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Partie I : Les courants d’influence de la simulation participative

5. La modélisation d’accompagnement

5.4. Design-In-the-Large de ComMod

5.4.1. L’intégration dans le territoire

5.4.1.2. Enseignements des travaux sur l’insertion des processus de modélisation

Les travaux sur la modélisation d’accompagnement se sont dans un premier temps intéressés à l’articulation du dispositif avec les usagers des territoires. Ce n’est que dans un deuxième temps que s’est posée la question de l’insertion des processus participatifs menés dans les processus décisionnels à l’œuvre dans les territoires. Cet historique a certainement influencé le design de la démarche tel qu’il se présente aujourd’hui. En effet, il parait légitime de dire que la démarche itérative et continue de la modélisation d’accompagnement s’accommode bien avec une gestion adaptative des ressources renouvelables opérée par ses usagers. Mais cette démarche est-elle adaptée aux acteurs institutionnels qui œuvrent sur les territoires ?

Cette section parcoure différents travaux menés au cours de ces dix dernières années sur l’insertion des dispositifs dans les processus décisionnels. Ces travaux ont enrichi la compréhension de

98 Un autre facteur ayant contribué à la prise en compte des résultats est la réalisation par les scientifiques du projet d’une statistique poussée, ayant confirmé la robustesse des résultats de simulation issus du processus participatif.

l’articulation entre le processus et le territoire. Au Chapitre §8.2.1, je remobiliserai et synthétiserai les enseignements issus de ces travaux.

a) Enseignements issus des travaux de Campo et de d’Aquino

Paolo Campo, dans le cadre de ses travaux de thèse, s’intéresse à la complémentarité entre un processus ComMod et un projet de développement porté par le Cifor et le Cirad sur la gestion durable des forêts aux Philippines (Campo et al. 2009, 2010). Le processus ComMod étudié était intégré à un projet de développement dans le but d’améliorer la communication et la coordination entre les chercheurs du projet de développement et les acteurs locaux. Le processus ComMod a consisté à co-construire avec les acteurs locaux un jeu, puis une simulation informatique, en incluant ces derniers dans la plupart des phases du processus (définition des enjeux, élaboration du modèle conceptuel, vérification, définition des scénarios, et simulation). Il a également consisté à inclure les chercheurs du projet de développement à certaines étapes de la co-construction, notamment lors de la phase d’élaboration du modèle conceptuel, puis lors de la phase de définition des scénarios (Campo et al. 2010).

Campo étudie les apports du processus d’une part pour les usagers, et d’autre part pour les porteurs du projet de développement. Au niveau des acteurs locaux, le processus a permis des apprentissages d’ordre cognitif (acquisition de connaissances sur le système d’interactions et son fonctionnement ; acquisition de compétences sur la façon d’adapter son comportement en fonction des effets des actions à l’œuvre) et d’ordre organisationnel (savoir comment se coordonner avec les autres). Par ailleurs, le processus ComMod a eu des effets sur les acteurs locaux qui sont complémentaires à ceux des actions de développement menées en parallèle. Alors que ces dernières ont permis aux acteurs d’être en capacité d’exprimer leurs opinions et de formaliser leurs besoins, le processus de modélisation d’accompagnement leur a permis d’échanger leurs points de vue, d’évaluer leurs options de développement collectivement et d’identifier celles qui leur paraissaient les plus viables. Sur le plan des porteurs du projet de développement, ils ont été particulièrement intéressés par le potentiel éducatif des méthodes utilisées. Ils ont apprécié le côté novateur de ces méthodes, qu’ils estiment d’autant plus appropriées qu’elles ne rentrent pas en compétition avec leurs propres méthodes. Outre ces éléments issus de l’évaluation du processus, Campo réalise un travail conceptuel remarquable pour analyser le processus ComMod sous l’angle du cadre conceptuel des « nested action arenas » de McGinnis et Ostrom (McGinnis et Ostrom 2010, McGinnis 2011). Pour ce faire, il considère le processus ComMod comme une arène d’actions qui entre en interaction avec les autres arènes d’actions du territoire. Les interactions entre ces arènes d’actions s’opèrent au travers des individus qui participent à ces différentes arènes de manière parallèle, ainsi qu’au travers des inscriptions et

artefacts qui circulent entre ces différentes arènes. À partir de ce cadre conceptuel commun, il identifie un ensemble de principes et de recommandations (Campo 2011). Certaines de ces recommandations se recoupent avec certaines des variables et des éléments cités plus haut. Ci-dessous figure une sélection des recommandations de Paolo Campo.

