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Partie I : Les courants d’influence de la simulation participative

5. La modélisation d’accompagnement

5.5. La problématique du dégagement

La question du transfert de la démarche de modélisation d’accompagnement a été posée après les premières années de recherche et de formalisation de la démarche. Dans le chapitre conclusif de l’ouvrage de référence sur la démarche, Michel Etienne identifie deux difficultés dans la mise en œuvre de la démarche (Etienne 2010b) : la légitimité du processus (qui réclame de clarifier la posture des porteurs et l’intention du dispositif auprès des parties prenantes) et la maitrise des outils habituellement mobilisés en modélisation d’accompagnement, qui sont jugés trop compliqués à prendre en main. En effet, des praticiens comme Hélène Dupont s’interrogent sur la possibilité de déployer la démarche : « La modélisation d’accompagnement, de par sa nature pluridisciplinaire et participative, est une démarche potentiellement riche mais relativement difficile à mettre en œuvre

(Charles et al. 2008, Daré et al. 2008, Chlous-Ducharme et Gourmelon 2011). Dès la première étape, la

co-construction d’un modèle conceptuel implique une somme importante de connaissances socio-écosystémiques et une capacité de chacun des participants à la généralisation et à l’abstraction du fait du formalisme utilisé. » (Dupont et al. 2015). Ces limites sont également identifiées et relayées par les

institutions, les acteurs du développement, ou les professionnels de la participation qui se sont exercés à la démarche. Ces derniers interrogent l’opérationnalité de la démarche et estiment qu’elle réclame trop de compétences et que sa mise en œuvre requiert trop de temps102. Dans une évaluation conjointe de plusieurs processus de modélisation d’accompagnement déployés auprès d’acteurs de la gestion de l’eau, j’avais pu identifier que la durée habituelle requise pour mener à bien la phase de co-construction puis de simulation était de deux ans (Becu 2015a). Les organismes et institutions auprès

102 De même, il arrive que les modèles mobilisés auprès des acteurs intègrent trop d’éléments et soient trop difficile à analyser et à comprendre.

de qui ces dispositifs sont déployés (par exemple les SAGE), estiment que cette durée peut être trop importante ; ils recommandent que des « outils plus finalisés » soient développés (Becu et al. 2014a). En effet, la prise en main des outils requiert des compétences en modélisation, en conception et design, en programmation informatique lorsque l’outil est informatisé, en animation et en facilitation. Or, il est extrêmement difficile de rassembler toutes ces compétences dans un même projet à chaque fois qu’un nouveau terrain est investigué. À cela s’ajoutent, pour certaines sphères culturelles d’application, des exigences liées à une culture du résultat et du modèle. Lorsqu’ils s’engagent dans un processus de modélisation d’accompagnement, certains partenaires publics ou privés ont des attentes plus fortes vis-à-vis des résultats et du transfert de la simulation que sur le résultat du processus ou le chemin parcouru. Ils veulent voir « un modèle qui tourne » et qu’ils peuvent utiliser facilement par eux-mêmes, pour éventuellement le réutiliser (c’est l’exigence du « livrable » qui fait à présent partie de notre culture commune du management de projets). Or, du point de vue du porteur de la démarche, l’attention est plutôt mise sur le processus ; lorsqu’il s’agit de prioriser les tâches à accomplir, les aspects de transfert ou de réutilisabilité des outils de simulation développés passent souvent au second plan. L’ensemble de ces limites ont conduit progressivement les praticiens à explorer d’autres voies d’application.

