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Partie I : Les courants d’influence de la simulation participative

2. Le domaine du simulation and gaming

2.6. Diversité des pratiques et singularité du simulation and gaming

Les chapitres précédents ont retracé une partie de l’histoire et des grands principes du simulation and

gaming. Il apparait que 50 ans de recherche dans le domaine (la conférence ISAGA a fêté son 50ème anniversaire en 2019) ont permis d’élaborer un socle de pratiques, de concepts, et de réflexions extrêmement riche et foisonnant. En termes de design par exemple, l’ouvrage de Duke de 1974 décrit précisément la structure et les étapes de la construction d’un dispositif de gaming/simulation. Son article de 1980 synthétise sa démarche sous la forme de neuf étapes pour l’élaboration d’un jeu et résume la structure d’un jeu en douze éléments (Duke 1980)41. En matière d’évaluation, de déploiement des dispositifs ou bien encore de conduite de débriefing, les publications ne manquent également pas, et les chapitres qui suivent seront l’occasion de revenir dessus.

Dans les dernières décennies, plusieurs auteurs de cette communauté ont déploré que ce domaine de recherche ne se soit pas élevé au rang de discipline, ou ne soit pas parvenu à établir un socle théorique commun et reconnu (Klabbers 1994, 2009b, Crookall et Thorngate 2009, Crookall 2010, 2012, Kriz et al. 2014). Ses auteurs voient dans la diversité assumée des pratiques, des applications et des influences à la fois un obstacle à une diffusion globale du simulation and gaming comme l’avait escompté Duke (Duke 1974), et une richesse qu’il convient d’entretenir. Au-delà de ces questionnements sur la place du simulation and gaming dans la sphère scientifique et son devenir, l’un des aspects particulièrement intéressant dans cette abondante littérature est la spécificité du simulation and gaming dans le champ plus large de la simulation. Les auteurs du simulation and gaming s’intéressent à la simulation en action, au ressenti des participants et au fait de vivre une expérience transformationnelle. Ter Minassian et Rufat disent à ce propos que « l’efficacité des jeux en éducation repose sur l’intériorisation des mécanismes et des actions par les joueurs qui se l’approprient au cours des parties » (Ter Minassian et Rufat 2008). Si l’on étend la réflexion jusqu’au niveau large du design (DIL) tel que défini par Klabbers (Klabbers 2009a), l’expérience de simulation tend à la transformation du système d’acteurs dans lequel s’inscrit l’expérience. Dans la pratique du « gestalt », l’apprentissage induit par le simulation and gaming porte autant sur les connaissances explicites que sur les connaissances tacites, les savoirs locaux (Klabbers 2009, p.86) et l’intelligence émotionnelle (Klabbers 2009, p.89). Autant d’aspects que l’on aborde peu dans les autres courants de la simulation, et encore trop peu dans la démarche de modélisation d’accompagnement.

41 D’autres ouvrages traitant du design des gaming/simulation ont été publiés par la suite (Ellington et al. 1981, Jones 1987, Greenbalt 1988).

Associée à cette place prépondérante de l’humain dans la simulation, une autre singularité de la pratique du simulation and gaming est la dimension free-play de ses dispositifs, qui peut être plus ou moins marquée d’un dispositif à l’autre, mais qui, comme le souligne Klabbers, fait partie de la morphologie du jeu (Klabbers 2009b, p.52). Le free-play est le fait que les utilisateurs soient libres de jouer comme ils veulent. Le cheminement de la simulation n’est jamais totalement scripté à l’avance et il est impossible de dire quelle va être l’issue de la simulation avant qu’elle ne survienne. Un premier degré de free-play correspond à des dispositifs où les règles du jeu donnent un cadre à suivre, mais les joueurs sont libres de les interpréter selon leur propre système de valeurs (Klabbers 2009b) ; les possibilités d’actions au sein du cadre imposé sont alors extrêmement nombreuses. Un degré supplémentaire correspond à des dispositifs où les joueurs peuvent modifier le cadre, inventer de nouvelles règles et incorporer de nouveaux éléments. Klabbers parle également de « free-form games » qui incorporent quelques règles de base (des « principes élémentaires » du système) ; toutes les autres règles sont élaborées en cours de jeu par les joueurs eux-mêmes (la plupart du temps, leur définition est négociée entre les joueurs). À l’extrême, le free-play correspondrait à un dispositif où il n’y aurait pas de cadre, pas de règles. Certains diraient alors qu’il ne s’agit plus d’un dispositif de jeu, mais d’un jouet (voir section D du lexique). Il n’en reste pas moins que la dimension free-play est ce qui distingue une simulation jouée d’autres formes d’exercices de simulation tels les simulations informatiques (CDS) et les exercices d’économie expérimentale (Janssen et al. 2011).

