

37

DUBOC Marie, « Mobilisations sociales et politiques : les sociétés en mouvement. La contestation sociale en Egypte depuis 2004 », in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit, pp. 103-104.

41 ces composantes est le programme de départs en préretraite.

Ainsi, de 1990 à 2002, la main-d’œuvre des entreprises publiques est réduite de 238 000 salariés grâce à la mise en œuvre d’un programme de préretraites. »38

Des ouvriers de quarante-cinq ou cinquante ans se retrouvent forcés de partir à la retraite sachant pertinemment qu’ils ne retrouveront pas d’emploi à cet âge-là. D’autres ouvriers subissent une situation extrêmement précaire, conscients du risque de privatisation de leur entreprise ou d’un nouveau plan de restructuration qui les mettrait dans une position délicate. La situation est donc explosive.

« Depuis 2004, plus de 1,7 million d’Egyptiens ont protesté sur leur lieu de travail en recourant à la grève, au sit-in ou à d’autres formes de protestation. »39

Pour raviver les tensions, en novembre 2006, des élections au cœur des syndicats d’ouvriers prennent place et de graves irrégularités sont constatées, ce qui pousse les ouvriers à manifester. La direction des syndicats est désormais détenue par des éléments proches du régime et les ouvriers ne le tolèrent pas. Mais les ouvriers ne sont pas vraiment à l’origine de la reprise de cette culture de la protestation. Depuis 1977 et les premières émeutes du pain, les Egyptiens n’étaient quasiment jamais redescendus dans la rue jusqu’au début des années 1990 avec l’assentiment et l’aide logistique offerte par l’Egypte aux alliés lors de la guerre du Golfe. Puis l’an 2000 et l’Intifada ainsi que la guerre en Irak en 2003 font resurgir les tensions qui opposent le gouvernement à ses gouvernés. A chaque occasion, de nombreux manifestants témoignent de leur opinion pour émettre une critique à l’encontre du pouvoir. Et souvent les manifestations glissent vers des sujets de politique interne sans se fixer là- dessus bien longtemps. Il a fallu patienter jusqu’à 2004 pour qu’un mouvement émerge et proteste clairement contre la situation intérieure déplorable. Les ouvriers n’ont donc pas le monopole de la manifestation, les cols blancs les concurrencent désormais à partir de 2004 et surtout en 2005.

Le mouvement Kefaya – littéralement « ça suffit » – s’exprime plus particulièrement en 2005. Une minorité de jeunes et d’intellectuels décident de se lancer dans une campagne de

38

Ibid., p. 103

42 manifestations, de sits-in, d’occupation des médias pour attirer l’attention sur la situation épouvantable que traverse le pays. Ils tentent ainsi de « reterritorialiser la colère »40.

« Le recours à l’Internet et la participation de bloggeurs à ces manifestations ont offert de nouveaux modes d’organisation et de coordination entre manifestants. Car les élections de 2005 et les mobilisations qu’elles ont suscitées marquent l’intégration des bloggeurs dans l’espace public égyptien »41.

Même si l’articulation du smartphone et des réseaux sociaux n’est pas encore très efficiente, elle est dorénavant indispensable dans le répertoire d’action de tous les mouvements de protestation. Les blogs et les réseaux sociaux disponibles encouragent les manifestants à descendre dans la rue tout en jouant un rôle de révélateur de scandales politiques. Par exemple en 2007, Wael Abbas diffuse une vidéo où Emad El Kebir est torturé. L’usage de l’Internet acquiert une certaine efficacité tout au long de la décennie.

Dans un pays où la liberté d’expression n’est qu’une illusion délivrée aux puissances occidentales, il a fallu, pour les opposants, occuper d’autres « sphères publiques » pour se faire entendre. Le mouvement Kefaya et toutes les ONG, dont la préoccupation première porte sur les droits de l’homme, le comprennent très vite. Il faut absolument occuper les médias nationaux autant que possible, profiter de la fenêtre ouverte par l’Internet et surtout tenter d’acquérir de la visibilité dans les médias étrangers, ce qui leur procure une sorte de protection. En prenant le monde à témoin le régime aurait plus de mal à emprisonner arbitrairement des activistes. C’est, en quelque sorte, une forme de pression sur le régime, d’où le rôle capital conféré à la médiation des chaînes satellitaires et transnationales. Même si toutes ces mobilisations ne regroupent pas énormément de monde encore, il ne faudrait pas négliger l’impact du « passager clandestin » de Mancur Olson42, à savoir que l’intérêt

40

PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGES- EL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de l’Ifpo, coll. « Contemporains publications », Beyrouth, 2014.

41 DUBOC Marie, « Mobilisations sociales et politiques : les sociétés en mouvement. La contestation sociale

en Egypte depuis 2004 », in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit,, p. 98

42

OLSON Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978.

Face au coût très élevé de l’engagement collectif, le « passager clandestin » priorise son intérêt individuel, en demeurant passif, et compte tirer bénéfice de l’action des autres.

Ce point est par ailleurs traité par Sarah Ben Néfissa en ce qui concerne le cas égyptien en introduction de la revue Tiers-Monde parue en 2011. Nous renvoyons donc à cette publication complète et minutieuse :

BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, pp. 9-10.

43 personnel, ou surtout la peur dans une dictature, ne pousse pas l’individu à manifester. Il peut tirer profit de la mobilisation d’autrui. Si ceux-ci obtiennent quelques avantages de leur position, il en profitera également ; s’ils y perdent quelque chose, lui en sortira indemne. Enfin, un mouvement comme celui du 6-avril, va désinhiber encore un peu plus les Egyptiens. A El Mahalla el Kobra, le foyer industriel de l’Egypte, des ouvriers appelaient à manifester le 6 avril 2008 et pour ce faire des jeunes ont pris l’initiative de porter leur voix en créant une page Facebook intitulée « le mouvement de la jeunesse du 6-avril ». Ces activistes signent ainsi l’entrée de la jeunesse égyptienne sur la scène politique nationale. En se saisissant de l’Internet comme moyen de communication et de diffusion, le 6-avril, qui soutient toute mobilisation contre Moubarak, donne l’exemple pour la Révolution du 25- janvier. Par ailleurs, la page du 25-janvier s’est construite sur le même raisonnement. L’appel à manifester à cette date a donné le nom à une page de militants sur Facebook, faisant ainsi de la date un événement avant même que celui-ci n’ait lieu.

Pour le soulèvement révolutionnaire du début d’année 2011, ces pages, Nous sommes tous

Khaled Saïd, Le mouvement de la jeunesse du 6-avril et le 25-janvier, ont joué un rôle

primordial aux côtés des blogs de certains militants. Ils ne sont qu’un élément déclencheur au final mais ont su être le médiateur entre des militants et une petite frange de la population, à savoir la jeunesse citadine connectée et de toutes conditions sociales.

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