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Partie I : Les courants d’influence de la simulation participative

5. La modélisation d’accompagnement

5.2. La modélisation d’accompagnement en appui aux acteurs d’un territoire

5.2.2. Articulation entre le processus et le territoire

Pour tendre vers un objectif d’action collective, la démarche de modélisation d’accompagnement s’intègre dans un territoire qui comporte nécessairement des dynamiques institutionnelles, politiques et sociales complexes et enchevêtrées. Le Chapitre §5.4.1, analysera comment cette intégration (qui passe notamment par une insertion dans les processus décisionnels), peut se réaliser et ce que cela implique. Mais dans l’immédiat, je vais m’attacher à représenter conceptuellement cette articulation entre le processus de modélisation d’accompagnement et le contexte territorial dans lequel il s’insère. Cette représentation schématique permettra de mieux structurer l’analyse qui suivra dans les prochains chapitres, concernant les méthodes et les processus déployés par la modélisation d’accompagnement. Pour ce faire, je mobilise quatre concepts ou cadres théoriques.

5.2.2.1. Premier concept : le processus d’accompagnement et le territoire co-évoluent

Il serait erroné de penser qu’un processus de modélisation d’accompagnement, tout comme tout autre processus participatif se déroulant sur une période suffisamment longue (de quelques mois à plusieurs années), agit sur le système territorial dans lequel il s’inscrit à la manière d’un processus parallèle indépendant. Certes, on peut identifier un début et une fin au processus, avec des objectifs initiaux et des effets à la fin, mais dans les faits, le processus de modélisation d’accompagnement et le territoire co-évoluent durant toute la durée du projet. Cette co-évolution se produit parce que les acteurs

90 À noter que la catégorie acteurs (A) dans la conceptualisation de Barreteau et al. inclut également les décideurs. Les décideurs sont donc potentiellement inclus dans la démarche de co-construction du cas 6.

91 Dans le cas 5, les acteurs agissent sur le processus de décision au travers de la co-construction mais ne gardent pas le contrôle sur la façon dont on est utilisé le modèle. Ceci amène Barreteau et al. (2013) à ne pas privilégier cette voie pour des processus où l’objectif est l’appui à l’action collective via l’apprentissage social, mais plutôt à privilégier le cas 6.

impliqués dans le processus participatif le sont aussi dans la gouvernance de leur territoire. En effet, la démarche de modélisation d’accompagnement intègre des phases de questionnement et de révision des objectifs en cours de processus (cf. supra) prenant la forme de multiples COPIL au sein du processus ; par ailleurs, la démarche génère un apprentissage social, qui conduit les attentes et les intérêts des parties prenantes à évoluer en cours du processus.

5.2.2.2. Deuxième concept : distinguer effets du processus et impacts sur les institutions

Un processus d’accompagnement génère des apprentissages, classifiés en 2010 en cinq catégories : technique, relatif à l’enjeu, au sujet des autres, communicationnel et organisationnel (Daré et al. 2010). Le Chapitre §7.1 reviendra sur la question des apprentissages et proposera une nouvelle classification au regard des nombreux apports de la littérature venant du domaine du simulation and gaming, des jeux sérieux ou bien encore des sciences politiques. À ce stade, les apprentissages sont considérés comme relevant de trois ordres : cognitif, social et politique. Plus généralement, ces apprentissages constituent ce que l’on peut nommer les effets du processus. Il s’agit d’effets individuels et/ou collectifs sur les participants au processus. Ces participants au processus font eux-mêmes partie d’institutions ou de collectifs au sein de leur territoire. Les effets du processus sur les participants ont des conséquences sur la façon dont ces individus vont agir au sein de leurs institutions, de leurs collectifs ou de leur territoire. Le terme « d’impact » est utilisé ici pour qualifier ces conséquences institutionnelles et sociales. Ainsi, il convient de distinguer les effets du processus sur les individus et le groupe de participants de son impact sur les institutions et l’environnement social du territoire dans lequel le processus s’inscrit.