Les chapitres précédents ont également permis d’esquisser les premiers contours du format de la simulation participative, ce qui la différencie des autres formes de simulation et notamment des simulations à portée analytique. Dans ce format entre jeu et simulation, les utilisateurs vivent une expérience en prenant part à une simulation. Le fait de « vivre une expérience » indique que les utilisateurs ont un ressenti émotionnel en réaction à la simulation et en fonction de leur propre subjectivité. Une simulation participative ne donne pas le même résultat d’un utilisateur à l’autre, voire auprès d’un même utilisateur à deux moments, et donc deux états émotionnels, distincts. Le fait de « prendre part à la simulation » indique que les utilisateurs contrôlent, au moins en partie, la simulation. Jouer à une simulation, c’est effectuer des choix dans une situation fictive. La décision humaine est au cœur de l’expérience de simulation participative. Une simulation où il n’y aurait pas de décision humaine, pour changer le cours de la simulation ou pour tester un nouveau scénario ou une nouvelle stratégie, n’est donc pas une simulation participative. Ainsi, dans la classification proposée par Crookall et al. (1986), la catégorie CDS (les participants observent la simulation à la manière d’un public de cinéma) ne fait pas partie de la simulation participative, alors que la catégorie

CCS (les participants interviennent lors des temps d’interruption de la simulation) est bien une forme de simulation participative. Par ailleurs, « prendre part à la simulation » implique que la simulation « transforme » d’une certaine façon les participants, et à travers eux, le système dans lequel ils évoluent. En cela, la simulation participative se distingue d’une simulation analytique dont l’objectif est de tester des hypothèses pour construire des théories permettant d’expliquer des phénomènes observés.

En guise de synthèse, le schéma ci-dessous situe la simulation participative parmi les différentes formes de simulation et en fonction des différentes classifications vues dans ce chapitre à propos des pratiques ou des modes de décision dans les simulations.

Figure 6 : Positionnement de la simulation participative parmi les classifications de formes de simulation de Padioleau, Crookall, Le Page, Fedoseev et Klabbbers

Crookall et al. (1986) Computer-dependent simulation Computer-controlled simulation Computer-based simulation Computer-assisted simulation Live-action game Fedoseev (2016) Computer-mediated game / Hybrid format Simulation sur ordinateur Simulation faisant intervenir que l’humain Padioleau (1969) Simulation mixte Le Page et al. (2010) MAHy MiAH MAH MAV Klabbers (2009b) Transformer (action learning) Tester des hypothèses H u m a in Le Page (2017) Jeu de rôles Simulation informatique Configuration hybride S im u la ti o n m u lt i-agen ts i nte rac ti v e O rd in a te u r S im u la ti o n p a rt ici p a ti ve

Le domaine du simulation and gaming, dont les grands contours viennent d’être esquissés, est un domaine de pratique et de recherche qui a été extrêmement prolifique tout au long des 50 dernières années. Outre les thématiques et domaines d’applications qui peuvent varier, la pratique du simulation

and gaming se divise en deux grands courants : l’utilisation des gaming/simulations pour la formation (enseignement, formation professionnelle, team-building, etc.) et l’utilisation des gaming/simulations pour le changement sociétal et organisationnel (aussi appelé policy games) (Mayer et al. 2013). Ces vingt dernières années, ces deux formes de pratique se sont également développées dans d’autres communautés de recherche. Toutes ne publiant pas dans la revue historique du domaine et différents groupes de recherche apparaissant, la visibilité du domaine du simulation and gaming dans le monde académique peut paraitre moindre qu’auparavant. Pourtant, les praticiens du simulation and gaming continuent d’être très actifs et de renouveler leurs cadres de réflexion, comme en témoigne ce récent article de Heide Lukosch, membre du bureau de l’association ISAGA, sur l’usage des simulations jouées pour l’analyse et le design de systèmes complexes (Lukosch et al. 2018). Un autre témoin de cette activité est le travail réalisé par Igor Mayer et son équipe depuis un peu moins de dix ans autour de la plateforme MSP Challenge (Marine Spatial Planning)42. La plateforme est en fait une famille de dispositifs dédiés au domaine maritime comprenant une simulation hybride distribuée (Mayer et al. 2014b), un jeu de plateau (Keijser et al. 2018b), ainsi qu’une méthode de communication interactive et ludique intitulée « Living Q » (Ripken et al. 2018). Cette application concrète du simulation and

gaming est utilisée auprès des acteurs politiques, des acteurs de la gestion des espaces maritimes ainsi

que des d’étudiants, en formation. Elle constitue un bon exemple du type d’application et de recherche actuellement en cours dans le domaine du simulation and gaming (Mayer et al. 2014b, Jean et al. 2018, Keijser et al. 2018a, 2018b, Ripken et al. 2018, Abspoel et al. 2019).