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perspective chronologique

Chapitre 7 : Le développement et l'écriture de la première saison : la mise en place d'une équipe par tâtonnements

A) Lloyd Braun et Jeffrey Lieber, « going nowhere » : archéologie de Lost (été 2003 – janvier 2004)

L'idée de Lost ne naît pas de l'esprit d'un scénariste, elle naît, comme il est courant à la télévision, d'un cadre exécutif au sein d'une chaîne qui ensuite fait une commande auprès d'un scénariste. C'est à partir d'un premier contact entre un cadre exécutif et un scénariste- producteur que naît un concept de série. La partie de l'histoire concernant Jeffrey Lieber, le scénariste du projet original de Lost, alors intitulé Nowhere, est bien moins connue du grand public que la success story de J.J. Abrams et Damon Lindelof. En effet les bonus DVD comme « The Genesis of Lost » restent souvent très allusifs concernant les premiers mois de la conception de Lost. Jason Mittel lui-même la résume en une phrase :

« [Lloyd] Braun engagea Jeffrey Lieber pour écrire un épisode pilote basée sur l'idée [d'une série dramatique imitant le film Cast Away et l'émission de télé-réalité Survivor], travailla avec lui pour développer le programme mais finit par renvoyer Lieber après avoir jugé insatisfaisant son programme intitulé Nowhere. »328

Cette partie de l'histoire concernant le co-créateur méconnu du public qui toucha tout de même 60 % des residuals (contre 20 % chacun pour J.J. Abrams et Damon Lindelof) est un exemple courant de la télévision américaine, une industrie où des dizaines de projets sont lancés chaque année par les chaînes, projets parmi lesquels seule une poignée passera à l'antenne. Nous nous référerons surtout à l'article de David Bernstein, qui relate l'histoire de

Nowhere en s'appuyant sur quelques témoignages.

Lost commence durant l'été 2003. Alors que ABC cherche de nouveaux programmes

pour la saison 2004-2005, les cadres exécutifs de la chaîne se réunissent pour proposer des idées. « Lloyd Braun, à l'époque président de ABC Entertainments, suggère de concevoir un projet de série télévisée semblable à son film préféré de l'année, Cast Away [...] »329. Thom

Sherman, alors vice-président chargé du développement des drames, « appela son ami Ted Gold, qui travaillait à Spelling Productions […]. Comme par hasard, dit [Ted] Gold, Spelling avait joué avec une idée similaire, une série télévisée inspirée du programme de télé-réalité

Survivor »330. On observe déjà un léger écart ente deux versions de l'histoire : selon Jason

Mittel, Lloyd Braun aurait eu l'idée de faire Cast Away / Survivor, mais d'après Heather Kadin rien ne le confirme331. Selon David Bernstein, ce concept serait déjà la réunion de deux idées

328 Jason Mittel, Complex TV, op. cit., p.92. 329 David Bernstein, op. cit.

330 Idem.

similaires entre ABC et Spelling Productions et il semble donc que Spelling eut avant ABC l'idée de l'affiliation au jeu télévisuel Survivor.

Toujours est-il que Jeffrey Lieber, travaillant alors pour Spelling Productions, se trouve chargé par ABC de préparer un concept, qu'il présente à Thom Sherman en septembre 2003332. David Bernstein le résume ainsi dans son article et les similarités avec le concept de

Lost portent davantage sur la caractérisation d'un casting ample typique de la télévision

contemporaine, que dans la tonalité ou la mythologie de la série.

« [Jeffrey Lieber] imagina un concept type Sa Majesté des mouches, « une série réaliste à propos d'une société qui se reconstruit après une catastrophe ». En près d'une semaine, il concocta un arc narratif global se focalisant sur ce qui arrive à quelques douzaines de survivants d'un crash coincés sur une île déserte du Sud-Pacifique. Telle que Lieber la voyait la série devait se concentrer surtout sur huit à dix personnages, en particulier deux demi-frères rivaux, se disputant l'autorité du groupe de rescapés, qui comportait un docteur, un arnaqueur, un fugitif, une femme enceinte, un drogué, un militaire et une jeune fille riche et gâtée »333.

L'histoire et les types de personnages sont vraiment similaires à ceux de Lost : n'importe quel fan peut sans le moindre problème assigner des noms de personnages de Lost à ces types. Seulement avoir un casting ample renvoyant à différentes catégories sociales est une pratique courante de la télévision américaine qui permet de s'adresser à la plus large audience possible. C'est plutôt dans le traitement de l'histoire que J.J. Abrams et Damon Lindelof apporteront leur grain de sel, sortant la série d'une veine réaliste en ayant dès le premier épisode recours à l'inquiétante étrangeté, et en systématisant le procédé narratif du flashback.