Une question récurrente posée aux praticiens de la modélisation d’accompagnement et des démarches participatives en général est celle de l’impact du processus mis en place, souvent qualifié d’ « impact réel ». Les praticiens sont bien incapables de répondre à cette question ou d’apporter des éléments de preuve sur des « impacts réels » des dispositifs qu’ils mettent en place. Les mises en œuvre sont tellement dépendantes du contexte d’application et intriquées avec les dynamiques du territoire qu’il est impossible de discerner si les impacts observés sont le résultat du processus ou d’autres procédures à l’œuvre sur le territoire92. En outre, si l’on se réfère au paradigme de la science

92 Dans plusieurs cas, les porteurs de projet ont pu relever sur le terrain, plusieurs années après la mise en œuvre du processus de modélisation d’accompagnement, des impacts correspondant à des éléments issus des simulations qui avaient été réalisées à l’époque (d’Aquino 2015, Lidon et al. 2018). Dans un autre cas, les résultats de simulation issus du processus de modélisation participative ont contribué aux échanges ayant abouti à la mise en place de nouvelles politiques publiques, en l’occurrence la réduction du prix du carburant par les autorités d’une région d’Indonésie (Smajgl et al. 2011). Plus récemment, un autre article (Meinzen-Dick et al. 2018) montre que l’adoption de nouvelles règles de gestion des eaux souterraines au sein de communautés de cultivateurs en Inde a été plus importante pour les communautés auprès desquelles un dispositif de simulation participative a été déployé pendant plusieurs années, que pour les autres communautés de la région.

post-normale, l’évaluation du résultat du processus au travers de ses impacts est un leurre tant les incertitudes sont grandes et la justesse des décisions relative au point de vue de celui qui l’évalue. Dans une démarche post-normale, l’évaluation du processus se fait plutôt au regard du chemin parcouru et de la qualité des interactions qui se sont produites. Ainsi, pour en revenir à notre conceptualisation de l’articulation entre le processus et son territoire, il convient de distinguer les effets du processus de ses impacts, tout en gardant à l’esprit que le lien de causalité entre les deux n’est pas mesurable, ou ne l’est du moins pas dans l’état actuel de nos connaissances. Pour parler de ce lien, et comme évoqué dans la section qui suit, Klabbers préfère utiliser les termes de conséquences institutionnelles et sociales plutôt que d’impact.

5.2.2.3. Troisième concept : deux niveaux de design, Design-In-the-Small et Design-In-the-Large Comme abordé dans notre paragraphe consacré à l’épistémologie du simulation and gaming (Chapitre §2), Klabbers distingue deux niveaux de design : le Design-In-the-Small (DIS) qui se réfère à la conception de l’artefact (un jeu, une simulation, un atelier de co-construction) et le Design-In-the-Large (DIL) qui se rapporte à la façon dont l’artefact est déployé auprès d’un réseau d’acteurs en vue de produire du changement social (Klabbers 2009b). L’analogie entre la réflexion de Klabbers sur le DIL et la démarche de modélisation d’accompagnement est grande. Klabbers se réclame de la science post-normale et s’intéresse à la conception et au design de ces processus, comme la modélisation d’accompagnement (l'association a réaffirmé ce positionnement dans une version plus récente de sa charte ; Association ComMod 2013). De même, l’articulation que la modélisation d’accompagnement réalise entre le processus et les temps forts collectifs s’apparente fortement au lien que Klabbers établit entre ces deux niveaux de design : DIS et DIL. Klabbers estime à ce sujet que pour parvenir à une recherche efficiente dans le domaine de la science du design, il est important de concentrer les travaux aujourd’hui sur des démarches, des éléments de conception visant à faciliter les ponts et à articuler les deux niveaux de design (Klabbers 2009b).

Voici les éléments de conception des deux niveaux de design qu’il identifie permettant de faire le lien entre DIS et DIL.

Élément de conception

Design-In-the-Small (DIS)

Design de l’artefact

Procédures de mise en œuvre Instanciation de l’artefact

Design-In-the-Large (DIL)

Design du meta-artefact (équivalent au design du processus) Contexte social et arène d’actions dans lequel se déroule le processus Conditions institutionnelles d’interaction avec le processus

Conséquences institutionnelles et sociales de l’interaction avec le processus Évaluation participative du processus

Figure 18 : Lien entre DIS et DIL (adapté de Klabbers 2006, 2009b)

Les réflexions de Klabbers permettent de remettre en perspective les conséquences institutionnelles et sociales de l’interaction avec le processus au regard des conditions d’application de ce processus, du contexte social dans lequel il s’inscrit et de l’arène d’actions dans laquelle il se déroule.