• Le processus doit être légitimé et reconnu par les autorités compétentes ;

• Il convient de se mettre d’accord sur les attendus du processus vis-à-vis du projet de territoire et officialiser le partenariat avant le début du projet ;

• Le processus doit pouvoir s’adapter et évoluer en fonction des besoins des participants ;

• Un suivi/une évaluation en continu du processus est indispensable pour pouvoir adapter le processus au fil de l’eau ;

• Un comité de pilotage ou tout autre instrument de pilotage hybride est requis et des bilans, des rapports, des comptes rendus sont produits pour permettre l’évaluation en fin de projet ;

• Il est conseillé de faire circuler, dès qu’elles sont disponibles, les productions du processus vers les arènes d’actions du territoire ;

• L’évaluation à la fin se fait avec l’ensemble des parties prenantes.

De son coté, Patrick d’Aquino a mené au cours des vingt dernières années d’importants travaux sur la mise en œuvre de processus de modélisation d’accompagnement dans les territoires du Sahel, de la Nouvelle Calédonie et de l’Asie du Sud-Est. Au fur et à mesure de ses expériences, il développe et opérationnalise l’approche du self-designed (d’Aquino et al. 2003, d’Aquino et Bah 2013, 2014), qui consiste à laisser les acteurs locaux concevoir par eux-mêmes leurs outils de simulation.

La série d’articles que d’Aquino et Bah publient en 2013 et 2014 est riche d’enseignements pour les recherches sur le design des processus de modélisation d’accompagnement et leur intégration dans des dispositifs de gouvernance multi-échelle (d’Aquino et Bah 2013, 2014). L’application se déroule en région sahélienne, dans trois pays, le Sénégal, le Mali et le Burkina Faso, et auprès d’acteurs de différentes échelles (du foyer rural aux décideurs de l’État en passant par le village ou encore la fédération agricole). Le processus est organisé autour du déploiement d’un artefact de simulation ouverte (du free-play, selon la typologie de Klabbers 2014) adaptable à des acteurs de différentes échelles (de l’échelle du foyer rural à l’échelle des décideurs de l’État en passant par celle du village ou de la fédération agricole). L’adaptabilité de l’artefact de simulation (qui existe en deux versions : jeu sans informatique et simulation informatique) aux différents types de publics s’opère de la manière suivante. D’une part, l’artefact incorpore, quelle que soit l’échelle d’application, le même ensemble de règles de base et les mêmes possibilités d’agencer des usages, des ressources et des instruments de

régulation, permettant aux participants de concevoir une représentation du fonctionnement du système foncier au Sahel qui leur convient et d’expérimenter ainsi différentes stratégies. En revanche, pour chaque échelle d’application, un certain nombre d’éléments peuvent être ajustés pour que le dispositif s’adapte au public cible et à ce qu’il veut expérimenter. Ainsi, le dispositif permet de charger différentes cartes régionales représentant différentes échelles territoriales (locale, régionale, nationale ou supra, etc.). Il permet également d’ajouter de nouveaux usages (ou logiques d’actions), de nouvelles règles, de nouveaux aléas, ainsi que de nouveaux indicateurs représentant différents enjeux des politiques d’aménagement correspondant à des questions spécifiques que le public cible souhaite aborder.

Le premier principe du déploiement est que les acteurs des différentes échelles se servent du même artefact. Il est adapté à chaque point de vue, dans un premier temps dans sa version de jeu afin d’imaginer des politiques d’adaptation, puis, dans un deuxième temps, dans sa version de simulation informatique afin d’évaluer les effets de ces politiques d’adaptation sur différents indicateurs économiques, sociaux, environnementaux ou bien encore culturels (d’Aquino et Bah 2013). Le résultat de l’application est que les participants aux échelles locales, comme ceux aux échelles nationales, parviennent tous à s’approprier l’artefact de simulation. Ils imaginent donc, au travers de la version de jeu, des politiques de gestion des ressources et d’adaptation qui sont fidèles aux conditions typiquement sahéliennes de rareté, de variabilité spatiale et d’incertitudes liées à la production des ressources99. Le dispositif parvient à remplir un rôle de médiateur, au sens de Vinck (Vinck 2009), car son design (qui est en partie ici du self-design), parle aux différents mondes sociaux auxquels il s’adresse.