Une fois le concept accepté, « Jeffrey Lieber passa ensuite plusieurs semaines à rédiger un outline, à donner chair à ses personnages et à ses arcs narratifs. Spelling fit venir des consultants experts de National Geographics pour l'aider à faire figurer son histoire dans le monde réel »334. Continuant dans une veine très réaliste où la communauté des rescapés

serait une allégorie dystopique de la société américaine en reconstruction, Jeffrey Lieber passe six semaines à écrire le scénario de l'épisode pilote et le présente à Thom Sherman vers mi-décembre (« just after Thanksgiving »)335. Le développement de Nowhere par Jeffrey

Lieber était pris dans la logique industrielle de la télévision et le calendrier des chaînes : pour avoir une série à l'antenne en septembre, il faut avoir un scénario de pilote viable au début de l'année, qui permet de lancer le processus de production ensuite (casting, etc.). D'après son

00:25], dit Heather Kadin, à l'époque vice-présidente des programmes dramatiques pour ABC. 332 David Bernstein, op. cit.

333 Idem. ; voir extrait n°16. 334 Idem.

témoignage et celui de Thom Sherman, les cadres de ABC en charge du développement des drames sont satisfaits du projet mais il leur faut encore l'accord de Lloyd Braun. « [Il] prit le scénario de Lieber avec lui pendant les vacances de Noël »336 mais le scénario ne le satisfit

pas. Après une courte période de réécriture entre Noël et le Nouvel-An 2004, Jeffrey Lieber donne une nouvelle version du scénario « aussitôt après la nouvelle année »337, que Lloyd

Braun refuse également, virant sans sommation Jeffrey Lieber début janvier 2004.

L'histoire de Jeffrey Lieber et Lost ne s'arrêtera pas là. Lorsque, en mai, Lost est programmée pour la saison 2004-2005, il cherche à faire valoir ses droits pour être crédité dans la création et être compensé en conséquence. ABC tente d'éviter l'arbitrage de la WGA en prétendant que Jeffrey Lieber et Spelling Television n'ont eu aucun rôle dans le processus de création, un argument que la WGA refuse, décidant de faire passer ce cas en commission d'arbitrage338. Jeffrey Lieber s'appuie sur les similarités entre son scénario et celui de J.J.

Abrams & Damon Lindelof pour défendre sa cause et il remporte un crédit de co-créateur : « Selon ses propres dires, [Jeffrey] Lieber reçut 60 % du crédit « Created by », alors que [J.J.] Abrams et [Damon] Lindelof se partagèrent les 40 % restants. (les représentants de la Guilde refusèrent de parler des détails de l'argumentation de Jeffrey Lieber car toutes les procédures d'arbitrage sont confidentielles. [Lloyd] Braun, [J.J.] Abrams et [Damon] Lindelof refusèrent mon invitation à témoigner pour cet article, de même que les cadres de ABC) »339.

Il est donc impossible de savoir quels arguments ont pesé dans la décision de la guilde. Toujours est-il que la décision de la commission d'arbitrage de la WGA témoigne crûment des enjeux financiers que ces créations peuvent représenter pour des scénaristes qui se battent dans un marché du travail impitoyable et inégal. Pour un travail d'environ trois mois, Jeffrey Lieber touche une commission annuelle à six chiffres340. Lost n'aurait par ailleurs jamais été

ce qu'elle fut sans cette histoire. Sans nous soucier des similitudes et des écarts entre les deux scénarios, la situation d'urgence, dans laquelle se retrouvèrent Damon Lindelof et J.J. Abrams en janvier 2004, fut une condition fondamentale, une contrainte contextuelle structurante pour

Lost (un des « accidents » dont parle Jason Mittel). Chargés de concevoir ce projet dans

l'urgence, ils reçurent un budget faramineux pour une série sans scénario, purent caractériser leurs personnages en fonction des acteurs qu'ils choisirent et créer un projet inédit, sortant de 336 Idem.

337 Idem. On observe par ailleurs que le scénario dont nous disposons est daté au 05/03/2003. Je pense qu'il s'agit, non pas d'une preuve qu'il fut écrit bien avant le projet de Lloyd Braun, mais plutôt d'une erreur de datation due à l'urgence de la situation combinée au changement d'année.

338 Idem. ; voir extrait n°17. 339 Idem.

la logique de la production industrielle et des formules télévisuelles.

B) J.J. Abrams, Damon Lindelof et le groupe de réflexion (janvier – juin

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