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Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion du nom

V. Emotion et imagination

L’imagination, dans ce début d’expérience esthétique, connaît un cheminement et une progression continue. Elle s’étend même avec le surgissement des événements. En juin 2010, l’émotion suscitée par l’assassinat de Khaled Saïd est doublée d’une imagination81

souhaitant recouvrer les droits de Khaled en lui rendant justice ainsi qu’en exigeant que son honneur soit lavé de tout soupçon. Par la suite, l’identité-résistance, qui se confinait autour

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DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934.

81 Au risque de nous répéter, « l’imagination » est un moteur dans la praxéologie deweyienne, c’est elle qui

permet « l’ajustement conscient entre l’ancien et le nouveau ».

« L’expérience esthétique est une expérience imaginative » puisqu’elle déploie une « fonction projective » comme dirait Paul Ricoeur.

DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 441. C’est nous qui soulignons.

164 de la personne de Khaled, commence à acquérir la forme et les traits d’une identité-projet en imaginant mettre fin à la torture, puis à la pauvreté, au chômage et même à un régime sécuritaire et totalitaire. Le parallèle avec la Tunisie permet à l’imagination de songer à la Révolution ainsi qu’à l’émotion, entretenue tant bien que mal depuis juin, de se renforcer. Cette émotion accompagnée d’une imagination sont les éléments « moteurs » de l’expérience esthétique selon John Dewey et permettent ainsi aux transactions d’être expériencées avec une part de conflit et de résistance moindre. Celles-ci donnent à l’expérience une cohésion supérieure à l’expérience ordinaire82

et c’est ce que nous commençons à déceler, en partie, dans l’expérience, de début de révolution, égyptienne. Mais le « public », au sens de Dewey, ne transparaît pas encore dans les modalités du discours d’une page active telle Nous sommes tous Khaled Saïd et nous pouvons, du moins pour le moment, observer une réelle action de ce discours, dont la part artistique renforce et entretient la part émotionnelle et l’imagination, qui entraîne un début d’unité dans l’action de différentes communautés d’action.

Parmi les caractéristiques nécessaires à la constitution d’un public, plusieurs sont déjà réunies le cas échéant : l’expérience, même si elle se focalise sur un cas personnel et donc privé, l’exigence d’une enquête83, la publicisation des résultats de l’enquête, l’apparition

d’un « Nous » excluant un « Eux », une tentative de définition des conséquences d’intérêt public. Ainsi, le public commence à prendre forme mais ne réunit pas encore toutes les conditions, selon la définition deweyienne.

82 Dans l’optique de définir l’expérience esthétique, John Dewey a dû trouver un terme discernant ce type

d’expérience de ce qu’il a appelé « l’expérience ordinaire », celle qui ne compte pas comme enjeu l’émotion et l’imagination comme caractéristiques principales. Nous optons ainsi pour une citation qui met bel et bien un net trait distinctif entre ces deux expériences :

« Il suffit de réunir l’action de toutes ces forces pour que les conditions qui créent le gouffre existant généralement entre le producteur et le consommateur dans la société moderne contribuent à la création d’un abîme entre l’expérience ordinaire et l’expérience esthétique. »

DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 40.

83 « Reconnaissance de la spécificité des faits sociaux, communication et abandon d’une « quête de la

certitude » au profit de la « méthode expérimentale », tels sont les ingrédients qui forment la configuration dans laquelle l’appel à l’enquête sociale prend tout son sens. »

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Conclusion chapitre 1.

Ces signes médiatiques, qu’ils soient des graffiti à la craie à même le sol ou bien la petite série de graffiti muraux, qui nous sont proposés par l’Admin en juillet et en septembre, tentent de publiciser le crime et de le rendre connu de tous. Ils ont donc pour finalité d’augmenter le nombre de « fidèles » de ce nouveau « culte » voué à la martyrologie politique fondée sur la personne de Khaled, nouveau héros d’une communauté socionumérique qui s’est créée à partir de son sacrifice. D’autres membres doivent être encouragés à venir se mobiliser pour Khaled, donc pour ce « Nous » et à terme pour veiller à un intérêt public. L’action de ces images essaie, dans un premier temps, d’étendre la communauté constituée autour de l’identité du « Martyr » à une identité-projet qui sera amenée à se définir, pourquoi pas, en public par la suite.

De plus, cette « mythologisation »84, voire cette « mythographie »85 qui contribue à l’édifice mythologique, dépasse son ou ses auteurs dans sa dynamique constructrice. Comme le démontre Bruno Latour, le passage facile du « fait » au « fétiche » se répète bien souvent dans un sens comme dans l’autre.

« Le mot « fait » semble renvoyer à la réalité extérieure, le mot « fétiche » aux folles croyances du sujet. »86

Latour raconte d’ailleurs en avertissement l’anecdote de La Fontaine qui se moque à moitié du sculpteur : oubliant qu’il est l’auteur de sa propre sculpture, il est terrifié à son réveil par son œuvre même. Les romanciers ne sont-ils pas « emportés par leurs personnages ? »87

. Nous fabriquons donc en étant fabriqués à la fois.

84

BARTHES Roland, Mythologies,

85

En partant de la photographie de presse et le travail effectué par Frédéric Lambert à ce sujet, nous nous permettons d’extrapoler et d’appliquer sa notion de « mythographie » à la photographie socionumérique d’information et de nature artistique, puisque celles-ci contribuent à établir des mythes, fondés sur l’image, qui en se répétant jour après jour constituent les récits d’une société et la mémoire collective de celle-ci.

« Mais tant de vie de la part de l’image de presse ne pouvait que cacher un vice, une malformation honteuse dont la présence à la Une ne doit être perçue. […]

C’est la mythographie. […]

Leur ressemblance avec le réel n’est qu’une couverture qui cache un langage symbolique restreint, que l’imagerie de presse répète inlassablement pour préserver et conserver une pensée collective. »

LAMBERT Frédéric, Mythographies, La photo de presse et ses légendes, Médiathèque Edilig, Paris, 1986, p. 16. C’est nous qui soulignons.

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LATOUR Bruno, Sur le culte des dieux faitiches, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Paris, 2009, p. 53.

166 Les images, dans ce cas, en s’instituant en mythographies instituent une communauté d’action, au sens deweyien, un groupement d’hommes qui partagent une chose « commune ».

Premièrement, les images étudiées jusque-là ont pour rôle de rendre public le « scandale du Régime » que représente le meurtre de Khaled. Deuxièmement elles font de cette victime une mythologie qui dépasse ses auteurs. Et enfin cette mythologie, passant par une mythographie évidente à travers l’institution d’icônes et de symboles, permettrait à terme de réunir de plus en plus de « fidèles » et de constituer, à travers cette identité-résistance appelée à muter en identité-projet, un public et non plus uniquement une communauté d’action. Mais le parcours reste encore long, douloureux, épineux et laborieux.

Nous avons vu que seuls l’ajout d’autres victimes à la liste des crimes du Régime ainsi que le basculement de la situation tunisienne auront permis à la communauté Nous sommes tous

Khaled Saïd de prendre conscience que le moment est venu d’appeler à l’ouverture d’une

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