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Partie I : Les courants d’influence de la simulation participative

4. Les jeux sérieux

4.1. Les origines, les contours et le principe des jeux sérieux

4.1.1. Origines et contours

Djaouti et al. (2011) ont réalisé un travail remarquable pour retracer l’origine du « serious game ». Le terme « jeu sérieux » renvoie à un jeu dont le but principal n'est pas de se divertir ou s'amuser (Sawyer et Rejeski 2002, Michael et Chen 2005). Le terme en lui-même est pour de nombreux auteurs un oxymore. En effet, comme évoqué plus haut, la notion de jeu « distingue l’utile et le futile, la réalité et la fiction…. Le jeu sérieux n’est, stricto sensu, pas un jeu, ou alors il lui faut gérer le paradoxe de la

59 Il n’y a aucune différence sémantique entre les termes « serious game » et « jeu sérieux », si ce n’est l’aspect attractif du terme anglais ; c’est pourquoi la terminologie française est utilisée dans cet ouvrage.

gratuité de l’action dans un dispositif fonctionnellement orienté vers une utilité » (P. Schmoll 2011b).

Or c’est bien cette notion d’utilité qui caractérise l’usage des jeux dans de multiples domaines, que ce soit la santé, l’éducation, la gestion des ressources, le management ou bien l’aménagement du territoire. Pourtant, l’acceptation courante du terme « jeu » par la société pourrait être résumée en

« une activité libre qui se tient tout à fait consciemment hors de la vie "ordinaire" comme n'étant "pas sérieuse", tout en absorbant intensément et totalement le joueur » (Huizinga 1950). Cette idée d’une déconnexion entre la pratique du jeu et la réalité est justement ce qui amène un certain nombre d’auteurs à employer de manière tout à fait consciente l’oxymore « jeu sérieux ». Le but est de mettre l’accent sur les implications importantes et tout à fait concrètes de « simples jeux », que ce soit dans l’activité de jouer, qui est la base même de l’apprentissage et de la découverte du monde chez l’enfant, comme le rappelle Klabbers (Klabbers 2009b), dans le fait de jouer à mentir, ou dans la pratique professionnelle de jeux de sports, de courses ou d’e-sports, comme le rappellent Djaouti et al. (2011). Abt, à qui on attribue souvent la paternité du terme « serious game » pour son livre éponyme (Abt 1970), indique que « les jeux peuvent être joués sérieusement ou pour se divertir ». C’est le jeu tout comme la posture « sérieuse » du joueur qui lui confèrent son caractère sérieux (Alvarez et Djaouti 2010). En ce sens, un jeu sérieux est un jeu qui n’a pas pour principal objet de divertir ou d’amuser (Abt 1970). Abt indique toutefois que cela n’implique pas que les jeux sérieux ne soient pas divertissants. Il est intéressant de noter que dans son livre, Abt ne fait pas référence aux jeux vidéo (Crookall 2010, Djaouti et al. 2011). Il suggère une acceptation large du terme, ce qui n’est plus forcément le cas aujourd’hui. En effet, le terme renvoie souvent à une simulation ou à un jeu informatisée utilisé pour la formation ou l'apprentissage (Crookall 2010). Djaouti et al. (2011) montrent comment la terminologie « jeu sérieux » commence à s’imposer à partir de 2002, date à laquelle ces auteurs situent le point de départ de la pratique actuelle du jeu sérieux. À cette époque, certains le définissent comme l’utilisation de jeux vidéo de divertissement, pour réaliser des simulations visant à améliorer les politiques publiques (Sawyer et Rejeski 2002). Rapidement, cette acceptation du terme est toutefois étendue à l’emploi du jeu vidéo pour améliorer les pratiques d’enseignement en classe ou en formation continue (Michael et Chen 2005, Zyda 2005). Puis, Sawyer étend encore la définition à « toute utilisation de jeux informatisés dont la mission principale n’est pas le divertissement » (Sawyer 2007).

Par ailleurs, Alvarez et Djaouti prennent soin d’écarter de l’appellation « jeu sérieux » les différentes formes de détournement de jeux vidéo (Alvarez et Djaouti 2010). Cette pratique, appelée le serious

gaming, consiste à détourner des jeux de divertissement existants pour leur assigner des objectifs

et de Djaouti et réserve le terme de jeu sérieux à un jeu vidéo qui a été explicitement destiné par ses concepteurs à des finalités autres que le simple divertissement.

Crookall met en perspective le terme « jeu sérieux » dans un article de 2010, en rappelant qu’il s’agit d’une branche particulière de la pratique plus large du simulation and gaming, consistant à mobiliser les technologies informatiques et les graphismes vidéo avancés à des fins d’apprentissage et de formation. Le terme de jeu sérieux apparaissant plus simple, plus facilement mémorisable et ayant le vent en poupe, il suggère de l’utiliser comme synonyme d’une simulation jouée informatisée pour la formation ou l'apprentissage. À l’inverse de cette démarche inclusive, d’autres auteurs suggèrent de distinguer plus nettement les dispositifs éducatifs qui relèvent du jeu et ceux qui relèvent de la simulation. Par exemple, les Canadiens Louise Sauvé et David Kaufman les distinguent en ces termes :

« Le jeu est une situation fictive, fantaisiste ou artificielle dans laquelle des joueurs, mis en position de conflit […], sont soumis à des règles qui structurent leurs actions en vue d’atteindre des objectifs d’apprentissage et un but déterminé par le jeu […]. Au contraire, la simulation se veut un modèle simplifié, dynamique et juste d’une réalité définie comme un système. […] La simulation n’implique pas nécessairement un conflit, une compétition, et la personne qui l’utilise ne cherche pas à gagner, ce qui est le cas dans le jeu » (Sauvé et Kaufman 2010).

