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Chapitre 4 : Le public chez Dewey, articulation entre une théorie de l’action et une

III. Le public, une association en reconstitution permanente

Tout d’abord, il semblerait nécessaire d’aborder en premier lieu la question de la distinction entre ce qui est d’ordre privé et ce qui est d’ordre public. Et le trait qui sépare les deux est très clair :

7

DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 140. C’est nous qui soulignons.

78 « les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les

personnes directement engagées dans une transaction, et celle qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public. »9

Tout dépend donc de la portée des conséquences. Il s’agit là d’un des fondements du pragmatisme, il ne s’agit pas de considérer des causes hypothétiques d’une action mais les conséquences et uniquement ces dernières. Seules les actions et leurs conséquences sont prises en compte pour pouvoir parler d’affaires publiques ou privées. A partir du moment, où les conséquences d’une action affectent indirectement des individus, le problème devient public.

Ce raisonnement nous permet d’en arriver à la notion de public que nous avons quelque peu convoquée sans clairement l’expliciter. A terme, notre but est de vérifier si le street art sur

Facebook, dans le contexte égyptien, contribue à l’émergence d’un public, au sens de

Dewey. Pour cela, nous allons nous attarder quelque peu sur ce concept de public.

Tout d’abord, il ne serait pas superflu de revenir sur une distinction significative, celle qui sépare le public d’une masse.

« Soit un public se constitue à travers l’acquisition par ses membres des compétences requises pour localiser, en toute indépendance, leurs intérêts partageables, soit il n’y a pas de public. »10

Pour qu’il y ait donc public, il faut que des membres d’un collectif puissent pointer du doigt des problèmes qui les concernent tous l’un autant que l’autre. Mais nous reviendrons sur cet élément plus tard. Penchons-nous d’abord sur ce terme de « masse ». La masse implique que ses membres soient tous identiques, « tandis que public suppose cet accord reposant sur la pluralité »11. Le public est donc composé d’une multitude de membres, chacun présentant une part d’originalité, sa personnalité qui lui est propre, une diversité de point de vue alors que la masse ne fait plus qu’un, un tout, un ensemble qui se dégage dans lequel peu importe les individus qui le fondent puisqu’ils se ressemblent tous. La masse est uniforme, homogène, rien ne dépasse, tout est parfaitement aligné sur un même plan. Celle-ci est

9

DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 91-92

10

ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 170.

79 privée d’interactions, elle « est le degré le plus bas de la sociabilité »12

. Au contraire, le public, en particulier dans la rhétorique pragmatiste, repose pleinement sur l’interaction. Selon Dewey, tout se conçoit au sein d’un environnement, l’organisme interagit avec tout ce qui l’entoure dont les autres membres du public, il y a donc clairement une sociabilité qui s’établit au sein d’une union plurielle, comme le dit Joëlle Zask. Enfin, ce qui peut établir un fossé entre ces deux termes, c’est le type de réaction. La masse se caractérise par « l’uniformité des réactions individuelles à des excitations extérieures. »13 Nous sommes donc ancrés là dans un schème béhavioriste classique où la masse réagit forcément de manière uniforme, l’individu n’a pas sa place au sein de la masse. Il devient un être dénué de sens et de réflexion, il reçoit un message qu’il interprète comme tous les autres membres de la masse. Pour ce qui est du public, le modèle se situe totalement à l’opposé. Les différents individus qui le composent n’ont pas de réactions prédéterminées à dérouler face à telle ou telle excitation. Chacun garde sa part d’originalité et ses particularismes qui le distinguent des autres. Sa réaction ne se fait qu’en lien avec la situation dans laquelle il se trouve et non pas parce qu’il y aurait une sorte de contagion quelconque qui passerait des autres membres de la masse à lui. Sa réaction n’est donc régie que par son environnement et les interactions qu’il contracte avec celui-ci, les autres individus faisant manifestement partie prenante de ce dernier. A ce propos, Jocelyne Arquembourg a travaillé, dans le cadre d’un article14