Lors de l’atelier ComMod et Éthique de 2012, Nils Ferrand propose une métaphore, basée sur le football cher à Christophe Le Page, pour inviter les praticiens à entamer un processus de dégagement (Ferrand 2012). Pour reprendre ses mots, le dégagement est le moment où l’on tape dans le ballon et où on l’envoie à d’autres joueurs pour qu’ils jouent avec. Cela correspond au moment où les chercheurs de la modélisation d’accompagnement transfèrent la démarche à des praticiens non spécialistes de la modélisation d’accompagnement ; c’est aussi le moment où des designers transfèrent le dispositif pour que des personnes s’en emparent et l’utilisent de manière autonome. Cet appel de Nils Ferrand est un moment particulièrement fort de l’évolution de la communauté des praticiens de la modélisation d’accompagnement, car il s’agit alors d’envisager « ComMod sans commodiens103 ». Arguant qu’il s’agit de « déplacer le jeu ailleurs, hors de notre aire d'intervention

actuelle […], vers des espaces plus libres, plus ouverts, où des combinaisons nouvelles puissent s'enclencher », Nils Ferrand estime que l’enjeu des années à venir est de « réfléchir et de concevoir les

conditions, les outils, les mesures, et l’éthique de ce dégagement » (Ferrand 2012).

103 Le terme commodien avait été consacré dans l’ouvrage de 2010. Il désigne alors « des chercheurs qui maîtrisent la démarche, se sont engagés à en respecter l’éthique en ayant signé la charte ComMod et qui vont essentiellement mobiliser des connaissances méthodologiques et organisationnelles » (Barreteau et al. 2010b). Si le terme est pratique d’utilisation car il fait référence à la fois à un rôle, à un savoir-faire et à une éthique, au sein d’un processus de modélisation d’accompagnement, il est aussi probable qu’il ait favorisé un sentiment de propriété des praticiens envers la démarche, rendant particulièrement difficile l’acceptation de se défaire de la démarche. Le terme est aujourd’hui beaucoup moins utilisé dans la littérature du domaine.

La pratique de la simulation participative est une forme de réponse à la problématique du dégagement. Il s’agit, au travers des recherches conduites sur la conception et le déploiement de ses artefacts, de tendre vers des dispositifs plus opérationnels. C’est une forme de dispositif dont l’ambition est de faire cohabiter le « partage de points de vue », l’ « espace de dialogue » et la « simulation exploratoire », sans avoir besoin de démultiplier les outils et les méthodes. Depuis 2010, plusieurs initiatives ont pour ambition de permettre une prise en main de ces dispositifs, sans avoir recours à des spécialistes du

simulation and gaming ou de la modélisation d’accompagnement pour les mettre en œuvre et les animer. C’est le cas par exemple des kits CoOPLAaGE et TerriStories (cf. Chapitre §9.2.2), ou bien encore du format des « Systems Thinking Playbooks » écrits et diffusés par Meadows et Sweeney (Sweeney et Meadows 1995, Sweeney et al. 2011, Meadows et al. 2016). Ces ouvrages, dépourvus de jargon académique, s’adressent aux praticiens de la transition et du changement climatique pour les aider à susciter un changement de comportement chez les citoyens, au travers de jeux faciles à prendre en main et à mettre en œuvre. « Les praticiens qui utilisent ces jeux peuvent considérablement

renforcer l'attrait et l'efficacité de leurs présentations verbales sur le changement climatique et la politique climatique. Nous espérons que ce livre aidera les praticiens dans leurs efforts pour aider les citoyens à percevoir le changement climatique, à en diagnostiquer les causes, à en anticiper les conséquences futures et à effectuer un changement constructif » (Sweeney et al. 2011).

Les questions soulevées par la problématique du dégagement sont multiples. La standardisation des outils est entamée depuis plusieurs années. Le méthode ARDI (Etienne 2009, Etienne et al. 2011), devenue aujourd’hui un protocole standard de co-construction de modèle conceptuel (même si sa version initiale demanderait à être actualisée) en est un parfait exemple. Les outils de la famille CoOPLAaGE dédiés à la modélisation participative dans le domaine de la planification et de la gestion de l’eau en sont un autre exemple (Ferrand et the CoOPLAaGE group 2017). Dans le cas de l’utilisation de modèles opérationnels hybrides, l’enjeu est de minimiser l’investissement en temps et en compétences informatiques. Pour cela, les recherches tendent vers un niveau minimal de standardisation de l’outil de simulation (du type « boîte à outils »), qui permette à des bureaux d’études ou à des agents de structures publiques ou privées de prendre en main la conception d’un modèle de simulation adapté au contexte (Becu et al. 2014a). Le danger de cette standardisation est de restreindre les possibilités de développement et d’adaptation des outils et d’orienter les questions qu’il est possible de traiter avec ces outils (cf. le Chapitre §4.2.3 sur le détournement des jeux par le

serious gaming). Les outils standardisés doivent donc être suffisamment souples pour permettre à la

