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Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et collectifs

III. Faire collectif »

En effet, la « communauté », dans son acception plus large et non plus uniquement socionumérique, pose certains défis et problèmes à surmonter en vue d’une analyse pragmatiste portant essentiellement sur l’action d’une entité plurielle. La communauté a pour caractéristique principale l’homogénéité des individus qui la composent. Ce que Laurence Kaufmann qualifie de « mêmeté » :

« Un collectif n’est donc pas une communauté, qui repose sur la mêmeté a priori des mœurs, des valeurs et des pratiques »

21

.

Ce critère de « mêmeté » serait plus proche d’une psychologie des foules qui se focalise sur des entités massives animées par une homogénéité immuable à un comportement toujours assimilé à une similitude mécanique et systématique. Par ailleurs, il pourrait également s’agir des communautés au sens culturel, ethnique, etc., dans les deux cas, cette approche, fondée sur la « mêmeté » d’une communauté, serait nettement contradictoire avec nos problématiques c’est-à-dire l’observation de la fonction agissante d’un acteur collectif de

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MOULIER-BOUTANG Yann, « Les réseaux sociaux numériques : une application de la force des liens faibles » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, pp. 67-81.

19 Ibid., p. 73. C’est nous qui soulignons. 20 Ibid., p. 76.

21 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN

Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 341. C’est nous qui soulignons.

67 manière intentionnelle et délibérée, et aucunement une action déterminée par des réflexes quelconques ou par une appartenance à un groupe culturel qui serait déterminant en vue de son action. Le collectif, quant à lui, s’engage plus dans une voie de travail conscient, ce que Searle comparait à une symphonie où chaque individu joue d’un instrument mais en définitive l’action et le résultat sont collectifs et l’écoute devient harmonieuse grâce à la composition des différents acteurs qui s’ajustent les uns aux autres, ce que Laurence Kaufmann appelle du « partie-tout »22.

Tout comme dans une pièce de théâtre, un individu s’associe intentionnellement à d’autres afin de former une troupe capable de jouer une pièce sur la même scène, et si un comédien venait à se tromper dans le texte ou la mise en scène ceux qui le côtoient doivent s’adapter et réajuster leur texte et leur placement sur scène. Il y a donc un intérêt collectif qui surpasse l’intérêt individuel.

« La communauté d’esprit qu’engendre le fait, pour des individus dispersés, de partager de facto un certain nombre de sentiments et de représentations ne suffit pas à « faire collectif ». L’appartenance à un collectif est un choix délibéré et exige de la part de ses contractants un travail de mise en

commun qui permette de transformer la quantité de points de

vue partagés en qualité collective. »23

Le passage de la notion de communauté à celle de collectif nous semble donc une étape nécessaire afin de pouvoir étudier l’action de ce dernier. Ce qui sépare distinctement la communauté du collectif, selon Laurence Kaufmann, c’est bien son engagement voire le

choix de cet engagement et surtout le travail conscient effectué en vue de se constituer en

collectif. Nous disposons, à cet égard, d’une définition parfaitement satisfaisante – et qui sied à notre problématique – du collectif chez l’auteure en question :

« transformer une collection d’individus disparates en un acteur collectif est la notion transversale d’engagement : c’est par le contrat implicite ou explicite qui sous-tend son entrée dans le collectif que l’agent accepte de lier son futur cours d’action aux décisions du groupe. »24

De fait, c’est ce que Laurence Kaufmann nomme l’opérateur de « totalisation » ou par ailleurs la contribution au passage d’un « multiple en un ». L’engagement et le contrat noué

22

Ibid., p. 337.

23

Ibid., p. 341. C’est nous qui soulignons.

68 entre divers individus, dont le lien ne se restreint pas à une similitude dans les mœurs, les représentations, les valeurs, les codes sociaux, etc. – ce qui se rapproche de la définition de la « communauté d’action »25 chez John Dewey – est la condition nécessaire à la constitution d’un collectif. La modalisation verbale employée par Laurence Kaufmann n’est en rien anodine : les individus ne mutent pas en un collectif, ils se « transforment » ; ce verbe d’action démontre à quel point l’intentionnalité est « centrale ».

L’agir en commun doit donc être pleinement intentionnel pour caractériser un collectif. L’« engagement conjoint » ainsi que la « conscience mutuelle » déterminent l’apparition d’un « sujet pluriel » qui se manifeste par l’émergence du pronom personnel « Nous » :

« composé de différents individus qui s’engagent mutuellement dans des actions conjointes et des croyances collectives et endossent les droits et les devoirs qu’un tel engagement implique. »26

Pour récapituler en quelques points, le collectif pourrait se définir en quatre opérateurs constitutifs, à savoir :

- la nominalisation : « ce que pourrait être la spécificité des collectifs politiques modernes, à savoir le fait de se concevoir, sous un mode réflexif, comme un Nous nominal, un Nous a posteriori et artificiel qui reste suspendu aux intentionnalités collectives des individus qui sont à son principe. »27

- la totalisation où le « contrat implicite ou explicite d’engagement » est animé par un « souci du monde » prenant le dessus sur le « souci de soi-même » ;

- la conscience mutuelle de former une unité : un « entre Nous » fondé sur des engagements régis par des droits et des devoirs à respecter ;

25 Celle-ci se concentre principalement sur le partage d’un même code langagier qui laisse transparaître des

similitudes quant aux valeurs, aux principes, aux pratiques, etc. Par exemple, une communauté religieuse et une communauté scientifique ne déploieront pas le même langage, ils recouvrent donc des communautés d’action distinctes. Il ne s’agit donc absolument pas d’habitudes culturelles mais une relation avec d’autres membres déterminé par un système linguistique et un dispositif langagier.

DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 110.

26 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN

Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 339.

69 - l’intentionnalité : un choix délibéré d’agir en commun reposant « sur la manifesteté mutuelle d’une intention-en-‘Nous’ »28

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