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Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion du nom

III. Khaled est mort : le « Régime m’a tuer » !

Dans un second temps, – le 10 juillet, pour les deux premières images et le 7 septembre pour ce qui est de la troisième – trois autres images sont postées avec pour personnage central

153 Khaled accompagné d’un message linguistique à chaque fois, ou d’un message accompagné d’une image de Khaled beaucoup moins reluisante que dans les cas précédents. Cette fois-ci l’auteur du graff insiste sur la défiguration de Khaled. Désormais, c’est un discours subversif et revendicateur qui est tenu, voire transgressif dans certaines situations.

Plus aucun effort esthétique n’est réalisé désormais pour représenter Khaled, ou bien l’effort de lui donner une apparence de victime. Un semblant d’absence d’esthétique comblée par une écriture « amateur », comme si n’importe qui avait laissé ce discours en suspend sur les murs d’Alexandrie, ville d’origine de Khaled. Une seule et même composition définit ces trois images : un pochoir déposant le visage de Khaled sur un mur et un message linguistique en rouge sanguin. Ce message ayant une typographie manuscrite, comme si aucun effort n’avait été fourni lors de sa réalisation, comme si une main tremblotante avait, dans un dernier souffle de survie, déclaré son décès ou dénoncé son assassin. Le meurtri fait une dernière déclaration ou dénonce son meurtrier dans un dernier élan de lucidité. Sans parallèle culturel infondé, puisqu’en Egypte l’affaire n’est pas connue, l’écriture fait penser au fameux « Omar m’a tuer » supposément inscrit par la victime Ghislaine Marchal47. Ce qui nous intéresse dans cette comparaison c’est le semblant, le comme si. Une trace laissée soi-disant par la victime du meurtre, avec son propre sang pour faire une dernière déposition avant de quitter ce monde. L’intention d’un auteur qui se fait passer pour un autre, à première vue. Pour un lecteur égyptien, il n’y a pas lieu d’interpréter ces images en ayant à l’esprit ce type d’affaire mais il serait naïf de ne pas voir la tentative de l’auteur du graff à la bombe que le message est intentionnellement mal assuré, amateur, et d’un rouge criard. Le graff est déposé rapidement, puisqu’il est souvent répété le plus grand nombre de fois possible et le plus rapidement possible. Par crainte de la sécurité d’Etat, le temps ne peut être du côté de l’auteur. Cela dit, un pochoir aurait largement pu remplir la mission d’un texte

47 L’une des affaires judiciaires les plus mémorables des années 1990 en France :

En juin 1991, dans les Alpes-Maritimes, une certaine Ghislaine Marchal est retrouvée dans sa cave assassinée. Une quinzaine de coups de couteau ont eu raison de cette sexagénaire. Omar Raddad, son jardinier, de nationalité marocaine, sera au bout de quelques jours incarcéré pour homicide volontaire. Le seul motif en sa défaveur étant l’inscription de sang, près du corps, portant des traces d’ADN d’Omar Raddad, celle-ci indique « OMAR M’A TUER ». Ghislaine Marchal aurait pris la peine, en agonisant, de dénoncer son meurtrier avec son propre sang, seulement la faute de conjugaison laisse planer le doute. Pour une femme aussi fortunée et éduquée, il paraissait « improbable » qu’elle puisse faire une telle erreur aux yeux de nombreux acteurs dans cette affaire. Omar Raddad restera incarcéré jusqu’en 1996, où il sera partiellement gracié, Jacques Chirac ayant décidé de le libérer, sous la pression du Roi du Maroc, afin d’éviter que cette affaire teintée de « racisme » ne prenne encore plus d’ampleur.

BOUZON-THIAM Françoise, Omar n’a pas tué. L’assassin a signé son crime, Editions des Limbes d’Or, Paris, 1996.

154 plus travaillé, tout autant que le pochoir de la photographie qui le côtoie, mais ce n’est pas le cas.

En réalité, une certaine Ranwa avait pour intention de donner une visibilité maximale à Khaled en Alexandrie. Elle décide alors d’opérer avec ses bombes un peu partout dans la ville et de communiquer ses photos à la page Nous sommes tous Khaled Saïd.

