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perspective chronologique

Chapitre 7 : Le développement et l'écriture de la première saison : la mise en place d'une équipe par tâtonnements

B) L'organisation de l'équipe pour les treize premiers épisodes : de juillet à mi-décembre

Pour présenter l'organisation de la première saison, nous allons avoir une approche majoritairement linéaire qui permettra de faire ressortir la progressivité de ce processus, d'autant plus que ces treize premiers épisodes ne sont pas autant marqués que les autres par une planification en amont du feuilletonnant car ils ont une plus forte unité. Cette unité est parallèle à la pratique de l'écriture des scénarios en solitaire : de même que l'on a une focalisation interne sur un personnage dans chaque épisode, de même presque chaque épisode est écrit en solitaire. cette période constitue donc une série de postures énonciatrices différentes juxtaposées, quand bien même la pratique de la co-écriture commence un peu à percer : The Moth (S01E07), puis Whatever the Case May Be (S01E12) et Hearts and Minds 381 Idem.

382 Comme le dit Javier Grillo-Marxuach, « le rythme créatif de Lost durant cette phase de gestation était presque entièrement guidé par les goûts et les sensibilités personnel-les de Damon Lindelof. Sa croyance – régulièrement affirmée dans la salle – que les relations dysfonctionnelles entre parents et enfants sont le nœud d'un bon drame est clairement repérable dans la série ». Idem.

(S01E13) ont été co-écrits. Nous distinguerons également deux périodes : de Tabula Rasa (S01E03) à The Moth (S01E07) la plupart des scénaristes-producteurs écrivent un scénario ; puis ils rempilent pour un second scénario entre Confidence Man (S01E08) et Hearts and

Minds (S01E13). Par ailleurs, il aurait été souhaitable de relier ces éléments avec une

synthèse des enjeux narratifs et esthétiques propres à chaque épisode. Seulement ce travail pourrait lui-même faire l'objet d'un mémoire et comme nous nous concentrons sur la dynamique de l'équipe je me contenterai de faire quelques observations ponctuelles.

Tabula Rasa (S01E03) est le premier épisode écrit dans la logique de l'écriture

progressive. Il y a un grand écart entre la conception abstraite d'histoires et leur mise en œuvre dans une série audiovisuelle, et c'est au moment de l'écriture de Tabula Rasa (S01E03) que commence l'utilisation systématique des flash-backs, afin de reproduire l'univers mental des personnages, plutôt que de les faire raconter leurs histoires personnelles dans des dialogues. De cette manière ils donnent tout l'impact émotionnel à ces histoires en employant les différentes techniques de la narration audiovisuelle. Dès lors, la série a une forme qui lui est propre. Le scénario écrit par Damon Lindelof le 12 juillet 2004 montre une Kate qui ne tient pas en place, en perpétuelle fuite. Les modalités de cette fuite diffèrent selon son passé et son présent : dans les flashbacks on la voit mentir sur son nom et se réfugier chez un fermier australien qui la trahit pour une rançon ; seulement elle s'est faite capturer en le sauvant d'un accident de voiture qu'elle a causé en essayant de s'échapper et tomba ainsi entre les mains du marshall qu'ils doivent désormais euthanasier sur l'île. Sur l'île elle ne se cache pas derrière un pseudonyme mais garde secret son statut de fugitive. Elle est libre mais elle cherche à échapper à la communauté des survivants en se portant volontaire pour une mission dans la jungle. Aussi son désir de fuite semble ne pas être seulement le fait d'un individualisme : à chaque fois le personnage est rappelé par sa compassion. La forme de la série informe bien une question sur l'identité des personnages. Par contraste le spectateur peut essayer de faire sens des points communs et des écarts entre ces deux temporalités pour faire ressortir une identité du personnage. Ce procédé devient la formule avec laquelle les scénaristes joueront pendant trois saisons.

