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Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion du nom

IV. La Tunisie, un élément déclencheur d’une révolution ?

La Tunisie n’est pas seulement un élément déclencheur mais l’événement déterminant qui donne des envies de nouveaux objectifs aux « Khaled Saïd » (réunis, pour une bonne partie, depuis six mois à ce moment précis). En guise de félicitations aux tunisiens, Wael Ghonim poste la photographie d’une installation composée de tunisiens formant une écriture proclamant la « Tunisie libre »69. Au jour du 14 janvier 2011, Zine el-Abbdine Ben Ali vient de s’enfuir en direction de l’Arabie Saoudite et laisse le pouvoir après quelque semaines de manifestations. Ce dictateur semblait inamovible et son départ donne du baume au cœur aux activistes égyptiens, dans leur ensemble. Sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, les membres se félicitent et félicitent les tunisiens pour cette victoire et commencent à songer à une action similaire, qui pourrait désormais mener à une victoire également.

L’administrateur de la page a attendu que l’information soit officielle pour poster cette photographie. Néanmoins elle ne date pas du 14 janvier :

161 « La Tunisie est libre… Des étudiants en Tunisie l’ont

produit il y a plus de quatre jours… et leur rêve s’est exaucé »70

Une grande majorité de membres se réjouissent de cette issue, même si quelques-uns sont pessimistes quant à l’avenir de la Révolution tunisienne sur le long terme, et souhaitent être les prochains à se débarrasser de leur dictateur. Un membre, Ahmed El Dabaa71, souhaite passer à une autre étape de la lutte, il se lasse des « sit-in pacifistes face à la mer » et de « se montrer face aux caméras » et désirerait initier des actions de rue plus violentes et directes. Une autre membre, Gese Gogo, pense que la « Tunisie est l’allumette qui a mis le feu aux poudres » et souhaite voir les égyptiens agir rapidement sinon ce serait peut-être « trop tard et on souffrira encore plus » 72.

Cette photographie, sélectionnée par l’administrateur, présente ces tunisiens qui offrent leur corps afin de recouvrer la liberté de la Tunisie. Nous sommes donc de nouveau dans de l’« agir », comme le dit Hannah Arendt73

. Ce stade de l’agir encourage un nouvel agir à apparaître, par l’intermédiaire d’une communauté d’action qui deviendra peut-être un public. Aux Egyptiens de se jeter à corps perdu dans la bataille pour la liberté, malgré les quelques membres pessimistes estimant que ceux-ci « ne sont pas des hommes » comme les Tunisiens74. Ce type de commentaires qui tente de décourager l’élan d’émotion suscité par une « bonne » nouvelle, tel le renversement de Ben Ali, pourrait provenir de la petite armée de surveillance de l’appareil de sécurité d’Etat. Par ailleurs, ces quelques « membres », avec des noms changeant, postent très souvent des commentaires voulant « démontrer » que l’Egypte n’est pas la Tunisie et que Moubarak n’est pas Ben Ali, tout comme ce qui se dit durant cette période dans les journaux gouvernementaux. La Une de Akhbar el-Youm du 15 janvier 2011 titre « Ben Ali s’enfuit […] et l’Egypte continue sa progression » et comme sous-titre « Les institutions d’Etat : Moubarak a réalisé pour son pays les meilleurs résultats pour atteindre la sûreté économique »75. Alors que Dominique Maingueneau parle d’un

70 Ibid., p. 1. 71 Ibid., p. 5 72 Ibid., p. 8.

73 « Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec

archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). »

ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. « Agora », Paris, 1983, p. 233.

74

Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14, dernier commentaire p. 7.

162 « discours légitimé par avance » au sujet du discours journalistique76, afin de l’opposer au discours publicitaire intrusif, nous pouvons ajouter à cela que, dans un pays autoritaire et de nature dictatoriale, la légitimation est complétée par des « arguments par autorité »77. Qui oserait remettre en question le discours des « officiels », des journalistes du secteur public, des autorités militaires (l’Armée étant une institution indiscutable et adulée en Egypte), de ceux qui « détiennent » l’information et voudraient le bien de la nation78 ?

Pour en revenir à ces membres qui tentent de placer le doute dans l’esprit des autres, ils sont quasi systématiquement rejetés, non par l’administrateur mais, par leurs pairs. Par exemple, celui qui distingue la Tunisie et l’Egypte, avec son commentaire genré, certifiant que si cela a fonctionné en Tunisie c’est parce qu’il y a des hommes, pas comme en Egypte. Personne ne réagit à son commentaire, il est totalement laissé pour compte dans la discussion. Encore plus intéressant, les trois commentaires qui suivent le sien sont :

« Dalia Hassan : que Dieu me soit témoin, je ne peux me pardonner. J’ai laissé mon pays se perdre et je me suis tue […] maintenant je ne peux me regarder dans une glace […]

TheSailer Mondy : Qui peut descendre avec nous maintenant en Alexandrie ?

Gese Gogo : la Tunisie est l’allumette qui a mis le feu aux poudres et ce feu peut s’étendre, on ne doit pas se taire. Sinon on va souffrir encore plus et se taire de nouveau. »79

La première des trois culpabilise de ne pas avoir agi plus tôt ou bien d’avoir privilégié son intérêt personnel au détriment du collectif, le deuxième veut saisir la balle au bond et descendre manifester immédiatement et recherche pour cela du soutien, enfin la troisième, déjà citée, a peur d’une attente qui, selon elle, détruirait totalement l’élan acquis depuis quelques mois et renforcé par le départ de Ben Ali. Nous pouvons donc conclure que la « tentative » de dissuasion évoquée ne prend pas, elle est même complètement ignorée.

76 MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,

Paris, 2007, p. 20.

77

ARQUEMBOURG Jocelyne, « Jeux d’images dans l’espace public. Les preuves de Colin Powell » in SEMPRINI Andrea (dir.), Analyser la communication II, regards sociosémiotiques, L’Harmattan, Paris, 2007.

78 Dans le cadre d’un pouvoir absolu, Joëlle Zask présume qu’il est difficile de remettre en cause les versions

officielles de l’information :

« Alors que « l’absolutisme » émet des vérités indiscutables par l’entremise de personnes prétendument autorisées »

ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 186. C’est nous qui soulignons.

163 Ce post de l’Admin pour célébrer la « liberté » de la Tunisie opère donc à la perfection et cela s’observera dans la suite des événements. Il faut ajouter que sur la page Nous sommes

tous Khaled Saïd, l’appel à manifester le 25 janvier a été lancé depuis le 9 janvier par une

membre de la communauté qui a trouvé de bon goût de célébrer la fête de la police, jour férié depuis 2009, en manifestant contre l’Etat policier. A ce moment précis, le 14 janvier, les autres pages actives comme le Mouvement de la jeunesse du 6-Avril ou Kefaya, ont tous suivi et apporté leur soutien. Ce qui se passe en Tunisie réconforte très nettement l’engagement des activistes égyptiens. Et ce post en particulier précipite les envies d’en découdre avec cet Etat sécuritaire. Il ne faut surtout pas omettre, dans le cadre de l’action de ce post, la similarité du scénario tunisien et celui cher aux membres de Nous sommes tous

Khaled Saïd, puisque le point de départ de la « Révolution » tunisienne remonte à

l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, Mohammad Bouazizi. Un « martyr » en particulier aurait permis à la Tunisie de se « libérer », quoi de mieux comme scénario pour la page Nous sommes tous Khaled Saïd de constater qu’un schéma quasi identique, malgré la divergence dans les causes du « sacrifice » non-intentionnel du « martyr », a réussi à parachever certains de ses objectifs.