Concernant les deux premières photos, la légende de l’Admin est la même et paraît le même jour en date du 10 juillet 2010 :

« Ranwa a fait ce graff sur un mur en Alexandrie. Khaled est mort…Elle a décidé que les photos de Khaled allaient encercler la Sécurité d’Etat partout en Alexandrie  »48

Cette dénommée Ranwa fait le choix de placer son propre cordon de résistance autour des forces de l’ordre qui ont plus pour habitude d’encercler des manifestants ou des opposants que le contraire. Une seule personne, malgré le déficit du nombre, prend au dépourvu les forces de l’ordre, qui seraient responsables du décès de Khaled. Mais les images varient même si le post de Wael Ghonim reste à l’identique dans les deux cas.

La première image est une photographie déclarant que « Khaled est mort », une double déclaration puisque le message linguistique le précise et que le pochoir reprend la célèbre photographie de Khaled à la morgue, après « lynchage » selon ses défenseurs et après « autopsie » selon ses détracteurs. La reproduction pochoirisée de sa photographie défigurée certifie bien qu’il est mort et comme pour le préciser, au cas où le lecteur ne l’aurait pas encore compris, Ranwa décide d’appuyer ou d’étayer son propos par cette déclaration « Khaled est mort ». Pourtant, elle écrit bien « mort » et non pas « tué » ou « assassiné ». Mais ce manque de précision est complété par le pochoir qui montre qu’aucun doute ne subsiste. « Khaled est mort » mais avec la complémentarité du pochoir, il est désormais évident qu’il ne nous a pas quittés d’une mort naturelle. C’est le rapport texte/image qui déclare qu’il est bien victime d’une cruauté sans nom. Lorsque nous rajoutons à tout cela, ce qui ne peut être oblitéré, la légende de l’Admin, la lecture est de nouveau modifiée. Ranwa et Wael Ghonim, en décidant de publier ces photographies, déclarent officiellement la lutte ouverte aux forces de l’ordre. Et les commentaires, pour une bonne partie, vont dans le même sens. Au départ, une membre de la communauté, Nada Nadoz49 qui réclame la fin du graffiti qui serait une pollution visuelle et sale à son goût, est vivement critiquée. Un

48

Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10, p. 1.

155 membre, Ahmed Saeed, lui répond dans la foulée ironiquement que : « Toi, c’est tout ce qui te gêne la pollution visuelle !! :-s ». Enfin, la quasi-totalité des membres se rangent du côté de l’Admin et une membre, par ailleurs, « propose qu’on remplace mort par tué »50

parce que ce terme « réunirait plus de monde ».

Concernant l’autre objet posté à la même date, le 10 juillet 2010 (cela fait un mois que la page existe), le post linguistique de l’Admin est parfaitement identique alors que l’image postée est bien différente. Wael Ghonim promeut l’action de Ranwa sans distinguer les images publiées. Cependant, la portée et l’effet de cet objet est tout autre. Cette fois-ci, avec à peu de chose près le même procédé, Ranwa communique un message linguistique et la reproduction pochoirisée de deux photographies juxtaposées : l’avant et l’après-meurtre. Le texte promettant : « Khaled, nous ne laisserons jamais tomber tes droits ! ». Après le déclaratif du premier objet, nous avons désormais un promissif qui « nous engage à une action »51. Ce nous s’adresse directement à Khaled, c’est envers lui qu’il engage sa responsabilité et la performativité de son propos mais ce Khaled correspond à une identité- résistance ou plutôt dans ce cadre, non pas urbain mais socionumérique, à une communauté des « Nous sommes tous Khaled Saïd ». C’est au sein de cet espace discursif précis que le langage performe et a une valeur de promesse. Ranwa s’engage, à un premier niveau, vis-à- vis de la communauté numérique, puis Wael Ghonim reconfirme, à travers son acte de publication, ou promet à son tour qu’il s’engage et engage la totalité des membres, qui donnent à leur tour leur aval. Tous les Khaled prêtent serment de nouveau, rituel très fréquent, et valident ainsi comme étant LEUR mission que de retrouver l’honneur et la dignité de Khaled en passant par la justice, seule apte à le disculper de fausses accusations et si celle-ci est corrompue il faudra alors la renverser. Voilà donc l’objet de la profession de foi de chaque membre de cette communauté. Et c’est grâce à ce cadre de félicité que les propos tiennent du solennel et réitèrent une promesse pour une énième fois. Elle fait partie de la charte inaugurant la communauté.

Mais lorsque nous nous intéressons aux commentaires, certains commencent à réclamer de nouveaux droits. Tout en reconfirmant sa fidélité au « saint » Khaled, Mohamed Ibrahim souhaiterait élargir le propos et la portée des revendications de la communauté.

« Que Dieu t’accorde Sa Miséricorde, Khaled.

