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autour des binômes solidaires (mai 2005-avril 2006)

B) La modification du workflow et les binômes de la deuxième saison

C'est majoritairement le témoignage de Javier Grillo-Marxuach qui nous donne des informations sur le fonctionnement interne de l'équipe. Selon lui c'est lors du mini-camp entre les deux premières saisons que ces nouvelles méthodes de travail se mettent en place. Ce mini-camp devient une étape cruciale pour la planification narrative de la saison ultérieure, créé pour prendre la suite du groupe de réflexion de la phase de développement :

« Comme le groupe de réflexion avait eu un rôle central dans le développement de la série, on décida qu'avant de travailler sur les idées relatives aux épisodes, l'équipe des scénaristes […] se retrouverait à l'occasion d'un « mini-camp » pour décider de quels secrets révéler, quand les révéler et de mettre en place des balises narratives pour la saison suivante »409.

Avant de travailler sur l'écriture quotidienne des épisodes individuels à partir de juillet, le mini-camp est donc l'occasion de mettre en place une structure d'ensemble, avec des charnières narratives, autour de laquelle se broderont les micro-récits épisodiques410. Nous

allons voir comment la fin du témoignage de Javier Grillo-Marxuach marque son départ justement suite à ces modifications qui impactent les propriétés esthétiques de la série. Nous présenterons ces modifications selon trois intentions qui fonctionnent ensemble : un renforcement de l'autorité de Damon Lindelof et Carlton Cuse sur l'intégralité du processus de 409 Javier Grillo-Marxuach, op. cit. ; voir extrait n°12 en annexe.

410 Un peu à la manière d'un patchwork ou d'un quilt : on met en place une structure générale avec des cases ayant une dimension et des enjeux propres vis-à-vis de l'ensemble, puis le rôle de l'écriture progressive est de remplir ces cases successivement.

création (dont le processus d'écriture) ; une plus grande efficacité dans le processus d'écriture ; une renforcement de la cohérence interne de l’œuvre qui passe par un renforcement de la mythologie, une relative uniformisation du style et donc un amoindrissement de l'empreinte personnelle des scénaristes sur les scénarios qu'ils écrivent.

Tout d'abord la modification des méthodes de travail marque l'affermissement de l'autorité de Damon Lindelof et Carlton Cuse sur l'intégralité du processus et de la main-mise sur les propriétés esthétiques qui en découlent.

« Alors que Damon [Lindelof] et Carlton [Cuse] renforçaient leur workflow et se métamorphosaient en « Darlton », il devint rapidement évident qu'ils auraient une autorité411

plus forte sur l'écriture des scénarios. Au lieu de laisser les scénaristes s'occuper individuellement de leurs histoires depuis le tableau blanc jusqu'à l'écriture du scénario, puis lors de la pré-production et des réécritures lors du tournage, « Darlton » demandait à la salle [des scénaristes] de trouver les histoires et de s'assembler en binômes pour écrire les scénarios plus vite, ce qui leur permit de mieux réévaluer le matériau dans leur emploi du temps »412.

En asseyant leur autorité sur l'équipe, Damon Lindelof et Carlton Cuse amoindrissent également l'empreinte personnelle des scénaristes sur l'écriture individuelle des épisodes. Le scénariste ne va plus sur le tournage pour y assurer le maintien de ses intentions, une pratique qui s'était déjà raréfiée au milieu de la première saison413. Par ailleurs Javier Grillo-Marxuach

indique que Damon Lindelof et Carlton Cuse prirent l'habitude de travailler de leur côté en dehors de la salle des scénaristes pour leur imposer ensuite des idées toute conçues à intégrer dans les arcs narratifs. À ce moment les showrunners imposent leur méthodologie et leur style duel, au détriment de l'empreinte personnelle des scénaristes. Dans une logique compensatoire, ce nouvel équilibre implique une équivalence entre les structures narratives et le mode de travail : de même que le renforcement de la mythologie et de la cohérence de l'ensemble amoindrit l'importance accordée à la qualité du micro-récit et à son style singulier, de même le renforcement de l'autorité des showrunners sur l'organisation collective et la mythologie amoindrit l'autorité des scénaristes sur leurs épisodes respectifs. Cette prise de pouvoir sur le processus de création s'accompagne d'une prise de pouvoir sur l'intégralité de la série : en commençant leurs podcasts réguliers le 8 novembre 2005, les showrunners deviennent les voix de la série auprès des fans, se font les représentants du collectif qu'ils gèrent, maîtrisent l'aura médiatique de la série et renforcent d'autant plus leur autorité par le biais de leur relation privilégiée auprès de la communauté de fans. Un phénomène qui ne 411 Javier Grillo-Marxuach emploie ici le terme authorship, que je préfère ici traduire par autorité que par

auctorialité.

412 Javier Grillo-Marxuach, op. cit. ; voir extrait n°12 en annexe. 413 Idem.

cessera d'augmenter au fil de cinq années de podcasts.

Il est donc compréhensible que le premier touché par la modification du workflow est celui qui s'était le plus habitué au fonctionnement de la première saison. Les derniers paragraphes de l'essai en ligne de Javier Grillo-Marxuach témoignent de son insatisfaction suite à ces modifications des méthodes de travail. Scénariste pour la télévision, il a bien conscience que « la télévision est un médium très collaboratif et [que] travailler au bon vouloir du showrunner – selon leur méthode de travail quelle qu'elle soit – est ce pour quoi ils sont payés »414. Pris dans une logique d'embauche, Javier Grillo-Marxuach voit son départ

comme la démission d'un cadre professionnel qui ne lui correspond pas. Seulement on sent bien dans son témoignage une certaine amertume due au changement des méthodes de travail, qui passent d'une certaine conception du génie créateur à la création collective. Derrière cette vision pragmatique du cadre professionnel reste chez Javier Grillo-Marxuach un certain attachement au génie romantique qui se ressent fortement dans ce paragraphe :

« J'étais peut-être trop attaché à l'esprit romantique de « l'éclat surgissant du chaos » qui caractérisait notre première saison, mais je trouvais cela un peu décevant et ma relation avec Darlton et la série en souffrirent. Au fil de la deuxième saison je me sentais de plus en plus aliéné du courant créatif dominant et j'avais du mal à masquer mon mécontentement »415.

Le renforcement de la mythologie implique donc de faire davantage de concessions sur l'écriture des épisodes et Javier Grillo-Marxuach a du mal à soumettre son travail à la nouvelle dynamique de l'équipe insufflée par les deux showrunners, préférant avoir une main- mise sur un épisode tout au long du processus de création, que d'avoir un rôle dans le sujet pluriel qui écrit la série. « On me répéta sans arrêt que mon idiosyncrasie dans l'écriture d'histoires, de personnages et de dialogues devenait trop caractéristique et perceptible pour la direction que prendrait la série »416. Javier Grillo-Marxuach donne sa démission en février

2006 et quitte l'équipe des scénaristes de Lost à la fin du mois d'avril, tout en jouant un rôle essentiel dans l'écriture de l'ARG The Lost Experience avec Craig Rosenberg durant l'été 2006. Nous allons voir comment les scénaristes se sont répartis les épisodes de la deuxième saison en fonction de binômes réguliers.

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