5.2.2.4. Quatrième concept : L’arène d’actions au sein de son contexte social

L’arène d’actions est l’espace décisionnel dans son contexte social, au sein desquels les actions de décision s’opèrent. Au sens d’Elinor Ostrom, les décisions ont trait aux modes de régulation (des ressources en l’occurrence) ; elles s’opèrent au sein d’institutions (publiques ou privées, officielles ou non, peu importe) qui sont des collectifs d’individus (Ostrom 1990). Ces individus sont mus par leurs propres intérêts et représentations. Les prises de décisions au sein de cette arène d’actions sont l’objet et le produit de conflits, de jeux de pouvoir et de compromis entre les intérêts individuels, chacun ancrant sa stratégie individuelle dans un historique de négociations et de rapports aux autres. Les modes de régulation qui en résultent font l’objet de contestations et peuvent être remis en cause par ces mêmes individus ou par d’autres (Figure 19).

Figure 19 : L'arène d'actions : des individus, des collectifs, des jeux de pouvoir et la production de règles

Individu Collectif /Institution Participe/adhère Pr o d u it (C o n fl it s, je u x d e p o u vo ir ) Mode de régulation • normes sociales • règles formelles • règles informelles Représentations Intérêts

5.2.2.5. Conceptualisation d’ensemble de l’articulation entre le processus et le territoire

Les concepts étant posés, je propose à présent une conceptualisation de l’articulation entre le processus de modélisation d’accompagnement et le territoire dans lequel il s’inscrit. L’angle d’approche retenu tente de rendre compte de la dimension institutionnelle et sociale du territoire. Le schéma ci-dessous (Figure 20) illustre les concepts énoncés et les éléments d’articulation suivants : • Un processus de modélisation d’accompagnement interagit avec des arènes d’actions propres au territoire, qui sont elles-mêmes en interaction avec la sphère sociale du territoire. Processus, arènes d’actions et sphère sociale sont imbriqués et co-évoluent.

• Le changement social opère plus vite dans le processus participatif que dans les arènes d’actions et la sphère sociale.

• Le processus est en interaction plus ou moins étroite avec les arènes d’actions et la sphère sociale au travers des apprentissages sociaux, cognitifs et politiques qu’il génère et qui peuvent avoir des conséquences institutionnelles et sociales.

• Ces conséquences dépendent des conditions intentionnelles d’application du processus et de fenêtres d’opportunités qui peuvent s’ouvrir au sein des arènes d’actions du territoire.

• Ces arènes d’actions font intervenir des relations de pouvoir et des stratégies individuelles qui se construisent dans la sphère sociale propre au territoire.

• La sphère sociale est porteuse de valeurs qui donnent du sens à l’action menée.

• Le processus étant propre au territoire dans lequel il s’imbrique, son évaluation porte notamment sur l’adéquation entre son design, les dynamiques territoriales à l’œuvre, et les interactions qui se sont produites.

La Figure 20 illustre les liens potentiels entre l’artefact et le territoire, ce qui n’implique pas que le déploiement de l’artefact aura nécessairement un effet sur le territoire. Pour cela, il faut que le design du processus soit tel que les interactions entre les deux soient possibles. L’analyse de la façon dont le dispositif peut s’intégrer dans le territoire fait l’objet des Chapitres §5.4.1 et §8.2.

Figure 20 : Articulation entre le processus de modélisation d'accompagnement et le territoire

De même, la conceptualisation schématisée dans la Figure 20 ne prétend pas établir un cadre d’analyse globale et ne vise en rien l’exhaustivité. Dans la suite de ce chapitre, d’autres démarches d’analyses seront étudiées, comme ceux de Hassenforder et al. (2015), Campo (2011), d’Aquino et Bah (2013, 2014), ou bien encore ceux des auteurs de la modélisation participative comme Gray et al. (2018). À ce stade, cette conceptualisation constitue un support à la réflexion pour l’analyse du rôle que peut jouer la simulation participative dans les processus de changements sociétaux et organisationnels des territoires. Elle aide également à structurer l’analyse qui suit des travaux menés en modélisation d’accompagnement. Ainsi, les deux chapitres suivants, s’intéressent successivement au Design-In-the-Small du processus et au Design-In-the-Large. Concernant le DIS, le chapitre traite des outils mobilisés puis du rôle médiateur de l’artefact. Concernant le DIL, le chapitre dédié aborde l’intégration de la démarche dans les territoires, la prise en compte des relations de pouvoir et la posture des porteurs.