50

Ibid., p. 4.

156 Mais vraiment le problème est désormais plus grand que la

mort de Khaled. On se fait voler, on est traité comme de la merde. On travaille et on se fatigue pour des clopinettes pour que d’autres s’enrichissent et vivent dans le luxe. On est en train de se transformer en esclave dans ce putain de pays dans lequel on vit »52.

Le discours est donc loin d’une identité-légitimante, qui selon Manuel Castells a souvent véhiculé une identité nationaliste53. Mais nous pourrions inscrire ce type de discours totalement dans une identité-résistance. En effet, ils tentent de s’unir afin de réagir à des postures dominantes, dans ce cas le pouvoir en place :

« L’identité-résistance est produite par des acteurs qui se trouvent dans des positions ou des conditions dévalorisées et/ou stigmatisées par la logique dominante : pour résister et survivre, ils se barricadent, dans des principes étrangers ou contraires à ceux qui imprègnent les institutions de la société. »54

En tout cas, l’extension des problèmes tend vers le social et le politique, au sens large, et donc les problèmes de tout un chacun. A ce moment précis, ce membre s’exprime en tant que l’un des Khaled Saïd mais il aimerait, visiblement, s’exprimer dorénavant comme l’un des égyptiens spoliés et opprimés. Il tente une première approche de la définition des intérêts du public.

Enfin dans un troisième post datant du 7 septembre 2010, (que nous pourrions affilier à la même série initiée par Ranwa en Alexandrie) une simple photographie d’identité, précédant donc la torture, côtoie un texte à traduire par « Non à la torture »55. Sans préciser que cette inscription est l’œuvre de Ranwa et avec deux mois d’écart par rapport aux deux premières (il est très compliqué pour un usager quelconque ou même un membre de la page de retrouver l’auteur ou le lieu), Wael Ghonim ajoute à cette photographie la légende suivante :

« Non à la torture Non à l’état d’urgence

52 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10, p. 2. 53

CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 24.

54

Ibid., p. 18.

157 Nous sommes tous Khaled Saïd »56.

Hormis les messages de confirmation et ceux qui prêtent allégeance une énième fois à Khaled, un membre fait référence déjà à un sit-in prévu pour le 25 septembre. Il apporte son soutien en proclamant que « Si Dieu le veut nous serons tous présents le 25/09, ça signifie nous sommes tous Khaled Saïd pour combattre la corruption et l’état d’urgence »57. Il n’engage pas seulement sa propre personne mais parle à la première personne du pluriel, il ne se voit plus comme simple membre d’une page engagée mais s’exprime bien en sa qualité de Khaled, parmi les autres qui forment tous ensemble une « union sociale plurielle »58. Brièvement, l’identité-résistance mène à la formation de communauté59

, comme le dit Castells qui se réfère à Gramsci sur ce point précis. Ceci étant dit, la communauté, malgré notre emploi fréquent de ce terme, sous-entendu « socionumérique », suppose une homogénéité de ses membres, une « mêmeté »60, d’après Laurence Kaufmann, tandis que le collectif suppose une diversité des individus, voire une « configuration triadique » entre un

Je et un Tu qui sont à même de former un Nous, malgré leurs « expériences subjectives »61. C’est cette part de subjectivité qui mènera le collectif à une présupposition « bi-faciale » de son existence, c’est-à-dire qu’en externe il suit une logique d’« individuation », il est perçu comme une entité homogène, ne faisant qu’UN ; alors qu’en interne une « descente en singularité » s’opère62. Les particularismes de tout un chacun, avec la subjectivité de chaque individu, comptent et permettent de s’engager différemment dans les expériences, chacun étant indirectement affecté mais à des degrés divers. C’est ainsi que nous pouvons parvenir à un parallèle subtil avec « l’union sociale plurielle », que Joëlle Zask qualifie de règne de la diversité63 et de la pluralité des expériences qui tentent toutes de s’unir afin de renouer le continuum de l’expérimentation en formant une union, capable de vivre une expérience collectivement, malgré leurs divergences en interne. Nous tenterons d’analyser comment le

56 Ibid., p. 1

57 Ibid., p. 5. C’est nous qui soulignons.

58 ZASK Joëlle, Le public chez Dewey : une union sociale plurielle, TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189.

C’est nous qui soulignons.

59

CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18.

60

« Un collectif n’est donc pas une communauté, qui repose sur la mêmeté a priori des mœurs, des valeurs et des pratiques »

KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 341.