Une autre question posée par le dégagement est celle de la légitimité. Celle-ci est parfois ramenée à la question de la légitimité du chercheur-accompagnant. Or la mission des porteurs des processus

« relève plutôt d’une attitude, d’une démarche pour mobiliser les savoirs acquis et favoriser la fabrique de l’intelligence collective » (Tshibangu et al. 2018), et non pas d’un statut particulier qui serait celui

de chercheur. Ainsi, la question de la légitimité du processus évoquée plus haut relève plutôt de la clarification de la posture des porteurs (le Chapitre §5.4.2 a traité des travaux menés sur la posture d’accompagnement) ainsi que de celle de l’intention du dispositif auprès des parties prenantes (le Chapitre §6.2 traite de cette question).

Le dégagement pose également question en ce qui concerne le débriefing. En effet, si durant le jeu, l’objet médiateur est l’artefact, durant le débriefing, l’objet médiateur est le facilitateur. Opérer un processus de dégagement de l’artefact implique de faire de même pour le facilitateur. Jusqu’à présent, ce facilitateur est très souvent une personne proche de l’équipe de conception de l’artefact ; il en connait le fonctionnement, et est familier avec l’approche de simulation participative. Il sait donc à quoi s’attendre, comment organiser le débriefing et comment se servir du jeu pour amener les participants à opérer un travail réflexif. L’activité de facilitation requiert des compétences et un savoir-être que les chercheurs de la modélisation d’accompagnement ont acquis avec la pratique et grâce à leur proximité avec les artefacts qu’ils mobilisent, et qu’ils ont souvent contribué à développer. L’une des voies pour traiter ce dilemme du débriefing dans le dégagement consiste à déléguer la facilitation à des animateurs professionnels. Ces animateurs professionnels ont la compétence d’animation et de facilitation et le savoir-être nécessaires à la conduite du débriefing. Mais ces facilitateurs professionnels connaissent-ils l’artefact et sont-ils familiers avec la façon particulière de conduire le débriefing d’une séance de simulation participative ? Cette question sera abordée de nouveau au Chapitre §9.2.4.

Les chapitres qui suivent traitent de la pratique de la simulation participative aujourd’hui. Ils seront l’occasion de revenir sur différents aspects de cette problématique du dégagement qui a inspiré les recherches de nombreux praticiens.

Partie II : Recherche et pratique de la simulation

participative (Chapitres 6 à 8)

À la suite de la première partie sur les courants d’influence, les trois chapitres qui suivent font état de la pratique actuelle et des recherches sur la simulation participative.

Le Chapitre §6 pose les contours de la pratique. Que recoupe la simulation participative ? Quel est son lien avec le domaine du simulation and gaming et la modélisation d’accompagnement ? En quoi diffère-t-elle de la pratique du jeu sérieux ? Ces réflexions m’amèneront à proposer trois déclinaisons de l’intention participative de ces dispositifs : la communication complexe, la pensée complexe et l’accompagnement à l’action collective. Une fois l’intention des dispositifs précisée, il s’agira d’examiner la structure, l’organisation et les caractéristiques de l’environnement d’interactions proposé aux participants, ce qui inclut notamment la structure du débriefing. En fin de chapitre, je proposerai des éléments de sémantique, ainsi qu’une analyse des mécaniques de jeu utilisées dans le design des artéfacts.

