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Partie I : Les courants d’influence de la simulation participative

5. La modélisation d’accompagnement

5.1. Aperçu des principes de la modélisation d’accompagnement

5.1.2. La modélisation pour appréhender les systèmes complexes

La modélisation d’accompagnement s’est constituée autour d’une réflexion sur l’utilisation des modèles dans les processus de décision (Weber et Bailly 1993), mais aussi sur leur utilisation pour appréhender les interactions dans la gestion des ressources renouvelables (Bousquet et al. 1993, 1995). Cette réflexion s’est opérée au sein de l’équipe Green du Cirad, basée à Montpellier et spécialisée dans la gestion des ressources naturelles et renouvelables. Les initiateurs de cette démarche ont très vite opté pour les systèmes multi-agents parmi les différents paradigmes de modélisation permettant d’aborder les systèmes d’interactions. À cette époque, Jaques Ferber, informaticien basé à Montpellier, venait de sortir son ouvrage sur les systèmes multi-agents (Ferber 1995). Cet ouvrage de référence deviendra le livre de chevet de nombreux modélisateurs et doctorants dans les années qui suivent. Les systèmes multi-agents sont un paradigme de représentation des interactions d’un système complexe (Figure 14), qui sera présenté plus amplement au Chapitre §5.3.1.1. Les auteurs de la modélisation d’accompagnement trouvent dans la description que Ferber fait des systèmes multi-agents une représentation des systèmes à la fois constructiviste (dans son rapport à la rationalité) et anthropocentrée (dans son rapport à la modélisation des systèmes), qui constitue un cadre de conceptualisation idéal pour appréhender la complexité des systèmes qu’ils étudient (Bousquet et al. 1996b, 1998, 1999, Rouchier et al. 1998, Le Page et al. 1999a). L’Encart 3 montre en quoi l’approche des systèmes multi-agents proposée par Ferber (1995) est intéressante pour les réflexions sur la modélisation d’accompagnement.

Les systèmes multi-agents sont un mode de représentation des systèmes issu de l’intelligence artificielle distribuée. L’intelligence artificielle distribuée86

