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É volution interne de l'équipe : prise en compte du remplacement Afin de montrer l'évolution interne de l'équipe des scénaristes de Lost, nous

3) Contrôle et autorité des scénaristes sur le transmédia

Les séries télévisées sont des créations progressives prises dans un contexte de production industrielle et dans un marché du travail. Ainsi un scénariste peut quitter un auteur pluriel purement et simplement pour des motifs carriéristes, parce que l'opportunité de créer sa propre série se présente à lui. La syndicalisation des scénaristes structure la profession et défend les droits de ses membres. Seulement, de nos jours, les séries télévisées ne sont plus seulement… des séries télévisées. En effet les enjeux économiques, le paradigme de la production et la pression de fans en attente de davantage de contenus ont entraîné un déploiement des mondes fictionnels sur des media autres que la télévision. Et ces questions sont loin d'être secondaires : lorsque la WGA se déclare en grève en novembre 2007, c'est essentiellement par rapport aux demandes non abouties des scénaristes qui souhaitaient être rémunérés pour leur implication dans la création des contenus transmédiatiques. Alors que les fans attendent de ces contenus qu'ils soient pertinents vis-à-vis de la série télévisée qui leur est chère, les chaînes perçoivent assez vite les profits qu'ils peuvent tirer de ces productions et demandent une implication accrue des scénaristes dans le développement du transmédia.

Je cite Florent Favard, qui aborde le transmedia storytelling (narration 240 Florent Favard, op. cit., p.286

transmédiatique) en regard de la mythologie qui s'y déploie, par-delà la seule affiliation au média télévisuel :

« L'exemple canonique ici, sera Lost : l’œuvre, transmédiatique, n'est pas réduite à la seule « série-mère », autour de laquelle orbitent des jeux de piste transmédiatiques (les ARG pour

Alternate Reality Game) ; des romans à la canonicité variée, un jeu-vidéo ; des webisodes

destinés uniquement à la diffusion sur Internet (et parfois sur téléphones mobiles, appelés dans ce cas « mobisodes »). Tous ces éléments nourrissent non seulement le monde fictionnel, en participant à sa saturation et son extension, mais aussi plus directement l'intrigue, puisqu'ils peuvent influer sur la façon dont les interprètes du récit établissent des pronostics et diagnostics »241.

Ces productions transmédiatiques tendent à évoluer avec le temps et gardent un lien variable avec la mythologie de la série (« une canonicité variée »). Dans cette sous-partie, je vais retracer les principales productions transmédiatiques dans l'ordre chronologique, afin de mettre en avant les fluctuations de degré dans l'autorité des scénaristes sur ces productions, largement tributaire du médium, du contexte, du temps libre, de l'investissement financier de la chaîne, etc. Puis, en m'appuyant sur l'auteur fictif Gary Troup, la blogueuse fictive Rachel Blake et le cas du scénariste Jordan Rosenberg, j'observerai que c'est à ce niveau que les scénaristes s'adonnent aux expérimentations les plus ludiques et les plus poussées sur l'auctorialité.

Entre les deux premières saisons le roman Bad Twin sort, prétendument écrit par Gary Troup, un auteur fictif dont on peut trouver des mises en scène d'interviews sur Internet. Intégré par complétude rétroactive242 dans le monde fictionnel de Lost, il serait le petit-ami de

l'hôtesse de l'air Cindy, mais aussi le premier personnage à mourir, attiré dès la première séquence dans la turbine de l'avion. Si le roman Bad Twin contient quelques liens thématiques avec la mythologie de Lost243, sa lecture dénote justement le manque de supervision des

scénaristes sur l'écriture du roman : les connexions sont présentes mais, écrites par un scripteur, ne sont pas motivées par l'intentionnalité de l'équipe. En témoigne la remarque de Damon Lindelof lorsqu'un fan lui demande si Gary Troup est bien l'homme aspiré par la turbine : « maintenant que j'ai lu Bad Twin, j'estime que Gary Troup a eu ce qu'il méritait ! »244, reniant ainsi le roman. En juillet 2006 (soit l'année suivante), on annonce la

241 Florent Favard, op. cit.., p.116 242 Ibid., p.535

243 La famille éloignée de Widmore, une certaine fascination pour les îles et les microcosmes, ainsi qu'un antagonisme entre deux jumeaux qui présage la gémellité de Jacob et de l'Homme sans nom, révélée dans

Across the Sea (S06E15) (voir ill.75)

sortie d'un ouvrage de Gary Troup intitulé The Valenzetti Equation, sauf que tous les exemplaires de cet ouvrage ont prétendument été achetés par l'économiste Alvar Hanso, à l'origine de la Dharma Initiative. Autrement dit ce n'est pas seulement l'auteur qui est fictif, mais l’œuvre elle-même, signe que superviser l'écriture d'un roman entre deux saisons est improbable pour les showrunners. Dans un podcast ultérieur où un fan demande quelles productions font partie ou non du canon de la série, Carlton Cuse témoigne de cette « canonicité variée », pour reprendre l'expression de Florent Favard :

« Bien sûr ce qui est dans la série fait partie du canon. Nous essayons vraiment de faire en sorte que les autres productions fassent partie du monde [fictionnel] de la série, et honnêtement, si l'on veut officiellement désigner ces productions comme faisant partie intégrante du canon, cela dépend du temps que nous pouvons leur consacrer et de l'influence que nous avons dessus »245.