61

Ibid., p. 351.

62

Ibid., p. 353.

158 départ d’une identité-résistance contribue à former une communauté, celle-ci aspirant à acquérir les traits caractéristiques d’un collectif afin, à terme, d’intégrer un public politique actif, censé renouer le continuum de l’expérimentation.

Concernant la publication que nous traitions, un autre commentaire64 attire tout particulièrement l’attention. Basma Memi détourne une chanson très populaire à ce moment et dont le clip tourne en boucle sur les chaînes égyptiennes et satellitaires arabes. Un texte intitulé « T’es certainement en Egypte »65 est interprété par trois jeunes chanteurs et met en avant la beauté et la pureté de l’Egypte, sous forme de propagande. Un premier couplet présente un grand-père et son petit-fils qui font leurs ablutions main dans la main pour s’en aller prier, un second couplet nous transporte dans une église, lors d’un mariage, en nous faisant respirer « l’air pur » de l’enceinte sacrée et nous prend pour témoin de « l’Histoire » avec un grand H située dans chaque « recoin de l’église »66. Enfin, un troisième couplet résume, dans des scènes du quotidien de l’égyptien, chrétiens et musulmans confondus, et reprend tous les stéréotypes qui qualifie le « bon » égyptien : chaleureux, généreux et bien évidemment pieux. Le tout prodigué dans un magma d’images policées, présentant une Egypte naturellement propre et riche. Mahmoud el-Esseily a pour habitude de soutenir le régime et cette chanson, qui connaît un grand succès en 2010, dépeint une Egypte « version officielle » que nous ne saurions retrouver dans une réalité quelconque.

La membre67 de la communauté Basma Memi, sûrement ulcérée par ce type de clip musical, reprend le texte initial pour le transformer avec sa vision de la réalité du quotidien des égyptiens.

« Si tu trouves de la torture alors t’es certainement, certainement en Egypte

Si tu trouves de la torture alors t’es certainement, certainement en Egypte

Si tu trouves de la pauvreté, du chômage, des vieilles filles, des enfants de rue, des maisons en tôle, des cabanes de fortune t’es certainement, certainement en Egypte

64 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07, p. 4.

65 Mahmoud Esseily, Mai Selim, Mohammad Kilani, « T'es certainement en Egypte », Youtube,

https://www.youtube.com/watch?v=EAWL5kW4iAE, dernière consultation le 13 septembre 2016. En annexe.

66

Les paroles et le clip, le rapport texte/image, dépeignent une communauté chrétienne égyptienne qui fait partie intégrante de l’Histoire noble du pays.

159 Si tu trouves des longues files d’attente pour le pain et les

bombonnes de gaz t’es certainement, certainement en Egypte […] Dieu merci, on est vraiment gâté, franchement de quoi vous plaignez vous »68

Nous observons une extension très nette de la définition des problèmes d’« intérêt public » ce qui est la première mission du public. Même si cela reste, pour le moment, ponctuel, certains commentaires abordent de plus en plus la paralysie d’actions face aux problèmes sociaux que rencontrent les Egyptiens. Il ne s’agit plus que de Khaled Saïd, même s’il demeure au centre des préoccupations, mais désormais des enfants livrés à eux-mêmes dans les rues, du chômage… et surtout de la corruption généralisée de tout un régime politique en place depuis près de soixante ans. Dès lors un discours de revendications plus larges prend la place du discours principalement déclaratif et promissif. Ici, nous pourrions dénommer ce type d’acte de langage, un revendicatif, ce qui pourrait être défini comme l’exigence d’un promissif de la part d’un tiers, c’est-à-dire qu’il est attendu de la part d’un « Tu » désigné un engagement vis-à-vis du « Nous ». « Non à la torture » est une réclamation portée aux autorités, celles-ci doivent apporter une réponse sous forme de promesse assurant que la torture ne sera plus dans les commissariats, les prisons et les camps de rétention égyptiens. Pour ce faire, l’état d’urgence, restauré suite au meurtre de Sadate en 1981, doit prendre fin. C’est là l’une des premières exigences de la communauté numérique, au sens de Michel Marcoccia, « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Nous constatons donc que depuis une inscription murale réclamant la fin de la torture, citant le cas de Khaled Saïd, nous nous retrouvons face à un acte de langage exigeant, à travers notamment des actions dans la sphère publique urbaine, un autre acte de langage dans lequel se trouverait la réponse aux inquiétudes des nombreux « Khaled Saïd ».

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