Les épisodes suivants continuent dans la logique de l'écriture progressive et dans une attribution parfois cohérente avec le scénariste qui l'écrit. Ainsi Walkabout (S01E04)384 montre

un contraste beaucoup plus prégnant entre un John Locke frustré par son existence de bureaucrate et vieux célibataire, en quête d'un walkabout, une expérience initiatique dans le 384 Cette fois le scénario a été modifié à plusieurs reprises : les différentes versions du production draft sont

désert australien. Seulement nous découvrons à ce moment qu'il était paraplégique avant le crash : pour lui ce crash est un miracle, le début de l'expérience mystique qu'il était allé chercher en Australie. Ainsi l'attribution de l'épisode à David Fury renoue avec son expérience sur le cult show, qui repose sur la destinée d'un personnage héroïque385, esquissé

par un dessein supérieur. Notons que, même si cet épisode est écrit par David Fury, il contient des effets de signatures de Lindelof, témoignant du mélange des influences dans un même épisode. C'est Damon Lindelof qui eut l'idée de faire de Locke un paraplégique386, ce que

David Fury rejeta à l'origine car il trouvait avoir donné à John Locke un passé déjà pathétique en l'inscrivant dans la filiation de Willy Loman, le protagoniste de la pièce Death of a

Salesman (Arthur Miller, 1949) frustré et écrasé dans sa vie professionnelle, dont les illusions

de grandeur sont alimentées par son entourage387. Par ailleurs, la référence au film Walkabout

(Nicolas Roeg, 1971), lui même adapté du roman du même titre (James Vance Marshall, 1959), est visiblement le fait de Damon Lindelof388, une reprise à la Twin Peaks du processus

d'initiation comme contre-initiation389 qui commence ici par la rencontre entre le

Monstre/Homme sans nom et Locke. Quand bien même l'attribution de l'écriture est cohérente avec le parcours du scénariste, les affinités créatives du showrunner sont fortement présentes. Il en est de même pour l'attribution du scénario de White Rabbit (S01E05)390 à

Christian Taylor : la référence à Alice au pays des merveilles est avant tout le fait de Damon Lindelof, qui donne ensuite ce nom à sa société de production. Là encore, le parcours de Christian Taylor légitime l'attribution de l'épisode : la mort du père symbolique, du « berger chrétien » (Christian Shephard) qui guide Jack dans la jungle est également le thème central de Six Feet Under. Ici on a une confluence entre les affinités créatives de Damon Lindelof et 385 Ainsi, dans Buffy the Vampire Slayer, Buffy Summers est choisie par le destin pour lutter contre les démons, un rôle qui lui incombe qu'elle le veuille ou non. De même, dans Alias, le destin de Sydney Bristow est annoncé par les prophéties de Milo Rambaldi : la fameuse page 47 que les personnages recherchent montre un portrait de Sydney, dessiné plusieurs siècles avant sa naissance.

386 David Fury, « Commentaire audio de Walkabout (S01E04) », op. cit. 387 Javier Grillo-Marxuach, op. cit.

388 Dans Crazy Whitefella Thinking (The Leftovers (HBO, Damon Lindelof, Tom Perrotta, 2014-2017), S03E03), Damon Lindelof fait de nombreuses références cinématographiques implicites au film de Nicolas Roeg par le biais de l'expérience de Kevin Garvey Senior, qui a son propre rite initiatique dans le désert australien en devenant un membre des aborigènes (il souhaite éviter le Déluge en chantant une chanson aborigène rituelle). Outre le cadre spatial (le désert australien), l'histoire (le rite initiatique), certaines références implicites crèvent l'écran : lorsqu'un homme se suicide et fait exploser sa voiture, c'est une référence au film de Nicolas Roeg car l'aventure des deux enfants commence par le suicide de leur père qui fait également exploser une voiture d'un modèle identique ou du moins similaire (voir ills. 7-8).

389 Sur l'intertextualité avec Twin Peaks et la contre-initiation de John Locke, cf. Claire Cornillon, « Les hiboux ne sont pas ce que l'on pense, les cabanes non plus » et Pacôme Thiellement, « « Il n'était pas la lumière mais… » Lost et deux ou trois saint Jean », pendant la journée d'étude sur Cabin Fever (S04E11) à l'Université Rennes 2, le 25 avril 2016, captations sur la chaîne Youtube du GUEST-Normandie à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=OCy1nr1e0KU&list=PLWiNpCowppokJHoe8qmEP6e1sw3k9E3Ec, mis en ligne le 29/04/2017, consulté le 13/06/2017.

l'expérience professionnelle de Christian Taylor.