est elle-même une branche de l’intelligence artificielle qui part du principe que pour développer une intelligence artificielle, il est plus efficace de représenter un ensemble d’entités simples en interaction, plutôt qu’une seule entité dotée de multiples capacités. L’idée est que « l’intelligence » va émerger du produit des multiples interactions. Pour expliquer cette approche, l’analogie classique est la modélisation des comportements de flocking, ou comportement de déplacement en troupeau ou d’une volée d’oiseaux. Chaque individu du troupeau ou de la nuée d’oiseaux ajuste sa vitesse et sa direction en fonction des autres ; le résultat de l’ensemble de ses comportements individuels en interaction est un comportement global qui semble être régi par ses propres règles, qui a sa propre « intelligence » , alors même qu’il n’y a aucun contrôle centralisé ou contrôle extérieur dictant les mouvements du troupeau ou de la volée (voir le modèle BOIDS pour aller plus loin (Reynolds 1995)). Une autre analogie classique des systèmes multi-agents est la fourmilière, dont chacun des agents pris individuellement, la fourmi, peut être assimilé à un agent dit « réactif », c’est-à-dire qui réagit à des stimuli sans faire appel à une cognition (un processus de décision élaboré), mais dont le comportement global, lorsqu’il est regardé à l’échelle de l’ensemble de la communauté de fourmis, est particulièrement complexe, adaptatif et résilient (voir le modèle MANTA pour aller plus loin (Drogoul et al. 1995)). Les systèmes multi-agents sont utilisés pour la résolution distribuée de problèmes, tels la reconnaissance de formes ou le pilotage de processus industriels, pour la conception de programmes dans le génie logiciel, ou pour la simulation de phénomènes complexes. Cette dernière branche est celle qui nous intéresse ici. Elle trouve des applications autant dans l’industrie, par exemple dans l’industrie cinématographique pour représenter des dynamiques de foules, que dans la recherche, en robotique (étude des interactions entre robots et/ou entre robots et humains), en physique des particules (interactions entre particules élémentaires), en écologie (dynamique de populations, interactions entre compartiments trophiques, etc.) ou bien encore en géographie (interactions entre des systèmes de villes, étude des mobilités, interactions entre usagers d’un territoire, etc.). L’étude des interactions est au cœur des systèmes multi-agents. La spécificité de l’approche proposée par Ferber en 1995 tient à ce qu’il va positionner les systèmes multi-agents dans le courant interactionniste et constructiviste de la pensée sur la rationalité (Ferber et Guérin 2003). L’interactionnisme, théorisé en grande partie par les sociologues Goffman et Becker de l’École de Chicago, considère que le comportement d’un individu se définit dans ses interactions avec les autres. Il n’est ni constant, ni régi par la seule volonté de l’individu. Il se définit lors de l’interaction, en fonction de la situation et de la mise en contexte. En cela, il s’oppose à la théorie fonctionnaliste, car la fonction de l’individu, son intention et son but ne sont pas les seuls déterminants des mécanismes d’interactions (ex. un modèle fonctionnel des prélèvements d’eau dans un bassin versant pourrait consister à modéliser les débits de prélèvement autorisés des différents usagers ; un modèle interactionniste consisterait alors à modéliser les débits prélevés en fonction de situations locales donnant un cadre aux besoins en eau et aux attitudes individuelles et collectives vis-à-vis des règles de restriction). Le constructivisme, quant à lui, considère qu’il n’existe pas de réalité absolue (en cela il s’oppose au positivisme) et que la représentation que l’on se fait du monde et des autres se construit dans son expérience cognitive propre et dans son interaction avec son environnement (Piaget 1937, Berger et Luckmann 1966). « Rien n’est donné, tout est construit » et la connaissance qu’un individu acquiert de la « réalité » est avant tout celle de sa propre expérience de la réalité (Bachelard 1938). Searle développe cette pensée en postulant que la réalité est un concept social qui se construit en grande partie par le langage (Searle 1995). Dans sa formulation des systèmes multi-agents en 1995, Ferber intègre la notion de représentation comme un prérequis à la définition des agents. Les agents sont des agents autonomes, parce qu’ils ont une représentation du monde ; leur représentation peut évoluer en fonction de leurs percepts et de leurs communications avec les autres agents.

Encart 3 : Les systèmes multi-agents selon Ferber, une représentation singulière des systèmes d’interaction

Aujourd’hui encore, la majorité des applications de la modélisation d’accompagnement s’appuient sur les systèmes multi-agents pour modéliser les interactions (Le Page et al. 2010). Dans le champ plus large de la modélisation participative, on trouve en revanche de nombreuses applications s’appuyant sur les systèmes dynamiques, les réseaux bayésiens (Voinov et Bousquet 2010, Gray et al. 2016, Voinov et al. 2016) ou d’autres formalismes de modélisation des systèmes complexes. Il n’en reste pas moins que lorsqu’il s’agit de représenter, d’étudier et de discuter les interactions individuelles, notamment

86 Les réseaux de neurones qui sont grandement utilisés dans le big data de nos jours sont une forme d’intelligence artificielle distribuée comme les systèmes multi-agents.

dans un objectif d’apprentissage social, les systèmes multi-agents constituent le choix à privilégier (Kelly et al. 2013).