Le Chapitre §7 analyse les effets attendus de l’emploi de la simulation participative sur les participants. Trois types d’effets sont analysés. En premier, les effets d’apprentissage, pour lesquels les nombreux travaux à leur sujet seront présentés et examinés. À cette occasion, je proposerai une classification renouvelée des effets d’apprentissage mieux adaptée à l’intention participative des dispositifs étudiés. Dans un deuxième temps, il s’agira d’étudier les effets de médiation de ces dispositifs et d’identifier les mécanismes par lesquels ils aident à la définition de compromis entre des acteurs aux intérêts différenciés. Enfin, le chapitre abordera les effets individuels en termes de potentiel de changement institutionnel. La façon dont les participants à une simulation participative expérimentent des formes de changements potentiels sera étudiée et des enseignements en seront tirés pour la pratique de la simulation participative.

Le Chapitre §8 présente une recherche expérimentale qui consiste à analyser différentes configurations des dispositifs de simulation participative pour en évaluer l’influence sur les effets préalablement décrits. Dans un premier temps, le chapitre examine les différentes configurations possibles de design des artefacts de simulation, puis analyse l’influence de quatre d’entre elles : le réalisme du modèle de représentation, les modes de prise de décision, les asymétries de rôles et l’usage de l’informatique. Dans un deuxième temps, une analyse de l’intégration des dispositifs dans les territoires est menée. Elle vise à identifier et caractériser les facteurs de réussite de cette intégration, pour que les effets sur les participants puissent percoler au sein des arènes d’actions du

territoire d’application et pour que les asymétries de pouvoir et le renforcement des groupes vulnérables soient pris en compte.

6. La pratique de la simulation participative aujourd’hui : contours,

intentions, structure et mécaniques de jeu

Les chapitres précédents ont examiné les courants d’influence de la pratique de la simulation participative. Cela a permis de rendre compte du caractère multiforme des dispositifs employés, des formats d’artefact variés mobilisés et du fait que les praticiens les mobilisent parfois pour des objectifs différentes. La simulation participative est utilisée dans le domaine du simulation and gaming, de la modélisation d’accompagnement, ou bien encore en modélisation participative, domaine qui est à peine survolé dans le cadre de cet ouvrage. Elle se nourrit des apports de ces domaines qui l’ont fait émerger, mais également des recherches en sciences du jeu, et elle s’imprègne actuellement des travaux sur les jeux sérieux. Ces influences et la diversité de ses usages sont une richesse ; elles offrent une perméabilité entre les communautés de pratique qui permet de continuer à innover, tant au niveau du design des artefacts que des usages qui en sont faits. Toutefois, il est important de pouvoir mieux cerner les contours de la pratique et d’énoncer plus clairement l’intention de ces dispositifs participatifs.

Dans ce chapitre, je propose d’apporter un éclairage sur ce que la simulation participative recoupe aujourd’hui, son intention, sa structure et ses caractéristiques. Loin de moi l’idée de penser à une définition de cette pratique. Par essence, une pratique évolue avec le temps et avec les cultures qui l’imprègnent. Cependant, réaliser un état des lieux de là où en est cette pratique actuellement me semble judicieux. Il est d’ailleurs important de préciser que j’accorde ici une signification bien précise au mot « participation », qui va se traduire dans la façon d’aborder dans ce chapitre les contours et l’intention de la simulation participative. La participation est entendue ici comme un partage du contrôle que nous avons sur les décisions qui nous affectent. Dans le cadre de la simulation participative, le contrôle sur la décision passe par le contrôle des utilisateurs de la simulation sur l’usage du modèle et la représentation qu’il propose, donc de la simulation. Autrement dit, la simulation est mise au service des participants pour qu’ils puissent explorer des possibles, et non pas l’inverse104.

104Une autre façon d’aborder le concept de participation, qui n’est pas celui qui est développé ici, serait d’entendre la simulation participative comme l’implication des acteurs dans le processus de modélisation, non pas pour un partage du contrôle mais dans une optique de consultation ou d’information.