Le deuxième principe du déploiement est que chaque étape du processus est d’abord conduite auprès des acteurs locaux, puis auprès des décideurs à l’échelon national. Les deux groupes de participants ne se rencontrent pas ; les porteurs du projet font le relais entre eux. Mais là aussi, l’artefact joue un rôle de médiateur, car les acteurs à l’échelon national travaillent avec la version de l’artefact issue des ateliers organisés à l’échelle locale. Ainsi, lorsque les décideurs analysent les différents scénarios d’aménagement et d’adaptation, c’est en tenant compte de tout ce qui a été intégré dans l’artefact par les acteurs locaux au fur et à mesure des ateliers (d’Aquino et Bah 2014). C’est en cela que le processus parvient à remplir son objectif de participation. En outre, le succès de l’insertion du dispositif dans le processus de décision tient, selon les auteurs, au fait que les décideurs ont pu adapter le dispositif (au travers de la carte, de ces indicateurs et de l’ajout de nouvelles logiques d’actions) à leur

99 Du point de vue du DIS, il est d’ailleurs intéressant de noter que malgré la représentation abstraite de l’artefact et ses mécanismes de jeu assez génériques, les joueurs sont tout à fait à même de se projeter et d’imaginer des logiques d’actions fidèles à leur contexte d’application.

cadre de perception (à leur habitus, si l’on s’en réfère à Bourdieu), ce qui leur a permis de se l’approprier et de lui donner une légitimité institutionnelle.

b) Enseignements issus de mes travaux

Le processus de modélisation d’accompagnement « Sciences et SAGE » que j’ai porté avec d’autres collègues s’intéressait à la problématique de la restauration de la continuité écologique dans une rivière de Seine-et-Marne, le Grand Morin. Les participants étaient des membres de la Commission locale de l’eau (CLE) du Schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE) du bassin versant concerné, et des scientifiques du programme PIREN-Seine spécialisés dans le domaine. Le processus mené sur un an et demi a réuni les participants par sept fois pour co-construire la question à traiter, puis le modèle conceptuel, les scénarios, et enfin réaliser des simulations à partir de la simulation hybride co-construite (de Coninck et al. 2013a, 2013b, Carre et al. 2014). Le processus était considéré par le SAGE comme un projet partenaire avec le programme scientifique PIREN-Seine, auquel des membres de la CLE étaient invités à participer. Les ateliers étaient co-animés par l’animatrice du SAGE et moi-même et se déroulaient en plus des réunions ordinaires et thématiques de la CLE. Les deux processus, modélisation d’accompagnement et travaux du SAGE (le SAGE en était à sa phase « Tendances et Scénarios »), ont donc co-évolué durant cette période. Le suivi/l’évaluation du processus mené par Amandine de Coninck dans le cadre de sa thèse (que j’ai participé à encadrer), a été réalisé d’une part auprès des participants au processus, et d’autre part en observant les réunions ordinaires de la CLE et les réunions thématiques du SAGE, afin d’identifier des effets sur les changements de pratique et les modes d’action collective100. Si l’évaluation du processus a permis de mettre en exergue les apprentissages et les changements de perception auprès des participants, les résultats des observations n’ont pas montré d’impact sur les décisions au niveau de la CLE. Ce que nous observons avec mes co-auteurs est plutôt que le processus de modélisation et d’accompagnement et le fonctionnement du SAGE ont chacun leur rationalité propre. Le processus de modélisation d’accompagnement ne s’inscrit pas dans la démarche habituelle de l’élaboration d’un SAGE et, par conséquent, les membres de la CLE ont du mal à le remobiliser dans le cadre d’un choix réel d’arasement d’ouvrage. Les critères de décision au sujet de la gestion de la rivière et de ses ouvrages sont en fait peu explicites lors des réunions de travail, et semblent issus d’un compromis entre des gains écologiques potentiels et des opportunités politiques (de Coninck 2015, de Coninck et al. 2015).

100 À noter que nous n’avions pas accès aux réunions du bureau de la CLE et que, sur différents aspects, les réunions ordinaires de la CLE s’avéraient être des chambres d’enregistrement des décisions prises en bureau.