Si les auteurs qui viennent d’être cités se sont employés à retracer l’origine du terme et à le définir, il n’en reste pas moins que, dans la pratique, le terme de « jeu sérieux » peut être employé dans un sens très large, rassemblant parfois des usages qui n’utilisent pas la technologie informatique, voire dont l’intention est parfois plus participative qu’éducative. C’est pourquoi certains travaux sur les jeux sérieux seront abordés dans les chapitres qui traitent de la simulation participative60.

4.1.2. Immersion et plaisir ludique : des principes de base

L’immersion est l’un des principes de base des jeux sérieux. Elle consiste à proposer à l’apprenant une situation virtuelle, un monde virtuel, dans lequel l’apprenant va pouvoir s’investir et échapper le temps du jeu au système de règles de la réalité qui l’entoure. Selon Koster, l’immersion est composée d’un investissement physiologique du corps dans l’activité immersive, d’un détournement de l’attention par l’immersion dans une fiction (aussi appelée « immersion narrative » ou « immersion fictionnelle »), et d’un engagement social de l’individu immergé dans le collectif (aussi appelé « immersion

60 L’utilisation du terme jeu sérieux pour se référer exclusivement à un jeu informatisé n’est pas partagée par tous. Igor Mayer notamment, praticien de longue date du domaine du Simulation and Gaming, ainsi que ses co-auteurs comme Xander Keijser, préfèrent utiliser de manière indifférenciée les termes « serious game » et « gaming simulation » (Mayer et al. 2014a, Keijser et al. 2018b). De même, den Haan et van der Voort ainsi que Wietske Medema, dont les articles seront étudiés dans le Chapitre §7.1 qui porte sur la simulation participative (Medema et al. 2016, den Haan et van der Voort 2018), utilisent le terme de « serious game » pour parler de jeux informatisés ou non, et de social-learning games. Enfin, d’autres auteurs, comme (Dormans 2011), qui cherchent à faire la distinction entre un jeu informatisé et un jeu non informatisé, utilisent le terme « serious board game » pour parler d’une simulation jouée non informatisée.

anthropologique » ou « immersion sociale ») (Koster 2013). Les mécaniques utilisées pour favoriser l’immersion sont nombreuses et variés. Que ce soit le fait d’explorer des territoires virtuels ayant leurs propres codes et leur propre atlas ou d’être plongé dans une expérience sensorielle intense, ou encore d’être absorbé par la trame d’une histoire à rebondissements (domaine de l’immersion narrative), l’apprenant est capté par le dispositif qui lui est proposé. D’ailleurs, l’immersion n’est pas une expérience propre au jeu sérieux, ni même au jeu vidéo. Elle est présente dans l’exploration de l’espace numérique d’internet, et dans un grand nombre d’expériences esthétiques de la révolution industrielle (Boullier 2008).

L’avatar (la figure représentant le joueur dans le jeu) est l’objet « transitionnel » de l’immersion. Il est la forme par laquelle l’individu se présente aux autres et remplit plusieurs fonctions :

• Il facilite le sentiment d’évasion, par sa fonction de marqueur de la présence et de l’identité sociale de l’individu dans le monde virtuel.

• Il constitue un outil technique pour interagir avec le monde virtuel.

• Il est le média de l’expérimentation sociale de l’identité. Au travers de la « façade » que représente l’avatar, le joueur peut expérimenter plus facilement diverses formes d’interactions, entre son avatar et les éléments du jeu ou les avatars des autres joueurs (Koster 2013).

Le plaisir ludique rassemble tout aussi bien ce sentiment d’évasion et d’immersion que le sentiment d’adhésion à une culture partagée, à une manière d’être au monde qui met l’accent sur l’individualisme, la performance et l’affirmation de soi (Koster 2013). Dans cette perspective, certains étudient l’activité ludique comme une activité sociale à part entière, avec ses codes et ses valeurs. Ces travaux montrent que l’idée d’une séparation entre l’espace du jeu et la réalité sociale n’est pas tenable, car la pratique ludique s’inscrit dans une culture qui s’est construite socialement dans cette même réalité sociale (Koster 2013).

Le chapitre suivant parcourt différents travaux sur cette pratique très large du jeu sérieux, dans l’optique d’identifier des enseignements pour la pratique de la simulation participative, que ce soit en termes d’intention, de format de conception des dispositifs déployés, ou encore d’effets de l’usage de ces dispositifs auprès de ses utilisateurs.