Par la suite les scénaristes de Lost exercent un contrôle plus fort sur le transmedia storytelling afin d'éviter de rester purement et simplement dans le paradigme de la production et afin de rendre ces productions transmédiatiques pertinentes pour les spectateurs.

Ainsi entre la deuxième et la troisième saison, ils mettent en place un ARG, c'est-à- dire un jeu de pistes qui pousse les spectateurs à chercher des indices sur Internet et de nombreuses plateformes, indices qui permettent aux forensic fans de dévoiler certains aspects du monde fictionnel de la série. Deux scénaristes de la série, Javier Grillo-Marxuach et Jordan Rosenberg, prennent en charge ce projet. Le premier des deux témoigne de leur contrôle sur cette expérience :

« Jordan Rosenberg – à l'époque fraîchement diplômé de l'école d'écriture Disney et maintenant un scénariste accompli qui a travaillé sur Médium et Falling Skies (sans compter ma série The Middleman) et l'épisode de la troisième saison de Lost « Par Avion » – et moi avons écrit entièrement de ce projet transmédia, non seulement en créant des concepts qui ont perduré dans le canon de la série, mais aussi en nous assurant que tout ce que nous faisions soit acceptable par Darlton et le département publicitaire de ABC.

En même temps nous coordonnions cette production avec nos partenaires médiatiques de diffusion à distance et par Internet en Angleterre et en Australie, et gérions des tâches étranges et inhabituelles comme la production de barres chocolatées, les rencontres avec des agences publicitaires pour discuter de questions ésotériques – comme, par exemple, si nous pouvions intégrer la création du « lymon » dans les travaux de la Hanso Foundation pour mettre en place un partenariat stratégique avec Sprite –, le travail avec le département éditorial d'une grande maison d'édition pour intégrer des indices sur la série dans un roman qui n'a sinon 245 Carlton Cuse, Ibid., podcast du 10/03/2008 ; voir extrait n°5

aucun lien [avec la série], la coordination d'un jeu de piste mondial, jouer dans (et improviser la plupart du contenu d') une série de transmissions radio fictives et s'occuper du casting et de la production d'une douzaine de web-vidéos qui mettent en place l'histoire de la DHARMA Initiative et de ses fondateurs. »246

Cette longue citation témoigne de la complexité de ces projets qui s'appuient sur une multiplicité de partenariats, déployant le transmedia storytelling dans les organisations du monde contemporain (entreprises, maisons d'édition…), tout en maintenant une autorité assez forte sur le plan créatif, un travail titanesque et hors-normes (« out of the box », pour reprendre l'expression de Javier Grillo-Marxuach que j'ai traduite par « inhabituelle ») qui requiert en l'occurrence le travail de plusieurs scénaristes.

En réalité, ces efforts pour maintenir le contrôle créatif sur l’œuvre restent variables. Entre les troisième et quatrième saisons, les scénaristes créèrent une série de mobisodes qui intègrent solidement le canon de la série, notamment car il s'agit d'une production audiovisuelle mobilisant des savoir-faire semblables à ceux nécessaires à la production des épisodes247. Ils eurent cependant un rôle bien moins étendu dans la production du jeu-vidéo

Lost : Via Domus (Ubisoft, 2008), qui prend place dans le monde fictionnel de Lost, mais qui

ne fait pas preuve de cette « mythologie réflexive qui met en abyme sa propre narration »248

typique de Lost. Durant la sixième saison les scénaristes annoncent l'ouverture de The Lost

University, un programme qui contient des cours variés sur des sujets en lien avec la

mythologie de la série et traités par des spécialistes, auquel les fans peuvent accéder par le biais de l'édition en format Blu-ray de la cinquième saison et que Greggory Nations présente dans un podcast anniversaire de Lost249. De même, les scénaristes ont moins de poids dans la

création de ces contenus didactiques, majoritairement exécutés par les producteurs des Bluray HomeVideo, qui ont consulté des spécialistes des sujets abordés afin de constituer ces cours. Ces productions transmédiatiques ont effectivement une « canonicité variée », qui dépend aussi du support. Si les mobisodes et le ARG sont relativement contrôlés par les scénaristes, c'est moins le cas des romans de Gary Troup et du jeu-vidéo Lost : Via Domus.