Par la suite, un atelier participatif associant des porteurs et des professionnels a permis de réaliser une analyser comparée des processus de modélisation d’accompagnements menés auprès de SAGE (dont les processus Sciences et SAGE, interSAGE et Thau) (Becu 2015a). L’articulation entre le déroulement du processus et le timing des travaux du SAGE a été identifié comme l‘un des critères de réussite. Dans le cas où l’objectif est de faire naître un engagement, faciliter l’émergence d’enjeux et/ou favoriser la responsabilisation des différentes parties prenantes et s’approprier l’outil-SAGE, le processus est particulièrement adapté en accompagnement de la phase d’études préliminaires et des étapes d’état des lieux initial et de diagnostic (le processus Sciences et SAGE qui correspondait à cet objectif s’est déroulé dans la phase qui a suivi). En revanche, lorsque l’objectif est de débloquer des situations de divergences fortes sur les orientations et/ou les modalités d’action du SAGE, le processus est particulièrement adapté à des étapes du SAGE pour lesquelles on anticipe qu’il peut y avoir des blocages ou des conflits, comme les étapes tendances et scénarios, choix de la stratégie et mise en œuvre (Becu et al. 2014a). D’autres enseignements ont été tirés de cette analyse comparée, notamment le décalage de posture qui existe entre un processus de modélisation d’accompagnement et un projet de développement territorial tel qu’un SAGE. En effet, les deux processus ont un rapport différent à l’incertitude et au mode de production des résultats et des connaissances. Ce décalage est le reflet de la disjonction entre la posture post-normale, adoptée par la modélisation d’accompagnement, et l’approche « normale » de la relation entre science et décision, à laquelle les acteurs de terrain et les acteurs institutionnels sont accoutumés. Pour y répondre, l’évaluation participative des différents processus a produit trois recommandations à destinations de futurs participants à des processus de modélisation d’accompagnement : accepter une part d’incertitude dans la compréhension du système et de ses impacts ; accepter d’entrer dans un processus dont l’issue est co-construite et n’est pas prédéfinie ; accepter de re-questionner et d’infléchir des choix antérieurs au regard des enseignements tirés en cours de processus. À l’aune de ces trois recommandations, la difficulté de l’articulation entre les processus institutionnels de décision à l’œuvre dans les territoires et les processus de modélisation d’accompagnement parait immense, tant les logiques d’actions et la rationalité des démarches sont éloignées.

Dans le cadre du projet PEACAD, je me suis intéressé avec mes co-auteurs aux conditions d’application du processus dans un contexte où les postures stratégiques des acteurs sont extrêmement exacerbées, chacune des parties prenantes construisant sa propre stratégie pour défendre ses intérêts en dehors de toute arène de discussion ou d’échange (Lapijover et al. 2017a). Réunir les différents acteurs en un même lieu et au même moment était impossible, tant les conditions du dialogue n’étaient pas présentes (Lapijover 2018). Les artefacts construits ont donc été mobilisés dans les différentes arènes sans que les acteurs se rencontrent (Lapijover et al. 2018b, 2020, s. d., Berry et al. 2019a). Ce procédé

consistant à réaliser des ateliers séparément entre les différents acteurs est également mobilisé dans d’autres processus ComMod (Becu et al. 2008, 2016d, d’Aquino et Bah 2014). À chaque fois, ces ateliers sont suivis d’un temps collectif ou d’une autre forme de confrontation. Dans le cas du projet PEACAD, les conditions pour réunir les acteurs ne se sont pas présentées durant le temps du projet ; ce n’est que l’année suivante que des ateliers réunissant plusieurs des parties prenantes ont été organisés. La flexibilité de la durée des projets pour permettre aux processus d’accompagnement de parvenir à son terme semble donc être un critère important à prendre en compte.

D’autres travaux menés par mes soins en collaboration avec d’autres collègues, ont permis de corroborer un certain nombre d’enseignements déjà cités plus haut, comme l’importance de l’accord de partenariat dans la réussite de l’insertion du dispositif dans les procédures institutionnelles. C’est par exemple ce qui a été fait pour l’intégration du dispositif LittoSIM dans le territoire oléronais (Becu et al. 2016a, Becu et Rulier 2018). De même, dans le processus ComMod-courbine, l’adéquation entre le temps du processus et le phasage de la construction des politiques publiques en cours à l’échelle nationale a contribué à la réussite du projet (Chavance et al. 2013, Becu et al. 2016d).

Ce chapitre a étudié différents travaux qui permettent de mieux comprendre les facteurs de réussite de l’intégration du dispositif dans le territoire. Les travaux menés hors du champ de la modélisation d’accompagnement ont permis d’identifier des éléments propres à la conduite des démarches participatives. Ceux sur la modélisation d’accompagnement ont permis d’identifier des variables de réussite par rapport à l’insertion du dispositif dans les processus décisionnels. L’ensemble de ces enseignements permet aujourd’hui de proposer les premiers éléments d’une grille d’analyse de l’intégration des dispositifs de simulation participative dans les territoires qui sera présentée au Chapitre §8.2.1.

Le chapitre suivant aborde un autre élément du Design-In-the-Large d’un processus de modélisation d’accompagnement, qui est la prise en compte des relations de pouvoir.