, sur les émotions suscitées lors de l’annonce de la démission de Moubarak ; en distinguant le récit effectué a posteriori par des médias mainstream et le récit visible sur une vidéo amateur dans toute sa splendeur abrupte, sans aucun travail éditorial ou de montage. Elle constate, en s’appuyant sur une approche pragmatiste et sémiotique, que l’émotion ne se diffuse pas par contagion comme le laisserait à penser les récits médiatiques de chaînes transnationales d’information en continu. En effet, tout repose sur la médiation et la situation, en d’autres termes le ou les interprétants qui permettent une médiation entre l’objet et le representamen, dans une approche peircienne :

« Peirce’s originality consists in the introduction of a conceptual mediation to the process of manifestation of emotions that is opposed to the usual definition of emotions as spontaneous, impulsive or irrational. […]

12 Ibid., p. 176 13

Ibid., p. 176. C’est nous qui soulignons.

14

ARQUEMBOURG Jocelyne, « The collective sharing of emotions in a media process of communication – a pragmatist approach » in Social Science Information, 1—15, Sage, 2015.

80 The objects of emotions are the situations in which they

develop. »15

Le raisonnement trichotomique peircien, sur lequel nous reviendrons plus tard, contredit totalement une logique de transmission de proche en proche entre membres identiques d’une même entité massive.

Pour en revenir à la figure du public commençons d’abord avec la définition qu’en donne Dewey :

« Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences. »16

Et pour veiller à ces conséquences, la mission du public consiste à mettre en place une enquête. Mais surtout, les résultats de cette enquête doivent être publics sans aucune exception. « Il ne peut y avoir un public sans une publicité complète à l’égard de toutes les conséquences qui le concernent. »17 L’autre critère attribué au public concerne la prise de conscience de celui-ci à propos de son existence. Il doit se rendre compte de sa constitution pour naître. « Le problème principal du public est que ce dernier se découvre et s’identifie »18

. Et pour ce faire, Dewey pose une condition sine qua non, à savoir l’apparition du pronom personnel « Nous ».

« « Nous » est aussi inévitable que « je ». Mais « nous » et « notre » n’existent que quand les conséquences de l’action combinée sont perçues et deviennent un objet de désir et d’effort »19

.

Pour qu’il y ait constitution d’un public, nécessairement le « Nous » / « Notre » doit apparaître.

Enfin, ce qu’il faut ajouter à cela, pour compléter cette brève définition du public, c’est la survie du public au-delà d’un simple et unique problème public. A long terme, le public doit

15 Ibid., p. 2. C’est nous qui soulignons.

16 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 95. C’est nous qui

soulignons

17 Ibid., p. 264. 18

Ibid., p. 285.

19

DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 159.

81 se mettre et se remettre en question continuellement. « Et comme les fruits sont périssables, le travail d’autoconstitution du public par lui-même est toujours à reprendre. »20

L’idéal de Dewey est de voir émerger un public qui surpasse l’émergence de tel ou tel problème public. Il doit perpétuellement être sur ses gardes afin de surveiller ses intérêts. Et Dewey explique cette nécessité de renouvellement permanent du public de la manière qui suit :

« le processus de la vie est continu ; il possède une continuité parce qu’il consiste en un processus constamment renouvelé d’action sur l’environnement, lequel agit à son tour sur elle, en même temps que se créent les relations entre ce qui est ainsi fait et subi. C’est pourquoi l’expérience est nécessairement cumulative et son contenu tire de cette continuité cumulative son pouvoir expressif. Le monde dont nous avons eu l’expérience devient une partie intégrante du moi qui agit et sur lequel s’exerce une action dans la suite de l’expérience. »21

C’est donc notre environnement qui, par nature, nous impose cette règle de remise en question ininterrompue.

Afin de mettre en place une idée plus précise du public, nous devons apporter quelques éléments supplémentaires essentiels à la compréhension de cette notion. Nous pouvons commencer par la capacité du public à agir. Le public politique peut prendre forme mais une fois cela acquis comment peut-il avoir une activité conjointe ? Cela ne peut selon Dewey, se faire qu’à travers des fonctionnaires, ou en d’autres termes des représentants du public.