246 Javier Grillo-Marxuach, op. cit. ; voir extrait n°13.

247 Carlton Cuse dans ABC, The Official Lost Podcasts, podcast du 10 mars 2008.

248 Florent Favard, op. cit., p.142. Florent Favard explique cette idée quelques pages plus tôt : « Le jeu vidé Via

Domus est l'exemple typique d'un contenu transmédia visant à élargir le champ de l'explicite du monde

fictionnel, à étendre et compléter son encyclopédie, quitte à effacer l'aura de mystère qui entourait tel élément de la mythologie auparavant laissé dans le domaine de l'implicite, sans viser autre chose qu'une saturation « attendue » du monde fictionnel ». Florent Favard, op. cit., p.119

249 « Lors du premier semestre, nous aurons des cours sur les hiéroglyphes, les langues étrangères, le voyage temporel, la philosophie. Puis lors du deuxième semestre nous aurons d'autres cours : des langues étrangères avancées, d'autres cours sur la dynamique des groupes et d'autres sujets variés comme de la physique avancée », Greggory Nations, dans ABC, The Official Lost Podcasts, op. cit., podcast du 22/09/2009 [03:20 – 03:45].

Les productions transmédiatiques entretiennent donc un lien plus lâche, voire marginal, avec la mythologie de la série, du fait de leur importance secondaire et de l'engagement moindre des scénaristes dans leur production. À vrai dire, dans le cas de Lost, plus ces productions ont une portée encyclopédique du monde fictionnel, plus elles s'éloignent de la structure de la mythologie de Lost, typiquement réflexive et ambiguë. Seulement le transmedia storytelling permet des jeux très intéressants avec l'auctorialité, qui prend alors une dimension plus ludique. J'ai déjà observé plus haut comment ils ont créé Gary Troup, une figure d'écrivain fictif qui n'a pas sa place dans la série. Dans le cadre de l'ARG

The Lost Experience, les scénaristes ont mis en place un spectacle vivant réflexif dans lequel

une blogueuse fictive conteste leur autorité. Lors du panel de Lost au Comic Con de San Diego de 2006, Rachel Blake, la blogueuse conspirationniste inventée de toutes pièces dans le cadre de l'ARG, se lève et accuse Damon Lindelof et Carlton Cuse de protéger la Hanso Foundation et la Dharma Initiative avec Lost250. Cette mise en scène brouille les frontières

entre monde fictionnel et monde réel dans une visée ludique. Les principales instances auctoriales se retrouvent accusées de conspiration par un personnage aux marges de leur monde fictionnel, une accusation de jouer le jeu d'un industriel qui résonne avec la dimension mercantile des productions télévisuelles.

Inversement le caractère sérieux de ces productions est mis en avant dans certains cas, lorsque leur canonicité, tributaire du contrôle des scénaristes lors de la production, est plus forte. Par exemple c'est le travail de Jordan Rosenberg sur l'ARG The Lost Experience qui explique son embauche pour la troisième saison de Lost et l'attribution de l'épisode Par Avion (S03E12) (co-écrit avec Christina M. Kim). Ici son implication dans le transmedia

storytelling explique l'insertion de ce scénariste minime dans l'équipe. Co-auteur minime de la

série télévisée, Jordan Rosenberg est un co-auteur de poids dans The Lost Experience, encore une fois témoin de la souplesse d'une équipe qui se construit dans une relation intime avec l’œuvre.

Cette auctorialité collective, évolutive et fluctuante de la série télévisée et de son

transmedia storytelling repose massivement sur l'implication des scénaristes. Nous avons

déterminé qu'il faut avoir une intelligence des différentes échelles narratives pour hiérarchiser les co-auteurs entre eux ; par ailleurs une telle entreprise n'a vraiment d'intérêt que pour déterminer les principales influences sur le long cours et les empreintes personnelles qui 250 ABC a fait d'une captation audio du panel un podcast. cf. ABC, The Official Lost Podcasts, édition spéciale

ressortent le plus. Si la mythologie d'une série correspond au récit global qui sous-tend les micro-récits, sa spécificité est, selon moi, à chercher dans la combinaison spécifique de l'auteur pluriel qui la met en place. Quand bien même ces aspects les plus généraux sont mis en place et maintenus par les showrunners, la mythologie n'est pas le fait d'un seul individu, elle est à proprement parler l’œuvre collective, le mode spécifique de narration d'un collectif qui s'agence en équipe, qui ne cesse d'évoluer dans son mode d'agencement pour trouver un agencement idéal, un point de convergence idéal.

Outre une structuration des sous-ensembles narratifs en récit global, l'effet majeur de la sérialité repose surtout dans les temps de latence entre la diffusion des épisodes. Pendant ces moments les scénaristes peuvent épier les réactions des fans sur les forums et les fans peuvent s'exprimer, s'interroger, échanger et reconstruire leurs attentes à l'aune du dernier épisode. Au fil des années, une véritable relation se met en place entre les scénaristes et les fans. Cette relation, médiatiquement assurée sur les podcasts par les showrunners, nourrit aussi bien l'acte de production que l'acte de réception et laisse des traces dans la série. Nous observerons dans le prochain chapitre comment se met en place cette relation durable entre les scénaristes et les spectateurs et selon quelles modalités spécifiques sur Lost.

Chapitre 5 : Scénaristes et fans de Lost : une relation

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