L'épisode suivant House of the Rising Sun (S01E06)391 est attribué à Javier Grillo-

Marxuach. Cet épisode montre Sun qui commence à se libérer de l'emprise d'un Jin agressif et oppressant. Le parcours de Javier Grillo-Marxuach ne permet pas d'expliquer ce choix sur le plan thématique ; il permet cependant d'expliquer l'attribution de cet épisode couplé avec un autre. Auparavant Javier Grillo-Marxuach était scénariste-producteur pour Boomtown (NBC, Graham Yost, 2002-2003). Chaque épisode de cette série reprend le procédé de Rashomon (Akira Kurosawa, 1950) en montrant un crime de plusieurs perspectives (meurtrier, victime, enquêteurs, témoins, etc.). Dans House of the Rising Sun (S01E06), l'histoire de Jin et Sun est montrée de la perspective de Sun. Le scénariste reprend la même histoire de la perspective de Jin lorsqu'il écrit … In Translation (S01E17) avec Leonard Dick. Ici je pense que l'articulation des points de vue légitime l'attribution de l'épisode à Javier Grillo-Marxuach, qui écrit les mêmes péripéties, vues depuis deux postures différentes.

The Moth (S01E07), dont le production draft est daté au 24 août 2004, est la première

co-écriture après l'épisode pilote. Ce scénario est le seul signé par Paul Dini ; Jennifer Johnson écrit quant à elle un autre épisode avec Damon Lindelof. L'affiliation avec le type du super-héros (comics et dessins animés) est prégnante et marque le rôle de Paul Dini : pour retrouver son « super-pouvoir », sa guitare, Charlie doit se libérer de son addiction à l'héroïne et entamer un processus de métamorphose que John Locke assimile à celui du papillon de nuit, comme une métamorphose en super-héros reposant sur l'hybridité avec un insecte à la Spider-Man. En récupérant sa guitare, Charlie reprend sa fonction de musicien au sein du collectif. L'empreinte personnelle de Jennifer Johnson est beaucoup plus difficile à repérer et je préfère ne pas me lancer dans des suppositions hasardeuses.

Cet épisode marque la fin d'une première période dans l'organisation de l'équipe. En effet, suite à cela, les scénaristes se répartissent les épisodes dans le même ordre : Damon Lindelof signe Confidence Man (S01E08) 392, qui raconte le passé tragique de Sawyer, suivi

par David Fury qui signe Solitary (S01E09)393, concentré sur Saïd, ce tortionnaire romantique

qui s'ostracise après avoir torturé Sawyer. Cet épisode, qui devait à l'origine être diffusé après

Raised by Another (S01E10), est également le premier épisode sur lequel Carlton Cuse

obtient un crédit de producteur. Lynne E. Litt prend ensuite la place de Christian Taylor et écrit Raised by Another (S01E10)394, centré sur Claire. Javier Grillo-Marxuach se charge seul

391 Différentes versions du production draft entre le 16 et le 26 août 2004.

392 Le scénario dont nous disposons est qualifié ainsi : « network draft (no studio draft) » ; il avait été lu et accepté par le network ABC, mais pas encore par les cadres de Bad Robot. Il est daté au 8 septembre 2004. 393 Différentes versions du production draft le 4, le 7 et le 9 octobre 2004.

de All the Best Cowboys Have Daddy Issues (S01E11)395 centré sur Jack. Les deux

showrunners font ensuite chacun une co-écriture : Damon Lindelof écrit Whatever the Case May Be (S01E12)396 sur Kate avec Jennifer Johnson ; Carlton Cuse signe son premier scénario

sur Lost en écrivant avec Javier Grillo-Marxuach Hearts and Minds (S01E13)397, centré sur la

relation entre Boone et Shannon de la perspective du premier.

Si les co-écritures commencent à être plus nombreuses, nous allons voir avec la deuxième partie de la première saison que sa systématisation n'est pas si facile à mette en œuvre. En effet, avec l'introduction de la trappe et l'enlèvement de Claire par les Autres dans

All the Best Cowboys Have Daddy Issues (S01E11), les intrigues feuilletonnantes qui

structurent la mythologie de la série sont introduites avant la pause hivernale entre cet épisode et le suivant. Florent Favard identifie cet épisode comme celui dans lequel Lost trouve son « vrai nord », « ce moment où les interprètes commencent à comprendre où l'intrigue veut les mener, ou du moins où elle pourrait les mener »398. Cette première phase de densification

narrative vers le feuilletonnant teinte la deuxième partie de la saison d'une plus forte cohérence narrative et stylistique entre les épisodes, quand bien même la variation des perspectives reste toujours une principe fondamental de Lost. Nous allons donc voir comment l'organisation de l'équipe pour ces douze épisodes, alors que plusieurs membres de l'équipe des treize premiers sont partis, est construite sur un désir d'écrire en binômes.

C) Evolution et organisation de l'équipe pour la deuxième partie de la

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