« Ce n’est que par l’intermédiaire d’individus que le public parvient à des décisions, prend des dispositions et exécute des résolutions. Ces individus sont des officiers ; ils représentent un Public, mais le Public agit seulement à travers eux. Nous voyons que, dans notre pays, les législateurs et les membres de l’exécutif sont élus par le public. Ceci peut sembler indiquer que le Public agit. »22

Le public est donc difficile à dessiner, et la seule marque extérieure qui le rend visible ce sont les fonctionnaires ou plutôt les officiers qui le représentent.

20 Ibid., p. 35.

21 DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale

1934, p. 185.

22

DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 105.

82 « Il n’existe aucune ligne claire et précise qui puisse indiquer

d’elle-même et sans aucun doute possible – à la manière de la ligne laissée par la mer qui se retire – où exactement un public en arrive à naître et à acquérir des intérêts si essentiels que des organismes spéciaux ou des officiers gouvernementaux doivent veiller à eux et les administrer. »23

Il est extrêmement compliqué de cerner le public, partie immergée, sauf en saisissant l’élément extérieur, le pic émergent qui peut être plus évident à observer, à savoir les représentants du public. Ce qui désigne donc le public, ce sont simplement les officiers qui ont à charge de s’en occuper.

Et ces fonctionnaires obtiennent une seconde mission dans la vision de Dewey, ils aident en fait dès le départ le public à prendre forme, à s’organiser.

« Les conséquences durables, larges et graves d’une activité en association engendrent un public. En lui-même, il est inorganisé et informe. Par l’intermédiaire de fonctionnaires et de leurs pouvoirs spéciaux, il devient un Etat. Un public articulé et opérant par le biais d’officiers représentatifs est l’Etat ; il n’y a pas d’Etat sans gouvernement, mais il n’y en a pas non plus sans public. »24

Donc le public ne peut apparemment pas survivre sans les fonctionnaires qui le représentent, car ceux-ci lui donnent une force représentative, c’est à travers eux que le public peut avoir une capacité d’action, c’est grâce à eux qu’il peut passer du stade du subir à l’agir. Mais ces officiers doivent être au service du public, ne travailler que pour son intérêt. La corruption demeure donc une crainte pour Dewey, et pour y remédier il s’appuie sur James Mill qui, selon lui, avait déjà apporté une solution à cette problématique. Il serait question d’élire les fonctionnaires, à intervalles réguliers et réduits, ils seront donc sous la surveillance et le contrôle du public. Celui-ci serait ainsi maître de la situation, puisque le fonctionnaire serait désormais enclin à servir le public afin que celui-ci le maintienne en poste.

« [L’]élection populaire des représentants, un mandat à court terme et des élections fréquentes. Si les fonctionnaires publics dépendaient des citoyens pour obtenir une position officielle et des récompenses, alors leurs intérêts personnels coïncideraient

23

DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 149-150.

83 avec ceux de la masse des gens, ou du moins avec ceux des

personnes industrieuses et propriétaires. »25

Mais pour que le public puisse être en mesure de négocier sur un pied d’égalité avec ses propres représentants, il lui faudrait un salaire minimum. Il serait compliqué pour le public de défendre ses intérêts alors que sa préoccupation première est de se nourrir. Afin d’avoir un pouvoir, le public a besoin d’un salaire décent. Ainsi, Dewey milite pour la mise en place d’un revenu minimum pour que le public puisse recourir à une enquête en toute quiétude. Il y a forcément du conflit et de la résistance rencontrés durant l’expérimentation mais s’il s’y ajoute une faiblesse financière préoccupante, le public, selon Dewey, aurait bien plus de mal à exercer sa fonction.

A noter que Dewey rédige son ouvrage dans un contexte bien particulier, il se positionne en discutant de Walter Lippmann. Le débat consiste à étudier ce qu’il en est de la démocratie américaine dans les années 1920. Lippmann parle d’un mythe libéral qui perd appui et son prestige d’antan alors que Dewey préconise toujours plus de démocratie pour sauver cette dernière.