L’autre posture épistémologique que la modélisation d’accompagnement adopte est celle d’ancrer son usage de la modélisation dans une approche post-normale de la science. Funtowicz et Ravetz (1993) partent du principe qu’il existe des situations de prise de décision où l’approche « normale » de la relation entre la science et la décision, celle où le scientifique fournit des informations au décideur après avoir résolu le problème qu’on lui posait, n’est pas possible. Ces situations « post-normales » sont celles où les faits sont incertains et les valeurs sont en conflit. Vingt-cinq ans après la formulation de l’approche post-normale, il nous parait aujourd’hui évident que ces situations sont loin d’être isolées. C’est le cas de tous les systèmes complexes multi-acteurs, de la plupart des décisions de gestion sur les socio-écosystèmes et d’une grande partie des enjeux environnementaux auxquels nous faisons face : la science n’a pas toutes les données du problème et les acteurs défendent des intérêts et des valeurs contradictoires87. La justesse de la décision ne pouvant être garantie, Funtowicz et Ravetz estiment que dans une approche de science post-normale, la qualité d’une décision doit se mesurer dans la qualité du processus qui a conduit à cette décision. Pour cela, ils invitent les acteurs au dialogue sous forme de jurys citoyens, focus groups, conférences de consensus et autres types d’arènes de concertation (ComMod 2009). En optant pour cette posture, la modélisation d’accompagnement va de facto s’écarter d’une utilisation du modèle comme d’un outil prédictif ou d’optimisation. Les résultats de simulations émergeant du modèle n’ont pas le statut d’une preuve, ni celui d’une solution. Les praticiens préfèrent parler de modèles « exploratoires », qui permettent de tester de multiples chemins et hypothèses pour enrichir la réflexion des utilisateurs des modèles. Or, c’est cet enrichissement qui va faire la qualité du modèle (Bommel 2009). Ce statut somme toute singulier accordé au modèle n’est pas sans provoquer de nombreuses incompréhensions entre les praticiens de la modélisation d’accompagnement et leurs partenaires. Il s’agit d’une part d’incompréhensions avec les scientifiques qui utilisent des modèles soit pour prédire des situations (par exemple en climatologie ou en hydrologie), soit pour optimiser des ressources (par exemple en micro-économie ou dans les processus industriels), soit pour reproduire des chaines d’impacts (par exemple en biologie ou en écologie). Il s’agit d’autre part d’incompréhensions avec les partenaires de terrains dans lesquels les processus ComMod sont engagés. Ces derniers s’attendent en effet à ce que « le modèle les accompagne » en leur proposant différentes solutions. Les praticiens de la modélisation d’accompagnement considèrent eux que c’est la « modélisation qui va les

87 Pour prendre un seul exemple, c’est le cas de l’enjeu autour des captures accidentelles de cétacés dans le golfe de Gascogne. Les scientifiques ne connaissent pas l’abondance de la population ni le seuil de mortalité acceptable et les groupes d’intérêts s’opposent, revendiquant des valeurs écologiques pour les uns, économiques pour les autres (Lapijover et al. 2018a).

accompagner », c’est-à-dire le processus intellectuel et social d’associer des éléments en interactions, d’imaginer des scénarios d’évolution et de simuler des situations. Il va sans dire que cette nuance est loin d’être comprise par les partenaires de terrain, ce notamment lorsque ces derniers sont issus d’une culture d’ingénierie technique habituée à utiliser des modèles calculatoires pour résoudre des problèmes ou à calculer des indicateurs pour opérer des choix de gestion (Lapijover et al. s. d., Gourmelon 2017). À l’inverse, les personnes auxquelles le statut accordé au modèle dans la modélisation d’accompagnement ne pose pas de problème sont souvent soit celles qui n’ont pas d’apriori sur le statut des modèles, par exemple les enfants (Rouchier 2018), soit celles qui ont un bagage académique en sciences sociales les ayant amenées à adopter une posture critique sur les modèles, ou bien encore celles sensibles aux techniques de mise en situation, comme le théâtre, le jeu, la palabre ou la controverse.

Ce chapitre a permis de rappeler que la modélisation d’accompagnement se place dans une posture épistémologique bien particulière, qui cherche à embrasser la complexité des systèmes en adoptant un cadre constructiviste du rapport à la réalité sociale, et en s’appuyant non pas sur le modèle mais sur la modélisation, pour enrichir les réflexions collectives sur le fonctionnement des systèmes. Pour aller plus loin sur le cadre épistémologiques de la modélisation d’accompagnement, le lecteur peut se référer à l’article de synthèse sur la posture et les référents de la démarche (ComMod 2009). Le chapitre suivant traite de cet enrichissement de la réflexion collective qui vient d’être évoqué, et examine en quoi la modélisation peut être considérée comme un processus d’apprentissage.