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É volution interne de l'équipe : prise en compte du remplacement Afin de montrer l'évolution interne de l'équipe des scénaristes de Lost, nous

Chapitre 6 : Les règles du jeu et la matrice de l'auteur pluriel

3) Le co-engagement du scénariste

Nous l'avons vu, l'auctorialité du scénariste de télévision se place dans le cadre d'une embauche et d'une anarchie des creative rights, qui font du distributeur commanditaire l'auteur légal de la série. Cette sécession des droits de propriété intellectuelle au distributeur simplifie les questions de réappropriation : si un scénariste caractérise un personnage, le fait que la chaîne en est propriétaire permet aux autres scénaristes de continuer de l'écrire, quand bien même le scénariste qui l'a créé a quitté l'équipe ; il recevra des character payments en

retour. De même que Margaret Gilbert fait du co-engagement le principe d'insertion de l'activité de la personne au sein d'un sujet pluriel, nous pouvons faire du co-engagement le principe d'insertion de l'activité du scénariste au sein de l'équipe ou plus généralement du co- auteur au sein du collectif. Dès lors, il devient participant à cette énonciateur collectif et soumet sa créativité aux besoins de l’œuvre, qu'il participe par ailleurs à définir au moment de du brainstorming en salle des scénaristes.

Pour replacer le scénariste dans une perspective individuelle, c'est-à-dire pour penser son activité personnelle dans le processus collectif, il faut le construire comme une figure auctoriale en s'appuyant sur son background ; afin de déterminer son parcours d'ensemble, regarder les productions ultérieures permet de révéler de des préférences et des affinités qui se construisent au fil du temps. Ainsi comparer le travail de Damon Lindelof sur The Leftovers à son travail sur Lost est absolument éclairant pour définir ses préférences, ses motifs propres et son originalité ; beaucoup plus pertinent par ailleurs que sa participation à Crossing Jordan (NBC, Tim Kring, 2001 – 2007) avant Lost. Par ailleurs, l'attribution des épisodes écrits doit être couplée aux crédits de producteurs : comme le scénariste participe activement (dans le cas de Lost) à la définition des histoires des épisodes écrits par d'autres, son empreinte personnelle peut également être retrouvée dans des épisodes qu'il n'écrit pas mais pour lequel il est crédité producteur. Par ailleurs l'exemple de Drew Goddard montre que l'empreinte personnelle d'un co-auteur peut être maintenue après son départ du collectif : la trace de son co-engagement dans le processus d'écriture marque durablement la série.

L'empreinte personnelle est par ailleurs une notion centrale pour aborder la singularité du co-auteur. Des scénaristes de l'écriture progressive ont une empreinte personnelle aussi importante que J.J. Abrams, presque entièrement absent après la phase de développement de la série. C'est l'empreinte personnelle qui peut marquer un co-engagement plus fort et durable, ou au contraire temporaire et lié aux enjeux professionnels. Elle est parfois difficile à repérer : correspondant à la relation entre l'artiste et l’œuvre repérable dans l’œuvre, elle repose sur une analyse des propriétés esthétiques des épisodes pour lequel le scénariste est crédité, normalement en fonction d'affinités plus fortes. Seulement le travail collectif et l'écriture en binômes rend la chose très difficile dans Lost, d'autant plus que l'attention apportée pour cette série à sa cohérence d'ensemble empêche des variations trop importantes. Ainsi des scénaristes qui ont beaucoup écrit comme Elizabeth Sarnoff ont une empreinte personnelle relativement identifiable ; inversement un scénariste comme Kyle Pennington, qui n'a presque aucune visibilité médiatique, et qui n'a aucun track record en dehors des épisodes écrits avec Elizabeth Sarnoff, n'a presque aucune empreinte personnelle identifiable, quand bien même il

a pu jouer un rôle central dans l'écriture.

Nous retrouvons là une forme de logique capitaliste de la création : Plus un scénariste accumule de crédits dans et par-delà l’œuvre, plus il est aisé d'identifier son empreinte personnelle par comparaison. Bien sûr, si le scénariste en question a un parcours éclectique ou en apparence erratique321, l'identification des préférences peut être difficile, mais cela ne

signifie pas que son parcours est illogique : il faut le prendre comme une carrière professionnelle. Les réalités hiérarchiques de la profession sont également à prendre en compte : un scénariste avancé dans sa carrière (ce qui se repère par son background et son grade de producteur) a beaucoup plus de chances de se voir attribuer un grand nombre d'épisodes par la prestance que son parcours lui accorde auprès de ses pairs : c'est pour cela que Drew Goddard et David Fury peuvent recevoir quatre épisodes dès leur intégration de l'équipe, alors que des scénaristes en herbe comme les assistants (par exemple Dawn Lambertsen-Kelly et Matt Ragghianti) ou les staff writers comme Jim Galasso peuvent attendre plus d'un an avant de recevoir leur premier scénario. Seulement un collaborateur de longue date peut avoir une place prépondérante dans le processus d'écriture et avoir des responsabilités plus importantes qu'un scénariste chevronné arrivé depuis peu longtemps : ainsi Jeph Loeb a un crédit de supervising producer pour la deuxième moitié de la deuxième saison, est au sein de l'équipe de la deuxième saison de Lost le supérieur hiérarchique d'Elizabeth Sarnoff, qui n'est encore que productrice à l'échelle de la profession et a pourtant une empreinte très perceptible. Encore une fois l'examen au cas par cas de chaque scénariste permet d'avoir une meilleure compréhension des rapports de force internes au collectif.

Par ailleurs, un des enjeux majeurs de ce mémoire est de sortir de la surmédiatisation de certains co-auteurs. En se faisant les portes-parole du collectif auprès des fans dans les podcasts, Carlton Cuse et Damon Lindelof sont souvent jugés pour la responsabilité du récit d'ensemble : on loue leur succès au fil de l'écriture progressive et on les décrie à la fin de la série. Plutôt que de mettre la responsabilité sur les têtes du collectifs, leurs représentants, j'estime pour ma part que, malgré la parcellisation de la responsabilité en crédits, celle-ci est avant tout collective. Combiner la responsabilité médiatique aux études de production et aux analyses esthétiques permet de diminuer la pression écrasante et réductrice sur les

showrunners. Cela est d'autant plus vrai pour les séries chorales, qui reposent sur une pluralité

énonciative qui se nourrit des membres du collectif. Il ne s'agit pas tant de les déresponsabiliser, que d'avoir une meilleure compréhension des hiérarchies internes et du rôle 321 Lorsque, par exemple, il enchaîne différentes productions qui semblent fort différentes les unes des autres

de chacun, en dépit des déformations inhérentes à la médiatisation inégale des professions créatives.

Ainsi une vue totale du trajet individuel d'un scénariste n'est pas à proprement parler nécessaire pour avoir une compréhension globale de l'auctorialité d'une série donnée. Seulement combiner l'approche holiste avec une analyse du trajet du scénariste permet de garder à l'esprit que chaque parcours individuel est particulier au sein de ces systèmes énonciatifs complexes. Elle permet par ailleurs de ne pas réduire l'auctorialité à sa perspective sociologique, c'est-à-dire dire l'étude de la structuration des relations entre co-auteurs. Un scénariste reste une personne libre de ses choix, une personne qui se soumet librement au travail collectif par un co-engagement. Dès lors, plus l'étude d'un auteur pluriel est adossée à une étude des parcours individuels des co-auteurs qui le composent, plus la compréhension de l'ensemble sera complète. Il nous reste désormais à exposer la méthode que nous emploierons dans la dernière partie pour aborder les collectifs auctoriaux.

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