« La notion de public doit donc être comprise comme une tentative de réarticuler le corps social de la sociologie et le corps politique de la société »26.

Ceci étant dit, dans notre travail, il s’agit de travailler sur un pays où la dictature sévit depuis plus de soixante ans. Certaines préoccupations de Dewey paraissent alors inabordables dans notre étude de cas. Nous convoquerons donc certains points essentiels à notre analyse et en laisserons d’autres de côté, comme celui concernant les fonctionnaires par exemple.

Ajoutons à cela, une remarque précieuse dans la conception de Dewey. Le public s’inscrit dans un contexte bien précis, il n’existe qu’à un moment donné dans un lieu donné.

« On ne rencontre jamais un même public à deux époques ou en deux lieux différents. Les conditions rendent les conséquences de l’action en association et sa connaissance différentes. »27

25 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,

2003, pp. 180-181.

26

BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 22.

84 Le moment et le lieu où se trouve un public dans l’expérimentation sont primordiaux pour le saisir, nous en revenons toujours à cette idée d’interaction ou de transaction qui consiste à dire que rien ne peut être considéré en dehors de l’environnement alentour direct. Il est déterminant quant à la naissance d’un public et sa survie. L’expérience agit sur le public mais pas seulement, l’inverse est tout aussi vrai. Et dans ce cas-là, nous ne pourrons jamais voir un public subsister dans une même forme initiale, il évolue selon les circonstances. Son émergence même ne peut ressembler à celle d’un autre public même s’il s’agit d’une aire culturelle identique, les conditions de l’expérimentation seront incontestablement autres. Enfin, un dernier point paraît incontournable dans ce que développe Dewey. Il souhaiterait le passage de la Grande société à la Grande communauté. Et pour ce faire, un critère émerge par-dessus tout, la communication en face à face. Dewey souligne le rôle majeur des nouveaux outils de communication, entendons par là les nouvelles technologies d’information et de communication, mais cela ne suffit pas à ses yeux pour qu’un public survive aux épreuves du temps et de l’expérience. Le public nécessite une assise locale qui serait basée sur la communication interpersonnelle, en face à face. Autrement dit, le lien social doit rester tissé pour que les différents membres, qui constituent une grande pluralité, se sentent toujours faire partie d’un collectif qu’ils ne voient pas directement comme pour le cas d’un public de spectacle où la circonscription dans un lieu facilite l’identification et l’appartenance à un collectif. La phase la plus difficile à atteindre pour qu’un public prenne forme, c’est la prise de conscience du public d’en être un. Et pour que celui-ci ne la perde pas de vue, Dewey insiste pour que la communication se fasse de manière directe, de proche en proche. Mais à l’époque de Dewey, la télévision n’existait pas encore, la radio en était à ses balbutiements, et bien évidemment l’Internet était encore inconcevable.

En résumé, nous pouvons regrouper quelques points nécessaires à l’émergence d’un public. Nous pouvons en compter sept :

- Tout est fondé sur l’expérience ;

- Les conséquences doivent être d’intérêt public ;

- Exiger et mener des enquêtes sont les missions du public ; - Les résultats de l’enquête doivent être publicisés ;

- Un public « dispersé », « chaotique » et « éclipsé » doit être regroupé, en prenant conscience de son existence ;

85 - Dernière étape en vue d’une constitution d’un public, l’apparition d’un Nous faisant face à un Eux ;

- Enfin au-delà de ces étapes d’émergence, nous pouvons ajouter la reconstruction du public qui doit être permanente et continue.

Ajoutons à cela que nous serons particulièrement vigilants quant à certains points déterminants en ce qui concerne le public :

« La dynamique du public et le contexte d’interaction.

- La fragilité des publics : l’existence d’un public est liée au contexte d’interaction qui le forme plus ou moins durablement ; - Le contexte d’interaction […] détermine à la fois le contenu de

l’opinion et le caractère public du régime de parole qui l’énonce ;

- La réflexivité des publics et formes de coordination : l’existence d’un public n’implique pas la coprésence de ses membres mais la conscience qu’ils forment un public. »28

« L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme ». André Malraux, La Création artistique.